Rénovation de la Casbah d'Alger : sous les pavés, la polémique
Le 16 décembre 2018, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, Abdelkader Zoukh, wali (préfet) d’Alger et Jean Nouvel, architecte français de renom, étaient tous les trois réunis dans la capitale algérienne pour la signature d’un partenariat visant à « revitaliser » la Casbah d’Alger.
Le site, inscrit au patrimoine de l’UNESCO, est depuis plusieurs années dans un état de délabrement avancé, malgré plusieurs plans de sauvetage qui n’ont jusqu’à aujourd’hui jamais porté leurs fruits.
Cette convention tripartite est l’occasion pour la région « d’investir via un apport en nature de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme [IAU], 350 000 à 400 000 euros, auxquels s’ajouteront les honoraires, encore inconnus, de Jean Nouvel », explique le quotidien français Le Monde qui s’est entretenu avec le premier vice-président chargé de la stratégie institutionnelle et des relations internationales de la région Île-de-France, Jérôme Chartier.
Si en Algérie, dans le milieu de l’architecture et dans la société civile, le choix de l’architecte français Jean Nouvel est loin de faire l’unanimité, du côté des autorités, ce choix est assumé.
Dans un entretien accordé au média en ligne algérien TSA, le wali d’Alger Abdelkader Zoukh explique que « la wilaya d’Alger ne donnera aucun sou à Jean Nouvel » dont le rôle est « d’accompagner et de conseiller l’Algérie sur le plan stratégique et la restauration de la Casbah », tout en balayant d’un revers de main l’indignation de celles et ceux qui voient d’un mauvais œil le choix de la France, compte tenu de son passé colonial en Algérie.
Et force est de constater que 57 ans après l’indépendance du pays, le choix d’un architecte français pour rénover la Casbah, symbole de la résistance algérienne, fait rejaillir crispations et rancœurs.
En France, une lettre ouverte signée par plus de 400 personnes – parmi eux des architectes, des journalistes ou encore des militants français ou algériens – publiée dans L’Humanité demande à l’architecte français Jean Nouvel de se retirer du projet.
Léopold Lambert, architecte de formation et rédacteur en chef de la revue anglophone The Funambulist, en est l’initiateur. « La lutte révolutionnaire contre le colonialisme français a régulièrement pris appui sur sa capitale et en particulier, sa Casbah », écrit-il avant d’expliquer que celle-ci « a été détruite trois fois par les Français ». À Middle East Eye, il précise que « la participation d’acteurs français dans la rénovation de la Casbah alors qu’il n’y a eu aucun travail mémoriel sur les 132 ans de colonisation en Algérie est problématique ».
La Casbah, symptôme d’un problème plus profond
La réponse de l’architecte ne s’est pas faite attendre. Dans un blog sur Mediapart, Jean Nouvel rappelle ses engagements et convictions. Et à ceux qui l’accusent de participer à un projet néocolonialiste, il répond que « l’heure est au respect mutuel et à l’amitié. Un demi-siècle après, personne n’est responsable des crimes et des erreurs des générations d’alors ».
Une réponse loin de satisfaire Léopold Lambert et ses signataires qui rappelle que « le colonialisme n’a pas de prescription et tout.e français.e (à fortiori, tout.e français.e blanc.he) partage une certaine responsabilité de ce crime tant que celui-ci ne sera pas reconnu, regretté et réparé ».
Pour Benjamin Stora, historien spécialiste de l’Algérie, la polémique n’a pas lieu d’être. Si l’historien reconnaît que « la Casbah d’Alger reste un symbole historique fort pour les Algériens », la vraie question qui se pose est celle « de la responsabilité de l’État algérien dans la préservation de son patrimoine ».
« C’est évidemment aux Algériens de reprendre en main leur pays mais que fait l’État pour la préservation de son patrimoine ? Les Algériens se posent la question. Où est l’argent déversé et où est l’État ? ». La question de la Casbah d’Alger est d’ailleurs, selon lui, « révélatrice de l’état général du pays ».
Pour Myriam Chabani, 29 ans, architecte franco-algérienne qui travaille dans les deux pays, cosignataire de la lettre adressée à Jean Nouvel, en plus du « symbole dérangeant »que représente selon elle ce partenariat, elle dénonce « un marché attribué sans consultation, sans appel d’offre et dans l’opacité la plus totale »alors que depuis des années « de nombreux architectes algériens ont fait un travail d’analyse et de réflexion sur la Casbah ». Selon elle, tout ce travail entrepris par des acteurs locaux « sera absorbé, digéré par une agence française sans valoriser le travail des architectes algériens ».
Et effectivement, nombreux sont les architectes algériens qui depuis des années espèrent qu’un vrai projet pour la Casbah voie le jour, un projet qui permettrait surtout aux habitants de jouir de meilleures conditions de vie. En effet, la majorité des habitants de la Casbah vivent dans des maisons insalubres et beaucoup réclament à être relogés.
Pour l’architecte algérien Mohamed Larbi Merhoum contacté par téléphone, « le problème de la Casbah n’est pas un problème d’architecture et sortir la carte du colonialisme n’a aucun sens. Le problème de la Casbah aujourd’hui est un problème politique et juridique. Personne n’a la maîtrise juridique des lieux ».
Comme Myriam Chabani, Larbi Merhoum, 55 ans, dénonce l’opacité et le tabou qui entoure la question de la rénovation du quartier d’Alger. Selon lui, les autorités algériennes n’ont jamais eu de vision claire et transparente. « Que veut-on faire dans la Casbah ? Si on veut en faire un quartier “Airbnb”, il faut l’admettre. Aujourd’hui, le plan de sauvegarde est complètement rigide et empêche toute rénovation », lance-t-il avant d’expliquer que « si la question d’ordre juridique n’est pas réglée, Jean Nouvel ne pourra pas faire grand-chose, notamment sur les espaces privés ».
Repenser la Casbah
Le projet de la région Île-de-France et de Jean Nouvel semble donc très ambitieux. En réponse à ses détracteurs qui l’accusent de ne pas connaître la complexité du chantier qui l’attend, l’architecte français, qui n’a pas répondu aux sollicitations de MEE, rappelle que « toutes les bonnes idées sont et seront les bienvenues », tout en assumant dans Le Monde qu’il va devoir « s’informer »sur le contexte et la réalité du terrain.
Une réalité loin d’être simple : la manière de reconstruire la Casbah « n’ayant pas été repensée » est aujourd’hui « toujours fantasmée, considérée comme une “ville arabe” et non pas comme un quartier de la capitale », dénonce l’architecte Mohamed Larbi Merhoum qui rappelle que l’impasse dans laquelle se trouvent les Algérois sur la question de la Casbah n’est pas sans rappeler l’impasse politique dans laquelle se trouve le pays tout entier, où le dialogue entre gouvernants et gouvernés est au point mort.
À quelques semaines de l’élection présidentielle, il semblerait que la polémique autour de ce partenariat franco-algérien ait le mérite de mettre en lumière le mal qui ronge depuis trop longtemps la société algérienne : l’abandon de l’État.
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