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Algérie : le pari risqué de la présidentielle du 12 décembre

Rejetée par une majorité de l’opposition et par les manifestants, la présidentielle annoncée hier reste la dernière chance pour les autorités de renouer avec le formalisme institutionnel  
Le 13 septembre 2019, trentième vendredi de manifestation à Alger pour demander le départ du régime (AFP)
Par Adlene Meddi à ALGER, Algérie

Ahmed Gaïd Salah, le patron de l’armée, l’avait « suggéré » le 2 septembre. Abdelkader Bensalah a pris acte : dimanche, le chef de l’État par intérim a annoncé qu’il allait convoquer le corps électoral pour la présidentielle du 12 décembre. 

« Sur le plan pratique, ces élections ont très peu de chance d’avoir lieu. La rue algérienne a exprimé avec force son rejet des élections dans les conditions politiques actuelles. Rappelons que les Algériens avaient fait avorter les élections présidentielles prévues le 19 avril et  le 4 juillet », rappelle le quotidien algérien El Watan. 

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C’est donc la troisième tentative pour un retour à une forme de normalité institutionnelle depuis la démission du président Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril 2019, sous la pression des centaines de milliers de manifestants refusant sa candidature à un cinquième mandat, mais aussi sous la pression du chef d’état-major de l’armée. 

Depuis, le chef de l’armée n’a cessé de réclamer la tenue d’une présidentielle « dans les plus brefs délais », mais une partie de l’opposition, ainsi qu’une majorité de manifestants qui continuent à battre le pavé depuis un peu plus de six mois, refusent d’aller vers l’élection avant un changement radical du régime. 

Face à cette situation de blocage, le pouvoir militaire et civil ont tenté une nouvelle tactique en encourageant la création, en juillet dernier, d’un panel dit de « dialogue et de médiation », sous la houlette de Karim Younès, ancien président du Parlement et homme politique respecté. 

La solution du panel 

La mission des personnalités de ce panel était de mener des consultations avec les partis et des représentants de la société civile et du mouvement populaire afin d’établir un agenda et des mécanismes électoraux garantissant une présidentielle transparente. 

Le panel se voit soudain bousculé par la sortie du chef d’état-major « suggérant » de convoquer le corps électoral pour le 15 septembre

Mais son action a été fortement critiquée par l’opinion publique, lui déniant toute crédibilité puisque considéré né de la seule volonté du pouvoir en place.

Même la très conservatrice Organisation nationale des Moudjahidine (ONM, anciens combattants de la guerre de Libération) a fustigé ce panel : « La commission de Karim Younés n’atteindra pas ses objectifs, car elle est désignée par une seule partie : le pouvoir ». 

Ayant rencontré quelques partis et « acteurs » de la société civile, le panel se voit soudain bousculé par la sortie du chef d’état-major « suggérant » unilatéralement de convoquer le corps électoral pour le 15 septembre. 

Une présidentielle « dans les plus brefs délais »

Depuis cet instant, les événements s’accélèrent. Le 9 septembre, le panel rend au président Bensalah son rapport synthétisant les « propositions » des parties rencontrées.     

« Nous avons rencontré 23 partis et 5 676 organisations et personnalités », expliquent les membres de la commission menée par Karim Younès aux médias, précisant que « tout le monde était d’accord pour aller vers une élection présidentielle. Nous n’avons fait que reprendre leurs propositions dans ce rapport qui émet des propositions sur la création de l’instance indépendante d’organisation des élections et la révision de la loi électorale, en suggérant 120 amendements ». 

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Bensalah charge ensuite Karim Younès de former la future instance d’organisation des élections. Le vendredi 13 septembre, jour de week-end, le sénat adopte exceptionnellement la loi créant « l’Autorité nationale indépendante en charge des élections » et les amendements de la loi électorale. Lois signées par Bensalah dès le lendemain. 

Le 15 septembre, l’ancien ministre de la justice sous Bouteflika (en 2002 puis en 2012), Mohamed Chorfi est « plébiscité » président de l’Autorité nationale indépendante des élections par les membres de cette instance, des juristes et des membres de la société civile.

« Décision hâtive »

Le même jour, dans la soirée, Bensalah convoque le corps électoral. Le politologue et activiste Mohamed Hennad réagit sur sa page Facebook : « Non à une élection au pas de charge ! Messieurs les membres du haut commandement de l’ANP [Armée nationale populaire], par votre décision hâtive et unilatérale d’organiser une élection présidentielle avant la fin de l’année sans un minimum de consensus et au nom d’une prétendue ''revendication populaire insistante'', vous faites montre d’un aventurisme qui risque de coûter trop cher au pays ». 

Pour sa part, le professeur de droit et président du comité politique du panel de Karim Younès, Ammar Belhimer estime « qu’avec des candidatures crédibles, fortes et charismatiques, le peuple votera en masse au prochain scrutin présidentiel à condition d’assurer un scrutin propre et transparent ».

« Avec des candidatures crédibles, fortes et charismatiques, le peuple votera en masse » 

- Ammar Belhimer, président du comité politique du panel

Or, pour le moment, deux soucis majeurs gênent la démarche du pouvoir intérimaire.

D’abord, les manifestations populaires du vendredi et du mardi, même de moindre ampleur que celle de février-avril 2019, affichent un refus radical à toute initiative des autorités, à commencer par la présidentielle.  

À la recherche de candidats crédibles

Ensuite, reste une question cruciale : quels seraient les candidats crédibles alors qu’une bonne partie de l’opposition réclame une période transitoire avant d’élire un nouveau président ?

Seul l’ancien chef de gouvernement, l’opposant Ali Benflis, a nuancé sa position par rapport à la démarche des autorités, estimant que « l’horizon semble se dégager ». « Les perspectives s’ouvrent. L’impasse n’apparaît plus comme insurmontable. Jamais notre pays n’a été aussi proche de la sortie de crise. Et jamais l’élection présidentielle n’est apparue aussi propice à cette sortie de crise… », avance-t-il.

Selon Talaie El Hourriyet, le parti de Benflis, « le respect des libertés collectives et individuelles, notamment la liberté de réunion, d’expression et de rassemblements pacifiques est de nature à contribuer à la création d’un environnement apaisé favorable à la réussite de ce scrutin salvateur ».

Mais la poursuite du harcèlement policier contre les manifestants chaque vendredi et mardi, les arrestations qui s’ensuivent, et récemment, l’incarcération de Karim Tabbou, ancien Premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS) et figure de l’opposition, ne semblent pas favoriser un tel « environnement ». 

https://www.facebook.com/soufiane.djilali.9/posts/2648443421840560

« Le pouvoir politique appelle à la normalisation de la situation mais limite parallèlement le champ politique et médiatique favorisant ainsi la radicalisation des positions politiques », regrette l’ancien ministre et diplomate Abdelaziz Rahabi, réagissant à la mise en détention provisoire de Karim Tabbou pour « atteinte au moral de l’armée ». 

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« Cette duplicité ne favorise pas l’apaisement et la confiance mais plutôt la radicalisation politique. Il envoie ainsi des signaux négatifs à une opinion publique déjà inquiète et appelée à voter dans un environnement inadéquat », poursuit l’ex-ministre.

« Si les Algériens ne veulent pas d’un pouvoir militaire, ils doivent aller voter pour élire un président civil », avertit, pour sa part la constitutionnaliste Fatiha Benabbou, membre du panel. « La loi électorale a changé et il ne reste qu’à mettre en place un climat propice pour l’élection d’un nouveau président avant d’aller vers la révision de la Constitution ».

Un président, et après ?

« Il n’y a pas que la question des conditions d’organisation des élections et ses conséquences. Il y a aussi l’exigence de la séparation de l’État, sa pérennité et sa stabilité de la vie d’un exécutif », a prévenu l’ancien chef de gouvernement Mouloud Hamrouche, initiateur des réformes décisives à la fin des années 1980. 

« Les conditions de la légitimation du gouvernement, de son fonctionnement, de son évaluation et de son remplacement demeurent tributaires des réseaux qui contrôlent aujourd’hui des administrations gouvernementales et locales et qui possèdent de vrais relais clientélistes. Ils manœuvreront pour bloquer la volonté des Algériens ou à défaut la faire dévier », appuie Hamrouche qui a rejeté toute idée de se porter candidat.

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