INTERVIEW : Martin Kobler, l’envoyé spécial de l’ONU qui tente de reconstituer la Libye
Martin Kobler a eu des tâches ardues à remplir. Dans sa longue carrière de diplomate, il a servi son pays natal, l’Allemagne, mais aussi l’ONU, dans des pays déchirés par la guerre tels que l’Irak, l’Afghanistan, l’Égypte et la République démocratique du Congo.
Aujourd’hui âgé de 63 ans, il a entamé son sixième mois en tant qu’envoyé spécial de l’ONU en Libye, où il supervise un processus visant à mettre fin à une guerre civile qui a commencé après la révolution de 2011 soutenue par l’OTAN, entraînant l’éviction de Mouammar Kadhafi.
Malgré le défi auquel il fait face, Kobler a expliqué dans une interview exclusive pour Middle East Eye que si certains aspects de la situation en Libye sont « spéciaux », il est cependant équipé pour occuper l’un des postes diplomatiques les plus difficiles au monde.
« C’est un État défaillant et il faut rétablir l’unité de l’État », a-t-il déclaré samedi par téléphone depuis la Tunisie, où il est basé.
« La partie cruciale de notre défi consiste à veiller à ce que chaque Libyen se reflète dans le nouveau gouvernement. »
Avocat parlant cinq langues et communicateur habile, Kobler a une idée claire de ce qu’il veut atteindre en Libye.
Sa tâche n’a pas été facilitée par la façon dont elle a commencé. Kobler a remplacé en novembre Bernardino León, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, au poste d’envoyé spécial.
MEE a révélé que León a quitté son poste d’envoyé spécial pour occuper une fonction lucrative aux Émirats arabes unis, qui soutenaient un camp de la guerre civile libyenne.
Un e-mail publié par MEE a montré que León avait travaillé en étroite collaboration avec les Émirats tout au long de son mandat d’envoyé spécial de l’ONU.
Interrogé au sujet de ce scandale, Kobler n’a pas critiqué León. « León est León et Kobler est Kobler », a-t-il affirmé, avant d’ajouter que León a réalisé un « excellent travail » en mettant sur pied un accord politique qui a jeté les bases d’un nouveau gouvernement d’unité en Libye.
L’objectif politique clé de Kobler est de faire en sorte que le Gouvernement d’entente nationale (GEN) puisse opérer depuis sa base qui se situerait, selon la proposition, dans la capitale Tripoli.
Mais ce n’est pas chose facile.
Des fonctions non remplies
Le gouvernement d’union a été convenu dans le cadre de l’Accord politique libyen signé en décembre, qui était un produit du Dialogue politique libyen, où des représentants d’un large éventail de la société se sont réunis pour négocier une voie de sortie de la crise politique actuelle.
Depuis près de deux ans, la Libye est divisée entre des gouvernements rivaux : la Chambre des représentants, gouvernement reconnu à l’échelle internationale siégeant à Tobrouk, et le Congrès général national (CGN), à Tripoli.
Chacun dispose de ses soutiens militaires. Tobrouk est soutenu par l’Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par Khalifa Haftar, un commandant militaire expérimenté.
Le CGN s’est pour sa part allié à Aube de Libye, une alliance de milices aujourd’hui fracturée.
Pourtant, Kobler ne caractérise pas la crise comme tournant autour de gouvernements rivaux et critique à la place les deux administrations, qu’il accuse de négliger le peuple libyen.
« Le pays n’a pas du tout de gouvernement parce que ni Tripoli, ni Tobrouk n’ont fait ce que font tous les gouvernements partout ailleurs dans le monde », a-t-il soutenu.
« C’est-à-dire assurer la sécurité des citoyens, fournir l’éducation, les hôpitaux, les soins de santé. Et ces gouvernements n’ont fait qu’être là sans remplir leurs fonctions. »
Plus de 40 % des Libyens ont besoin d’aide humanitaire et plus de 60 % des hôpitaux du pays sont inaccessibles, selon Kobler.
Il a expliqué que la situation était si mauvaise que « certaines personnes âgées ont dû prendre l’or de leurs dents pour le transformer en argent ».
« C’est une honte pour un pays potentiellement riche », a-t-il lancé.
La Libye dispose des plus grandes réserves de pétrole et de gaz d’Afrique, qui constituent 99 % des revenus du gouvernement.
Avant 2011, la Libye produisait 1,6 million de barils de pétrole par jour. Ce nombre a désormais chuté à seulement 360 000 barils, ce qui a poussé l’International Crisis Group à déclarer que la Libye se trouve au bord de l’« effondrement économique ».
Une menace de l’autre côté de la Méditerranée
Ce paysage chaotique a permis l’émergence d’un nouveau problème : l’État islamique.
Des militants qui se sont associés à l’État islamique ont pris le contrôle de Syrte, ville natale de Kadhafi, ainsi que d’autres secteurs du pays.
Bien qu’à Derna, ville de l’est du pays en proie à des turbulences, les forces locales soient récemment venues à bout d’une forte présence de l’État islamique, selon certaines estimations, jusqu’à 6 000 militants du groupe opéreraient à travers la Libye.
Étant donnée la proximité du pays avec l’Europe (l’île italienne de Lampedusa se trouve à 300 km), la menace de l’État islamique est devenue prioritaire pour l’Europe.
MEE a révélé en mars que le Special Air Service (SAS) britannique coopérait avec les forces jordaniennes dans le cadre d’opérations militaires secrètes contre l’État islamique en Libye.
Une vague de récentes visites de ministres européens des Affaires étrangères à Tripoli a engendré des rumeurs selon lesquelles une force internationale composée de plusieurs milliers de soldats se préparerait à attaquer l’État islamique.
Dimanche, le secrétaire britannique des Affaires étrangères Philip Hammond a refusé de se prononcer sur le déploiement de troupes au sol en Libye, mais a affirmé qu’une telle décision serait soumise à un vote parlementaire.
Kobler a indiqué à MEE qu’il était crucial de comprendre la terminologie en examinant la question d’une potentielle activité militaire étrangère en Libye.
« Nous devons être très clairs avec les mots, a-t-il affirmé. Une intervention contre la volonté d’un État est souvent confondue avec une assistance militaire. »
« Une intervention consiste à intervenir contre un État, tandis qu’une assistance militaire est demandée par un État. Le premier terme est contre la souveraineté tandis que le second respecte la souveraineté ».
Kobler a expliqué qu’il ne « [voyait] pas d’appétit de la communauté internationale pour le déploiement de troupes au sol », avant d’ajouter que la question de la présence militaire étrangère en Libye n’était pas la préoccupation la plus pressante du pays.
« La lutte contre Daech est une chose qui doit être traitée en priorité, a-t-il soutenu. La sécurité en Libye doit être restaurée ; une armée libyenne unie doit être formée parce que la lutte principale contre Daech concerne les Libyens eux-mêmes. »
« Les Libyens doivent se faire à l’idée de la formation d’une armée unie – nous sommes prêts à les aider – pour ensuite s’attaquer à Daech. »
« S’ils demandent ensuite une aide étrangère, qu’il en soit ainsi. Mais il s’agit vraiment de la deuxième étape et nous devons nous concentrer pour le moment sur la première étape. »
La première étape de la formation d’une armée libyenne unie ne sera pas une étape facile à passer. L’une des principales problématiques du pays a été l’énorme quantité d’armes réparties entre différents groupes armés formels et informels qui sont parvenus à faire voler en éclats l’autorité centralisée de la Libye.
Et la question de la formation et de la gestion de l’armée libyenne représente un obstacle constant à l’établissement du GEN et au début de son travail en tant que nouveau gouvernement d’unité.
En février, le Conseil présidentiel, une institution de neuf membres formée suite à l’accord signé en décembre et présidée par le Premier ministre désigné, Fayez al-Sarraj, a nommé un cabinet de ministres pour le GEN, qui doit cependant être approuvé par la Chambre des représentants, comme le stipule l’accord.
Les membres de la Chambre des représentants, qui ont été élus en juin 2014, ont refusé à trois reprises d’approuver le GEN.
Il s’agit pour Kobler du résultat d’une « intimidation » pratiquée par des membres de la Chambre des représentants qui s’opposent au gouvernement d’unité.
« Nous avons une situation où une minorité de sept, huit, neuf, dix personnes ferment les portes et emploient un langage violent de manière à intimider la majorité des membres de la Chambre des représentants qui soutient le GEN », a-t-il expliqué.
Kobler s’est réjoui de la publication d’une lettre de soutien au GEN publiée le 21 avril et signée par 102 des 200 membres de la Chambre des représentants, une initiative saluée par plusieurs ministres européens des Affaires étrangères.
« Ces 102 membres ont publié cette déclaration parce qu’ils ne pouvaient pas entrer dans les locaux [à Tobrouk], et j’apprécie qu’ils l’aient fait », a-t-il expliqué, avant d’ajouter qu’il soutient également une proposition d’organisation du vote de la Chambre des représentants autre part qu’à Tobrouk, où elle est basée.
« Il est inutile de continuer de la même façon lorsque l’on a suffisamment essayé. On a essayé une fois, deux fois, sans succès. Essayons à nouveau dans un endroit plus sûr. »
Interrogé quant à savoir si la délocalisation du vote de Tobrouk pouvait inciter un boycott des membres de la Chambre des représentants basés dans l’est, Kobler a répondu qu’il « [se reporterait] aux décisions des Libyens et [modérerait] le processus en convoquant le Dialogue politique libyen ».
L’avenir de Haftar
La réticence à approuver le GEN exprimée par certains membres de la Chambre des représentants à l’Est concerne l’article 8 de l’Accord politique libyen (APL), qui stipule que « tous les pouvoirs des postes militaires, civils et de sécurité de haut rang [...] seront transférés au Conseil de la présidence ».
Cela a été interprété par certains comme une mise en danger de la position de Haftar, qui s’opposerait à l’idée de voir son pouvoir réduit ou d’être supervisé par un ministre de la Défense.
Kobler n’a pas souhaité parler spécifiquement de Haftar, mais a souligné que dans une armée libyenne unie, « tout le monde et toutes les institutions doivent avoir une place ».
« Il y a l’Armée nationale libyenne du général Haftar, mais elle ne recouvre pas l’ensemble du pays, a-t-il expliqué. Il faut trouver un processus où tout le monde dans l’est et dans l’ouest se reflète dans une structure militaire unie. »
« Cela fait encore défaut. Et c’est l’une des choses les plus importantes que le Conseil de la présidence et le nouveau gouvernement doivent entreprendre. »
Kobler s’est exprimé au sujet de la question de l’article 8, dont même les 102 membres de la Chambre des représentants qui ont approuvé le GEN ont souhaité la suppression des termes de l’accord : « Notre ligne de conduite est que l’Accord politique libyen a été approuvé par le Dialogue politique libyen et que ceci constitue la base de la voie à suivre. »
Quels intérêts ?
Il reste à voir si la Chambre des représentants décidera officiellement d’approuver le GEN dans un avenir proche ; toutefois, au milieu des clameurs pour l’approbation du gouvernement d’unité, Kobler a fait face à des critiques pour ses efforts visant à précipiter un processus considéré comme étant motivé par des intérêts européens et non libyens.
L’Allemagne, pays d’origine de Kobler, est particulièrement préoccupée par la perspective de voir la Libye devenir de plus en plus une voie de passage pour les migrants et les réfugiés cherchant à atteindre l’Europe, qui connaît sa pire crise des réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale.
Les services de renseignement allemands ont estimé qu’un million de réfugiés attendent de partir pour l’Europe dans les pays d’Afrique du Nord ; cette question aurait suscité une vive inquiétude de la part de la chancelière Angela Merkel.
Le Conseil européen des relations étrangères a décrit la crise des réfugiés comme une question « de vie ou de mort » pour Merkel, qui subit des pressions à l’échelle nationale pour réduire l’afflux de réfugiés, dont plus d’un million ont été acceptés en Allemagne en 2015.
Tout cela a contribué à développer en Libye l’impression que la médiation politique de l’ONU est pressée par le besoin de l’Europe de diminuer le nombre de personnes arrivant sur ses côtes.
Cependant, Kobler a rejeté cet argument et souligné que les priorités de la Libye, de la région et de la communauté internationale sont « parallèles ».
Lors de récentes visites à Tripoli, notamment sur l’emblématique place des Martyrs, il a affirmé ne pas avoir rencontré « un seul citoyen qui a dit non au Conseil de la présidence ou au gouvernement [du GEN] ».
Kobler a ajouté que des pressions ont été exercées par des pays voisins préoccupés par le « terrorisme débordant à l’intérieur de leurs frontières », notamment la Tunisie et l’Égypte, deux pays qui ont connu de nombreuses attaques attribuées à des militants en lien avec la Libye.
« J’ai assisté à deux conférences ministérielles la dernière semaine, la première à Tunis avec des États voisins et la seconde à Charm el-Cheikh [en Égypte] avec des pays du Sahara », a-t-il indiqué.
« Les États voisins ont clairement fait savoir que la menace de Daech est quelque chose qui a débordé à l’intérieur de leurs frontières. »
« C’est cette pression qui est exercée par les pays voisins. Et puis, bien sûr, il y a les intérêts de l’Europe. »
« Au même titre que le terrorisme, l’immigration est un problème. Nous avons plus de gens que jamais à Lampedusa et des centaines de personnes se sont noyées dans des circonstances misérables. »
« C’est vraiment quelque chose qui doit cesser. »
La semaine dernière, environ 500 personnes se seraient noyées dans des embarcations de fortune alors qu’elles tentaient la traversée périlleuse de la Méditerranée entre la Libye et l’Italie.
Avant cette dernière tragédie, la garde côtière italienne avait déclaré le 13 avril avoir secouru en deux jours plus de 4 000 personnes qui avaient tenté le même voyage, alors que le nombre de personnes qui souhaitent commencer une nouvelle vie en Europe n’affiche aucun signe de diminution.
Kobler a souligné que la seule solution à la menace de l’État islamique et à l’immigration incontrôlée est la formation d’un gouvernement d’unité libyenne unifié et fonctionnel ; toutefois, non seulement la Chambre des représentants n’a pas voté en faveur du GEN, mais les institutions parallèles dans l’Est ont également menacé de poursuivre leur travail de manière indépendante vis-à-vis du reste du pays.
Vendredi, le gouvernement basé dans l’est du pays a tenté d’exporter 650 000 barils de pétrole par le biais de sa propre National Oil Company (NOC), qui n’est pas reconnue par la communauté internationale.
La NOC de Tripoli, compagnie reconnue pour la vente du pétrole libyen, a indiqué que les travailleurs du terminal de Marsa al-Hariga, à Tobrouk, avaient refusé de charger le pétrole et réussi à résoudre le problème pacifiquement.
Kobler a affirmé qu’il ne s’attendait pas à voir la NOC basée dans l’Est exporter du pétrole, dans la mesure où « les importateurs ne peuvent pas se permettre d’accepter du pétrole illégal ».
Il a ajouté, sans donner de noms, que les crises telles que les tentatives d’exportation de pétrole par l’Est découlent de « personnalités politiques qui placent leur intérêt personnel au-dessus de l’intérêt national ».
Kobler a terminé l’interview en adressant un plaidoyer passionné à toutes les personnes « politiquement responsables » en Libye pour qu’elles mettent de côté leurs différences et œuvrent ensemble pour le bien du pays en faisant en sorte que le GEN soit approuvé et fonctionnel.
« J’appelle tout le monde à unir ses forces afin que le Gouvernement d’entente nationale puisse voir le jour et commencer à travailler, a-t-il déclaré. Nous devons dépasser le stade du papier. »
« Nous avons quitté les salles de conférence européennes. Nous devons maintenant revenir à Tripoli, à l’ensemble du pays, et reconstruire la Libye. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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