INTERVIEW – Tewfik Hamel : « Des avions américains pourraient devenir des cibles potentielles »
Le président américain Donald Trump a ordonné le bombardement d’une base aérienne en Syrie en riposte à une attaque chimique effectuée avec un agent neurotoxique similaire au gaz sarin imputée par Washington au président Bachar al-Assad.
Un responsable de la Maison Blanche a déclaré que 59 missiles Tomahawk ont frappé la base aérienne de Shayrat, d'où les États-Unis ont déclaré que l'attaque mortelle au gaz sarin sur Khan Sheikhun avait été lancée. Les frappes aériennes sur la base ont fait « six morts, des blessés et d'importants dégâts matériels », selon l'armée syrienne.
La Russie et l’Iran ont vivement condamné cette première opération militaire. La Russie a déclaré que l'attaque américaine pourrait nuire aux relations entre Moscou et Washington et a demandé une réunion d'urgence du Conseil de sécurité de l'ONU.
Tewfik Hamel, consultant international, chercheur en Histoire militaire et études de défense à l’université Paul Valéry, en France, chef de la rédaction d’African Journal of Political Science et membre du Conseil consultatif de Strategia (Madrid), analyse les conséquences de l'attaque américaine sur la région et les motivations du président américain.
Middle East Eye : En réponse à l'attaque chimique attribuée à Damas, les États-Unis ont frappé ce jeudi dans la nuit une base aérienne syrienne. Cette intervention marque-t-elle un tournant dans le conflit déjà internationalisé en Syrie ?
Tewfik Hamel : Probablement « beaucoup de mousse, mais pas beaucoup de bière ». Il est difficilement envisageable que les Américains aillent plus loin en défiant Moscou en Syrie dans cette guerre par procuration. Les mains des Russes et surtout des Iraniens ne sont pas liées. Les enjeux pour les Iraniens sont énormes. Téhéran a un pouvoir de nuisance considérable en Irak, capable de mettre en échec la stratégie américaine dans ce pays et en Afghanistan où des soldats et personnels américains sont présents, ce qui met leur vie en danger.
Il est difficile d’envisager que Moscou et Téhéran abandonnent Damas étant donné leurs énormes engagements et investissement.
MEE : Pour un président récemment élu, intervenir militairement de la sorte dans un pays étranger, n'est-ce pas une façon de s'affirmer en chef d'État - un peu à l'image de François Hollande au Mali avec l'opération Serval ?
TH : L’aventurisme de Trump à l’étranger est conçu dans le but de détourner l’attention de ses difficultés intérieures, notamment le rejet des projets de réformes qu’il a proposés (sur l’immigration ou la réforme de santé).
L’aventurisme de Trump à l’étranger est conçu dans le but de détourner l’attention de ses difficultés intérieures
Un sénateur américain (ou même un parlementaire européen), par exemple, aura des difficultés à répondre clairement à une question sur ce qu’il faut faire pour régler les problèmes au Missouri – parce qu’il doit prendre compte les électeurs qui le feront élire – mais n’aura pas de mal à clamer que les Syriens ou les Africains doivent faire ceci et cela.
La politique étrangère a souvent été un moyen facile d’externaliser les problèmes et difficultés intérieures.
MEE : Moscou a suspendu ce jeudi l'accord avec Washington sur la prévention des incidents aériens. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela implique sur le terrain pour les forces aériennes ?
TH : Cela implique la suspension de la coopération et de l’échange d’information, qui signifie que des avions américains pourraient devenir des cibles potentielles. Des erreurs peuvent se produire. L’avion russe abattu par la Turquie n’est qu’un récent exemple. Une escalade est toujours possible.
Comme la guerre est généralement la poursuite de la politique par d’autres moyens, il faut voir quels sont les objectifs des Américains en Syrie et ce que veut y réaliser le président Trump, ainsi que jusqu’à où il peut aller. La réponse à ces questions sera déterminante à la coopération sur le terrain avec Moscou, qui a clairement affiché ses objectifs.
MEE : Des diplomates s'inquiètent déjà de la surenchère que cette intervention militaire pourrait faire dans la relation entre Washington et Moscou, en particulier en raison du tempérament des deux présidents...
TH : Le président Trump manque de culture d’État sur le fonctionnement des institutions. C’est un homme d’affaires, mais on ne gouverne pas un pays comme on gère une entreprise. Il est imprévisible dans ses comportements et suscite beaucoup d’inquiétudes, d’autant plus qu’il est un adepte de la manière forte.
La politique étrangère américaine a tendance à trop compter sur la puissance militaire parce qu’elle est la source la plus directe et visible de la puissance américaine. Le Pentagone est le bras le mieux formé et avec plus de ressources du gouvernement. En conséquence, il a tendance à remplir tous les vides, même ceux devant être remplis par les instruments civils.
Donald Trump est un homme d’affaires, mais on ne gouverne pas un pays comme on gère une entreprise
La politique étrangère américaine a encore du mal à développer des instruments de soft power. La diplomatie et l'aide étrangère sont sous-financées, sous-utilisées et négligées en partie à cause de la difficulté de démontrer leur impact à court terme. Aussi manier la puissance douce est particulièrement difficile parce que les sources de ce pouvoir ne dépendent pas uniquement du gouvernement, mais aussi du secteur privé, de la société civile, des alliances bilatérales, ou sa participation dans les institutions multilatérales.
En conséquence, le tempérament du nouveau président et la logique des institutions américaines suscitent des inquiétudes pour la paix mondiale.
MEE : Vous faites partie de ceux qui pensent que l'EI n'est pas une menace existentielle et que les enjeux sont ailleurs (énergie, territoires, alliances...) et que la guerre en Syrie n'est en réalité que la continuation de la politique par d'autres moyens : quels scénarios faites-vous pour la poursuite de cette guerre ?
TH : Dans tous les cas, les scénarios sont pessimistes. À supposer que Washington agira pour renverser le régime, la situation sera pire car il n’y aucune stratégie de sortie. La phase post-guerre est plus difficile que le changement de régime. Cela implique des moyens humains et financiers considérables que ni les Américains ni les Européens ne sont disposés à fournir. La Libye est un exemple.
À supposer que Washington agira pour renverser le régime, la situation sera pire car il n’y aucune stratégie de sortie
Le rééquilibrage vers l’Asie et surtout avec une Chine comme point de mire de Trump, cela implique le fait d’éviter tout grand engagement sur le terrain. La situation sera pire, particulièrement pour les populations civiles, en cas de renversement du régime syrien. Le problème d’immigration va s’aggraver.
Washington s’arrêtera-t-elle à ces seuls bombardements ? Si c’est le cas, ils ne changent pas vraiment la donne ni le rapport de force sur le terrain qui est en faveur du régime syrien. C’est d’ailleurs assez surprenant que le régime utilise des armes chimiques alors que la dynamique est en sa faveur. Ceux qui accusent le régime sont les mêmes qui ont justifié l’occupation de l’Irak au nom des armes de destruction massive. Une commission d’enquête sera la bienvenue pour apporter des éclaircissements.
MEE : Quelles sont les implications pour les pays de la région ?
TH : Il n’est pas exclu qu’une telle situation mette gravement en danger la stabilité des pays voisins notamment le Liban, la Jordanie, etc. Ce sera le chaos à l’horizon. La solution passe par la prise de conscience des limites de ce que la puissance militaire peut réaliser.
MEE : Trump, à l'inverse d'Obama, ne fait pas consensus au sein de l’ « État profond » américain (réseaux CIA, lobbies juifs, etc.). Cette intervention en Syrie étant à l'opposé de ce pour quoi il avait fait campagne , l'Amérique d'abord et une politique isolationniste, doit-on en déduire que c'est l' « État profond » qui lui est opposé qui a gagné ?
TH : Ni la fin de la guerre froide, ni les attaques du 11 Septembre n’ont modifié la politique étrangère des États-Unis. Les grands axes sont restés stables. Les impératifs stratégiques définissant leur comportement ne se trouve nulle part dans la Constitution. Il y un consensus parmi les élites sur la nécessité de maintenir la domination mondiale des États-Unis. Tout au long de l'histoire américaine, il y a toujours eu des courants qui sont opposés à la politique expansionniste américaine, mais ces courants sont restés en dehors des courants influents sur la prise de décision y compris dans le débat public. Aujourd'hui, la philosophie du militarisme – de conquête, de domination, de violence et de l'Empire – imprègne profondément leur économie, leurs institutions politiques et leur culture.
L’élite américaine est une adepte de ce que l’ex-colonel Andrew Bacevich appelle les « règles de Washington » en vertu de lesquelles, afin de postuler à des fonctions élevées et être un acteur dans la politique étrangère, vous devez respectueusement faire allusion à la « responsabilité de l'Amérique à diriger » le monde et accepter les règles qui se composent d'un « crédo » qui inspire le consensus (diriger, sauver, libérer et finalement transformer le monde) et la « trinité » (présence militaire mondiale, projection de puissance mondiale, interventionnisme mondial) dans lequel le crédo trouve son expression.
Les règles sont cachées et pas consciemment discutées, parce qu’elles sont les hypothèses de base pour les discussions de la politique étrangère. Trump découvre les contraintes de l’exercice du pouvoir. Le « crédo » est le leadership mondial qui, en plus de rejeter catégoriquement l’isolationnisme, stipule que les États-Unis, et seulement les États-Unis, doivent « diriger, sauver, libérer et finalement transformer le monde qu’il le veuille ou non, et en utilisant les moyens qui leur semblent appropriés, particulièrement militaires. »
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