Widad Shafakoj : « Voir des jeunes filles jouer au foot est loin d’être banal partout »
En 2016, sous l’impulsion du prince Ali ben al-Hussein de Jordanie, également président de la Fédération jordanienne de football, la réalisatrice jordanienne Widad Shafakoj est commissionnée pour réaliser un reportage sur la première participation jordanienne à la Coupe du monde de football féminin des moins de 17 ans organisée par la FIFA. Qualifié d’office en qualité de pays hôte de la compétition, le royaume doit alors constituer son équipe nationale.
De sa création au premier match d’ouverture, Widad Shafakoj va ainsi suivre le parcours individuel et collectif des membres de cette équipe singulière, dans un pays où le sport est encore trop souvent considéré comme réservé aux hommes. Plus qu’un documentaire sur le football au féminin, 17, sorti dans les salles jordaniennes le 28 juin, est finalement une exploration sociale de la société jordanienne à travers des portrait de jeunes filles qui en incarnent chacune une différente facette.
Avant de devenir réalisatrice, Widad Shafakoj a commencé son parcours dans la décoration intérieure. « Comme il n’y avait pas d’école de cinéma à l’époque en Jordanie, j’ai décidé de passer une licence d’art spécialisée en décoration d’intérieur. J’ai alors commencé à travailler comme décoratrice sur des plateaux de cinéma ou de télévision, ce qui m’a permis d’obtenir une bourse pour faire une école de réalisation. »
Depuis, elle a réalisé plusieurs courts métrages et documentaires engagés, comme ID : 000, qui traite du statut social des orphelins en Jordanie, The last passenger, sur la situation des réfugiés syriens du camp de Zaatari, et If you meant to kill me, un documentaire sur des femmes qui se font incarcérer pour échapper aux violences domestiques ou aux crimes d’honneur.
17 a été diffusé dans plusieurs films internationaux où il a été nominé pour le prix du meilleur documentaire, comme à Muscat, Téhéran, Carthage, Bruxelles ou encore San Francisco.
Middle East Eye : Avant 17, vous avez réalisé des documentaires plutôt engagés comme ID : 000 ou The last passenger. Comment est né votre engagement social ?
Widad Shafakoj : Dès l’école de cinéma, j’ai rapidement pris conscience de l’outil formidable que j’avais entre les mains à travers la réalisation. Mon premier court métrage, ID : 000, a bénéficié d’une large exposition médiatique et des manifestations ont eu lieu dans les rues d’Amman suite à sa projection, ce qui a permis de faire évoluer la législation sur le statut social des orphelins. C’est à ce moment que j’ai saisi l’impact social de mon travail.
C’était assez nouveau pour moi de parler de sport, mais cette expérience m’a appris qu’un film n’avait pas nécessairement besoin d’être sombre pour porter un message et faire évoluer les mentalités
Après The last passenger, qui parlait des Syriens s’échappant du camp de Zaatari, le documentaire a été projeté au Parlement et une enquête a été menée sur les responsables du dossier des réfugiés. Depuis, ces derniers bénéficient d’une sorte de carte intelligente qui leur permet de quitter et rentrer dans le camp comme ils le souhaitent sans avoir à s’échapper.
MEE : Qu’est-ce qui vous a décidé à réaliser 17, un documentaire plutôt léger qui suit de jeunes footballeuses avant leur première Coupe du monde ?
WS : En fait, c’est le prince Ali qui m’a approchée avec ce sujet, après avoir visionné mon documentaire If you meant to kill me. C’était assez nouveau pour moi de parler de sport, mais cette expérience m’a appris qu’un film n’avait pas nécessairement besoin d’être sombre pour porter un message et faire évoluer les mentalités.
Je pense que 17 a un certain impact social même s’il parle de jeunes filles et que c’est « mignon ». J’ai aussi compris que ce qui paraissait banal à mes yeux, comme des jeunes filles jouant au foot, est loin de l’être partout. Si ma vision sur le sujet est ouverte, elle est loin d’être partagée par tous mes compatriotes.
MEE : Quelle a été la plus grande difficulté durant le tournage ?
WS : Le monde du football était vraiment inconnu pour moi à l’époque mais j’avais l’habitude de travailler avec les femmes, j’ai donc dû apprendre à le connaître et à mélanger ces univers.
Si toutes les familles des joueuses qui sont à l’écran ont soutenu leurs filles, ce n’est pas le cas dans l’ensemble de la société
La difficulté a été aussi de trouver le temps nécessaire pour avoir des moments d’intimité avec les filles, qui voyageaient beaucoup pendant le tournoi. Il y avait beaucoup de stress lié à l’enjeu de la compétition, les médias les suivaient chaque jour durant les entraînements, j’ai donc dû m’imposer et courir avec elles pour réussir à les filmer.
MEE : Comment avez-vous sélectionné les cinq femmes que vous avez choisi de mettre à l’écran ?
WS : J’ai choisi celles qui avaient des histoires assez fortes, mais qui incarnaient aussi la diversité au sein de l’équipe. Entre Jeeda, qui vient d’un milieu assez aisé de Amman Ouest, étudie dans une université américaine et parle très bien l’anglais, et Anoud, qui habite Amman Est et permet à sa famille de survivre grâce à ses revenus du football, chacune d’elle montre une certaine réalité de l’équipe et de la société.
MEE : D’ailleurs, l’une d’entre elle fait le choix de ne plus porter le voile durant le documentaire. Qu’est-ce que cette scène signifie selon vous ?
WS : Pendant la réalisation du documentaire, j’ai reçu un appel de la fédération pour me dire qu’une des joueuses ne portait plus son voile et qu’il serait mieux qu’elle le remette jusqu’à la fin tournage. J’ai trouvé cette requête surprenante et j’ai refusé car je ne souhaitais rien imposer à cette jeune fille, et ne voulais pas ruiner le réalisme du documentaire. Ce geste s’est au contraire révélé un des moments forts du film, car il montre comment cette expérience sportive a pu faire évoluer et grandir ces jeunes filles, en les sortant de leur conditionnement habituel.
Pendant la réalisation du documentaire, j’ai reçu un appel de la fédération pour me dire qu’une des joueuses ne portait plus son voile et qu’il serait mieux qu’elle le remette jusqu’à la fin tournage
Anoud est orpheline et a été élevée par une association jordanienne. Dans son milieu plutôt conservateur, il est courant de se voiler à un jeune âge et elle a grandi avec cette croyance. En se confrontant à d’autres cultures et en fréquentant des filles d’Amman Ouest durant l’entraînement, son avis a évolué et elle s’est peut-être sentie plus libre de s’affirmer.
MEE : Le documentaire soulève aussi les travers de la société jordanienne, en montrant comment certains parents essaient de jouer de leurs connexions pour obtenir des avantages ou frauder le système. Était-ce une volonté de votre part ?
WS : Oui, tout à fait. Lorsque l’une des joueuses, Lynn, n’a pas été sélectionnée pour être dans l’équipe finale, son père s’est montré menaçant avec l’entraîneur et a ensuite essayé d’influencer les décisions en contactant le secrétaire général de l’association de football. Ce sont des problèmes récurrents dans le monde arabe malheureusement.
MEE : Que sont devenues ces jeunes filles deux ans après le tournage ?
WS : Trois d’entre elles jouent au sein de l’équipe nationale, d’autres ont repris l’université, comme Jeeda, et jouent dans le club de leur université. Sarah Abou Sabah joue au sein de l’équipe du Bayer Leverkusen en Allemagne, certaines jouent dans des clubs connus à Amman, comme Shabab al-Ordon.
J’étais choquée de voir un article d’une telle misogynie en 2018. Pourtant, les statistiques montrent qu’en Jordanie, les femmes sont plus fortes au football que les hommes
MEE : Pensez-vous qu’il soit encore difficile d’être une femme qui joue au football en Jordanie aujourd’hui ?
WS : Oui, c’est même très difficile. Si toutes les familles des joueuses qui sont à l’écran ont soutenu leurs filles, ce n’est pas le cas dans l’ensemble de la société.
Récemment, nous avons hébergé la Coupe du monde féminine de football asiatique et l’équipe jordanienne participait. Un journal en ligne a mis en gros titre : « Ces perdantes qui ont fait échouer leur pays ». J’étais choquée de voir un article d’une telle misogynie en 2018. Pourtant, les statistiques montrent qu’en Jordanie, les femmes sont plus fortes au football que les hommes.
MEE : Quel est le fil conducteur de votre travail, qu’il s’agisse de travaux plus engagés politiquement ou de 17 ?
WS : Je cherche toujours à parler de sujets que je trouve pertinents et auxquels les gens peuvent s’identifier. Des sujets qui peuvent faire une différence dans la société et amener les gens à réfléchir, qu’il soit question de problématiques sociales ou même politiques. Dans tous les cas, les droits humains et des enfants ne sont jamais loin.
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