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Achille Mbembe : « La lutte contre l’antisémitisme échouera si l’on en fait une arme pour pratiquer le racisme »

Le philosophe, historien, politologue et penseur post-colonialiste camerounais a été la cible d’une intense controverse en Allemagne. La raison ? Il lui est reproché d’avoir dressé un parallèle entre l’apartheid en Afrique du Sud et la situation des Palestiniens
Une caricature contre l’apartheid et le racisme placée sur une barrière de sécurité, lors d’une manifestation devant l’ambassade israélienne, à Buenos Aires (Argentine), le 12 septembre 2017 (AFP)
Une caricature contre l’apartheid et le racisme placée sur une barrière de sécurité, lors d’une manifestation devant l’ambassade israélienne, à Buenos Aires (Argentine), le 12 septembre 2017 (AFP)
Par Hassina Mechaï à PARIS, France

La polémique a débuté par une lettre ouverte de Lorenz Deutsch, envoyée en mai dernier au Parlement de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dans l’est de l’Allemagne. Dans celle-ci, le porte-parole de la politique culturelle du groupe parlementaire FDP (Parti libéral-démocrate) demande d’interdire au philosophe Achille Mbembe de prononcer un discours lors de la Ruhrtriennale, un important événement culturel estival (annulé par la suite pour cause de COVID-19). 

La raison de cette requête ? Un passage d’un ouvrage d’Achille Mbembe, intitulé Politiques de l’inimitié, dans lequel le professeur d’histoire et de science politique à l’Université du Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud), évoquant la politique de colonisation israélienne, estime que celle-ci « rappelle à certains égards » l’apartheid en Afrique du Sud. Un parallèle qui, selon l’élu allemand, relève de l’antisémitisme et du droit d’Israël à exister. 

Middle East Eye : On vous reproche d’avoir établi un parallèle entre l’apartheid sud-africain et la situation faite dans les territoires palestiniens occupés…

Achille Mbembe : Non, non, non. Ce n’est pas vrai et de nombreux collègues allemands l’ont bien compris. J’ai écrit noir sur blanc, à la page 72 de Politiques de l’inimitié, que la situation dans les territoires palestiniens rappelait à bien des égards celle qui prévalait en Afrique du Sud sous l’apartheid. J’ai tout de suite ajouté que « la métaphore de l’apartheid » ne suffisait cependant pas à rendre compte d’une trajectoire historique somme toute particulière. Cela a toujours été ma position.

Ceci dit, aurais-je dressé un parallèle ou esquissé une comparaison que cela n’équivaudrait guère à de l’antisémitisme. Un certain nombre de chercheurs israéliens eux-mêmes font ce genre d’analogies. Pour celles et ceux qui s’y intéressent, la comparaison est une partie intégrale des méthodes utilisées dans les sciences humaines et dans les sciences sociales. 

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Lorsqu’elle est bien faite, elle n’implique aucun jugement de valeur et n’a pas pour but de placer des événements distincts sur une échelle hiérarchique. Elle est indispensable parce que toute situation humaine et tout événement sont, par définition, travaillés par une double historicité, fermée et ouverte. En tant que méthode, la comparaison vise justement à éclairer cette double dimension et à faciliter l’intercompréhension. Cela aussi, de nombreux Allemands le comprennent.

Cette sordide cabale n’a donc strictement rien à voir avec ce que j’ai dit ou écrit, ou avec mon travail en tant que tel. Encore moins avec qui je suis ou les causes que je défends. Tous ceux qui m’ont un tant soit peu lu ou écouté savent que je ne suis pas un propagateur de haine et que je ne nourris aucun préjugé à l’égard de qui que ce soit. Tout ce que j’ai dit et écrit, et les causes pour lesquelles je me suis battu, portent sur les thèmes de la montée en humanité, de l’émergence d’une conscience planétaire et de la réparation du monde et du vivant.

La vérité est qu’un politicien local, Lorenz Deutsch, qui semble utiliser l’antisémitisme comme un filon pour sa carrière politique, m’a calomnié sans savoir qui j’étais réellement et sans avoir lu mes écrits. La calomnie a été relayée sans aucun examen critique ni enquête sérieuse par un bureaucrate fédéral, Felix Klein, dont je doute qu’il connaisse quoi que ce soit aux pensées-monde qui viennent du Sud. 

Et le bureaucrate, et le politicien, ont vu un nègre. Dans le contexte de raidissement nationaliste qui prévaut en Allemagne, ils ont dû se dire qu’un nègre doublé d’un antisémite, cela devait nécessairement rapporter de belles dividendes politiques ou de carrière. 

De véritables spécialistes dans des champs aussi divers que les études juives, les études sur l’Holocauste, des spécialistes des études sur les génocides et sur le colonialisme comparé ayant fermement condamné cette vulgaire instrumentalisation de l’antisémitisme, ceux qui me persécutent ont rafistolé, vaille que vaille, de faux arguments dont les termes n’ont cessé de changer, alimentant ainsi une interminable querelle.  

MEE : Comment avez-vous réagi à cette accusation ?

AM : Au départ, j’ai cru que c’était un canular. Mais très vite, j’ai compris qu’il s’agissait d’une sordide cabale dans laquelle l’antisémitisme n’était qu’un faux prétexte destiné à couvrir des desseins inavouables et, l’on en a maintenant suffisamment de preuves, foncièrement racistes. 

Je crois profondément que la lutte contre l’antisémitisme et contre les racismes est une cause morale universelle. En Allemagne, nombreux sont celles et ceux qui comprennent que cette lutte n’est pas le monopole de ceux qui, ayant commis le plus horrible des crimes, veulent désormais se présenter à la face du monde comme les ultimes épigones de la repentance vertueuse. 

Si l’on continue à se servir de l’antisémitisme comme d’un instrument pour étouffer le cri de ceux qui aspirent encore à la justice, ou pour réduire au silence celles et ceux à l’égard desquels l’on éprouve des sentiments d’hostilité à teneur raciste, on finira par conforter les vrais antisémites

Beaucoup savent aussi, au fond d’eux-mêmes, que nous ne pourrons guère mener à bien cette lutte si l’on en fait un instrument au service de la politique de puissance des États. 

Par ailleurs, la lutte contre l’antisémitisme échouera si, consciemment ou inconsciemment, l’on en fait une arme pour pratiquer ouvertement ou en sous-main le racisme, ou si l’on en fait un vulgaire outil aux fins d’épisodiques chasses aux sorcières. Même si leur passé et un lourd sentiment de culpabilité leur interdisent de dire tout cela à haute voix et dans ces termes, certains en Allemagne n’en pensent pas moins.

N’ayant pas à répondre directement du passé nazi de l’Allemagne et ayant de surcroît essuyé les atrocités coloniales allemandes, nous autres sommes dans une position qui nous autorise à dire deux ou trois choses essentielles qu’un Allemand ordinaire ne se permettrait peut-être pas. La première est que la lutte contre l’antisémitisme et les racismes doit être mise au service de la vérité, de la justice et de la réparation de notre monde commun. 

Deuxièmement, il est possible de penser le rapport entre les mémoires de la souffrance humaine non de manière hiérarchique, non en termes de rivalité et de compétition, non pas sur la base de leurs particularités, mais en matière de résonance mutuelle, de partage et de solidarité. 

La troisième est que si l’on continue à se servir de l’antisémitisme comme d’un instrument pour étouffer le cri de ceux qui aspirent encore à la justice, ou pour réduire au silence celles et ceux à l’égard desquels l’on éprouve des sentiments d’hostilité à teneur raciste, on finira par conforter les vrais antisémites dont le nombre ne cesse de grossir en Allemagne et ailleurs en Europe.

MEE : Mais toute situation étant par nature différente…

AM : Encore une fois, j’ai parlé de « rappel », et à dessein. Rappeler ou évoquer quelque chose ou une situation, ce n’est pas la comparer à d’autres situations. Ce n’est pas établir des parallèles. L’évocation est de l’ordre de la remémoration. Elle n’est même pas de l’ordre de la description. Rappeler, c’est convoquer et faire apparaître à l’esprit quelque chose ou un événement, mais par le biais des images ou de façon figurée.

Un militant pro-palestinien peint une banderole contre l’apartheid israélien, à l’Université de Witwatersrand, Johannesburg (Afrique du Sud), le 7 mars 2017 (AFP)
Un militant pro-palestinien peint une banderole contre l’apartheid israélien, à l’Université de Witwatersrand, Johannesburg (Afrique du Sud), le 7 mars 2017 (AFP)

Je dois, par ailleurs, insister sur le fait que la comparaison est un exercice reconnu et légitime dans tous les champs de la production du savoir. Faut-il vraiment rappeler que la comparaison n’a pas pour but de classer et de hiérarchiser des situations et des événements, ou de proclamer qu’ils ont les mêmes propriétés et sont identiques ? 

Chaque situation a son historicité propre, sa trajectoire propre, même si celle-ci ne se forge jamais qu’au détour de relations complexes avec d’autres situations et trajectoires elles aussi particulières.  

La question n’est donc pas tant de savoir si j’ai dressé une comparaison ou non entre la situation dans les territoires palestiniens et l’apartheid en Afrique du Sud. D’ailleurs, l’aurais-je fait que je ne m’en excuserais point.

La véritable question […] est de savoir qui a intérêt à manufacturer des antisémites imaginaires dans un pays où le néonazisme a le vent en poupe

La véritable question est de savoir de quoi la peur de la comparaison est le nom. Elle est de savoir qui a intérêt à manufacturer des antisémites imaginaires dans un pays où le néonazisme a le vent en poupe, un pays où l’antisémitisme réel ne se limite plus aux extrêmes, mais tend à devenir le cache-sexe pour toutes sortes de compromissions politiques sordides. 

Je rappelle enfin que de mes deux principaux pourfendeurs, aucun n’est un expert ou un spécialiste dans l’un ou l’autre des champs du savoir concernés. D’un strict point de vue académique, ils ne disposent d’aucune autorité pour juger de mes travaux. Cette autorité, je ne la reconnais qu’à mes pairs qui, selon les normes internationales en vigueur, l’ont exercée chaque fois que j’ai publié des articles dans des revues scientifiques ou des livres dans des presses universitaires. 

Il faut que l’on soit en passe de perdre l’essentiel de nos repères si, dans un pays démocratique, il est désormais du ressort des politiciens et des bureaucrates de se prononcer sur le mérite des travaux d’ordre scientifique ou de se mêler de façon intempestive de la programmation culturelle et artistique. 

MEE : Comment analysez-vous la mécanique politique, intellectuelle, médiatique qui a mené à une telle accusation ?

AM : À vrai dire, la mécanique est relativement connue et elle est passablement cynique. Il faut plutôt insister sur le contexte global qui rend possible cette sorte de cabale. Après tout ce dont l’humanité a fait l’expérience, l’on aurait pu penser qu’il ne serait plus nécessaire, au XXIe siècle, de répéter que toutes les mémoires de la Terre, celles des humains comme celles de tous les vivants en général, sans aucune discrimination, sont indispensables à la construction d’un monde commun. 

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Malheureusement, il y en a qui estiment toujours que tous les peuples n’ont pas droit à la mémoire. L’on en trouve encore de nos jours qui sont convaincus que seuls certains peuples ont droit à la mémoire, que toutes les mémoires ne disposent pas d’un droit égal à la narration et à la reconnaissance. Ce continuum colonial, on sait qu’il a, depuis l’époque moderne, été ancré dans le racisme. C’est le cas non seulement en Allemagne, mais aussi ailleurs.

Par ailleurs, nous sommes entrés de plain-pied dans un âge au cours duquel seuls comptent le rapport de force et le rapport de puissance. L’on en est à penser désormais que seuls les vainqueurs ont raison. 

Dans beaucoup de milieux, prévaut l’idée selon laquelle on peut combattre une cause juste avec des moyens pervers, comme si combattre une cause morale juste avec des moyens immoraux toujours ne finissait pas par corrompre la cause elle-même. Beaucoup trouvent normal de corriger un crime en en commettant un autre, aux dépens de quelqu’un d’autre ou de quelque autre entité s’il le faut. C’est ce continuum colonial et raciste qu’il lui faut briser si l’Allemagne veut, contrairement à d’autres provinces d’Europe, contribuer utilement au dialogue interculturel et universel. 

Pour le reste, et s’agissant du côté sordide de la mécanique, l’un des risques que nous encourons aujourd’hui est la capture et le détournement de la lutte contre l’antisémitisme à des fins racistes alors mème que l’antisémitisme et le racisme ont le vent en poupe. Le risque est que chaque fois que les anciens colonisés et les peuples souffrants tentent de raconter leur histoire dans leurs langues et s’efforcent de l’interpréter dans leurs propres mots, on les intimide ou on les fasse taire en les accusant de comparer leurs catastrophes à l’Holocauste ou d’être des antisémites. Le risque de castration de telles mémoires n’est pas imaginaire. 

Le risque est que chaque fois que les anciens colonisés et les peuples souffrants tentent de raconter leur histoire […], on les intimide ou on les fasse taire en les accusant de comparer leurs catastrophes à l’Holocauste ou d’être des antisémites

C’est la raison pour laquelle, pour me limiter à mon expérience, des fonctions telles que celle qu’occupe Felix Klein exigent de leurs occupants un maximum de rigueur morale, de compétence intellectuelle avérée et de haute intégrité personnelle. 

Monsieur Klein en particulier n’est certainement pas né hier. Il a une histoire. Il a vécu quelques années dans mon pays, le Cameroun. Il serait utile de savoir comment il a traité les Camerounais durant son séjour en Afrique. Il aurait écrit une thèse – à peine connue des spécialistes de l’Afrique – sur le mariage coutumier au Cameroun. Peut-on la lire ? Le concept de « coutume » ayant joué un rôle si central dans l’ethnologie coloniale, la thèse de Felix Klein est-elle indemne des clichés racistes véhiculés par cette discipline ?

MEE : Vous avez reçu un soutien académique et intellectuel. Cela vous semble-t-il suffisant ? 

AM : Près de 400 universitaires, savants, chercheurs, écrivains et artistes de plus d’une quarantaine de pays ont condamné cette manœuvre. En quelques semaines, près de 800 intellectuels et écrivains africains ont signé une pétition et écrit à la Chancelière allemande [Angela Merkel] pour dénoncer ces calomnies. Des savants juifs et israéliens ont exigé la démission de Felix Klein. 

Ce jugement par mes pairs pèse bien plus lourd que les paroles d’un politicien et d’un bureaucrate. En Allemagne, de très importantes voix se sont également fait entendre. Certaines personnes parfois placées à des positions officielles ont risqué leur emploi et m’ont défendu parce qu’elles sont convaincues qu’au-delà de mon cas personnel, quelque chose de fondamental est en jeu. Tout cela n’est pas seulement important, c’est plus que jamais nécessaire.

MEE : Au-delà de votre cas justement, ce soutien académique n’est-il pas la prise de conscience d’une possible amputation de la liberté d’expression et de recherche sur des sujets « sanctuarisés » ?

AM : En effet, il n’y a pas que mon cas. Il y en a eu plusieurs autres. Les cibles, comme par hasard, sont pour la plupart des écrivains et intellectuels originaires de pays anciennement colonisés ou des artistes qui sont en pointe sur les questions de justice raciale, de brutalités policières, d’inclusion des minorités, de droit égal à la mémoire ou encore de décolonisation et de réparation. On cherche manifestement à les faire taire. On est allé jusqu’à taxer d’éminents collègues juifs d’antisémites.

Manifestation d’activistes palestiniens contre l’occupation israélienne, dans le village de Bilin en Cisjordanie occupée, le 6 décembre 2013. Sur la photo, les dirigeants sud-africain Nelson Mandela et palestinien (Yasser Arafat) (AFP)
Manifestation d’activistes palestiniens contre l’occupation israélienne, dans le village de Bilin en Cisjordanie, le 6 décembre 2013. Sur la photo, Nelson Mandela et Yasser Arafat (AFP)

Ce n’est pas seulement la liberté d’expression, la liberté académique et la liberté artistique qui sont en jeu. C’est aussi la liberté de conscience qui est bafouée. À l’allure où vont les choses, l’Allemagne est-elle en train de signaler que dorénavant, le dialogue intellectuel, artistique et culturel entre elle et le reste du monde ne se fera qu’avec celles et ceux qui n’ont jamais critiqué certains États ou qui renoncent au principe de comparaison pourtant si fondamental dans les sciences humaines et sociales, et dans l’expérience humaine en général ? 

MEE : Comment comprenez-vous, vous qui êtes un lecteur du philosophe juif allemand Walter Benjamin, que cette controverse ait eu lieu en Allemagne ?

AM : Je ne suis pas seulement un lecteur de Walter Benjamin. En réalité, je suis l’un des rares intellectuels africains à s’être penchés avec un certain degré de profondeur sur certaines traditions de la pensée juive. 

Pendant plusieurs années, j’ai étudié attentivement des textes comme ceux [des philosophes] Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Martin Buber ou Emmanuel Levinas. Cela ne fait pas de moi un spécialiste de la pensée juive. Mais celles et ceux qui m’ont lu attentivement seront les premiers à reconnaître qu’une partie de ma réflexion se nourrit de cet héritage, comme d’autres héritages du monde, que je fais dialoguer avec l’expérience nègre. 

La controverse a lieu en Allemagne parce que, par-delà sa réussite économique, ce pays traverse une crise culturelle beaucoup plus grave qu’on ne veut bien le reconnaître. On ne peut pas nier qu’il ait accompli de considérables efforts pour faire face à son passé nazi et à sa responsabilité particulière au regard de l’Holocauste. 

« Je suis l’un des rares intellectuels africains à s’être penchés avec un certain degré de profondeur sur certaines traditions de la pensée juive »– Achille Mbembe
« Je suis l’un des rares intellectuels africains à s’être penchés avec un certain degré de profondeur sur certaines traditions de la pensée juive » – Achille Mbembe (AFP)

Néanmoins, de nombreux Allemands sont les premiers à le dire, il reste d’autres pans cruciaux de sa mémoire qu’il doit affronter s’il veut véritablement se hisser au diapason du monde. C’est le cas des mémoires du colonialisme et de leurs rapports avec les autres catastrophes des deux derniers siècles. Au demeurant, cette injonction n’est pas seulement adressée à l’Allemagne. Elle concerne la plupart des puissances européennes.

D’autre part, si elle veut vraiment dialoguer avec les autres nations de la Terre à partir d’une position d’égalité, et donc débarrassée des préjugés et de tous les autres impensés, l’Allemagne doit comprendre une chose. Reconnaître que l’on a été le parfait criminel et se repentir est une bonne chose. Cela n’octroie cependant aucun statut moral particulier à l’ex-criminel. 

Cela ne l’autorise certainement pas à battre sa coulpe sur la poitrine des autres, ou à légiférer universellement sur ce que doivent être, partout et en tous temps, les rapports entre la mémoire et la justice. Ce qui, par exemple, vaut pour l’Allemagne ne vaut pas nécessairement pour l’Afrique du Sud, voire pour la France ou le Danemark.

MEE : Plus largement, l’Allemagne, comme la Grande-Bretagne ou la France (d’autres pays d’Europe), a adopté la définition de l’antisémitisme (et les exemples) de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) qui suppose que l’antisémitisme, dans ses formes modernes, rejoint l’antisionisme, voire la critique de la politique de l’État d’Israël. Pensez-vous que cette controverse soit aussi la conséquence de cette définition élargie ?

AM : Je ne peux que me répéter. Si l’on veut jeter le discrédit sur la lutte contre l’antisémitisme à l’échelle planétaire, il suffit de la mettre au service de la politique de puissance des États. Par ailleurs, l’on ne vaincra ni l’antisémitisme, ni les racismes en multipliant des boucs émissaires, de surcroît étrangers.

MEE : Cette « sanctuarisation d’Israël » n’est-elle pas au fond la réponse à un refoulé antisémite européen qui se réveille non seulement en Allemagne, mais partout en Europe et aux États-Unis ? 

AM : Nul ne remet en question le droit de l’État en tant que forme sociale et politique d’exister. Mais l’État, du moins en régime démocratique, n’est pas une entité divine. En démocratie, il n’existe pas d’État de droit divin.

Contrairement à celui d’hier, le monde qui vient ne se construira pas sans nous. Ni contre nous. Nous le construirons en commun ou il ne durera pas

La démocratie consiste justement en notre capacité de remettre constamment en cause les fondations mêmes de nos croyances et de nos actes, de notre être-ensemble et de notre agir-ensemble. Tout État peut, par définition, être soumis à la critique et devrait l’être car en matière de généalogie des États, l’Immaculée Conception ne veut pas dire grand-chose.

MEE : En France, les études postcoloniales sont parfois soupçonnées de nier la spécificité du génocide juif en soulevant la question d’autres génocides dus aux Européens dans les pays du Sud. Pourquoi ce soupçon ?

AM : De quoi parle-t-on exactement ? De quels auteurs parle-t-on en particulier ? Qui cherche-t-on à incriminer et dans quel but ? L’époque est à la confusion et à l’ignorance volontaires. C’est la capacité de vérité elle-même qui est atteinte. On invente toutes sortes de moulins à vent et l’on joue à se faire peur. Car la peur justifie à peu près tout, le pire y compris. 

MEE : Plus largement, n’est-ce pas l’irruption du Sud dans la « narration » du monde et de l’histoire mondiale qui est aussi en question ?

AM : Si tel est le cas, alors le plus vite le Nord se réveillera, le mieux ce sera sans doute pour tous. Le centre de gravité du monde est en train de se déplacer. Contrairement à celui d’hier, le monde qui vient ne se construira pas sans nous. Ni contre nous. Nous le construirons en commun ou il ne durera pas. Ceux qui pensent qu’ils le construiront tout seul se trompent lourdement.

Le dernier ouvrage d’Achille Mbembe, Brutalisme, est paru en février 2020 aux éditions La Découverte.

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