Pendant que les combats redoublent autour de Tripoli, l’EI attaque le sud libyen
Le groupe État islamique (EI) a mené une attaque dans le désert sud de la Libye, suscitant la crainte des habitants de la région qui affirment que les combattants profitent du vide sécuritaire, créé par les actuels combats des forces gouvernementales rivales à Tripoli, pour se regrouper.
Le président du conseil municipal de Fuqaha, Ahmed Sewessi, et un haut responsable de la sécurité locale ont été tués lundi 8 avril après qu’un convoi de véhicules de l’EI est entré dans la ville, tandis que les combattants ont également incendié la maison de Sewessi.
L’organe de presse de l’EI, Amaq, a rapidement publié un communiqué revendiquant la responsabilité de l’attaque.
« Il s’agit de la deuxième attaque de l’EI dans notre ville. La première a eu lieu il y a six mois, quand ils ont tué l’un des fils de M. Sewessi et en ont enlevé un autre », rapporte à Middle East Eye Abuzeid, un habitant de Fuqaha.
« Son fils kidnappé n’a été libéré que récemment lorsque l’ANL a sauvé plusieurs otages de l’État islamique à Mourzouq », indique-t-il, faisant référence à l’Armée nationale libyenne, fidèle au gouvernement de l’est et dirigée par Khalifa Haftar. « Puis, la nuit dernière, ils ont tué son père. »
Cibler les responsables gouvernementaux, le personnel de sécurité et les membres les plus expérimentés des conseils communautaires est depuis longtemps le mode opératoire de l’EI en Libye, ce qui permet souvent au groupe de remporter des victoires territoriales.
Située à environ 150 km au sud de Houn et à 100 km au nord de Sebha, Fuqaha devrait bientôt devenir une ville fantôme.
Abuzeid estime qu’environ 30% des habitants de la ville ont déjà fui et il prédit que toute la population de la ville pourrait partir bientôt, par crainte que les affrontements autour de la capitale, Tripoli, créent un vide sécuritaire.
Les combattants alliés au Gouvernement d’union nationale (GNA) soutenu par l’ONU sont actuellement aux prises avec les forces de l’ANL de Haftar, fidèles à un gouvernement rival basé dans l’est de la Libye.
« Nous sommes très mécontents de la situation actuelle. Personne ne veut plus rester dans la ville parce qu’elle continue à être attaquée et qu’il n’y a pas de forces de sécurité dans la région », souligne Abuzeid.
« Cette situation chaotique en Libye ne fera qu’accroître la présence de l’EI dans le sud du pays et lui permettra de mener de nouvelles attaques. »
Vide sécuritaire
Dans les jours qui ont précédé l’attaque de Fuqaha, des habitants de zones précédemment occupées par l’EI ont confié à MEE qu’ils étaient terrifiés par l’éventualité que le déploiement à Tripoli de forces loyales aux gouvernements rivaux libyens facilite le rétablissement de l’EI.
« Tout le monde se concentre désormais sur Tripoli et l’ouest de la Libye, et nous sommes terrifiés à l’idée que l’EI profite de cette occasion pour reprendre le contrôle du territoire libyen », témoigne Mohamed, habitant d’un petit village à l’est de Syrte.
« C’est exactement ce qui s’est passé fin 2014-début 2015, lorsque Misrata et l’ANL s’affrontaient à Benghazi et autour des terminaux d’exportation de pétrole sur la côte centrale libyenne. Tout le monde avait ignoré la menace posée par l’EI alors et, en quelques mois, l’EI contrôlait totalement Syrte. »
Avant même l’attaque de lundi 8 avril contre Fuqaha, les habitants de la localité ont indiqué avoir constaté des signes avant-coureurs indiquant que l’EI gagnait en pouvoir et en capacités.
« C’est exactement ce qui s’est passé fin 2014-début 2015. Tout le monde avait ignoré la menace posée par l’EI alors et, en quelques mois, l’EI contrôlait totalement Syrte »
- Mohamed, habitant d’un village à l’est de Syrte
« L’EI se regroupe depuis la perte de Syrte mais, depuis octobre dernier, nous les avons vus changer de tactique pour passer de la dissimulation et de la défense à la mise en scène d’attaques et à la manifestation de leur présence », explique Ahmed 51 ans, un habitant de Syrte.
Il cite plusieurs attaques dans la région d’Al Djoufrah, au sud de Syrte, et une autre dans un village reculé au milieu des gisements pétroliers du sud du pays, ainsi qu’une attaque en décembre, contre le ministère des Affaires étrangères à Tripoli.
« Il y a une très forte présence de l’EI et d’autres groupes terroristes dans des zones reculées entourées par un terrain difficile. Il y a suffisamment de membres de l’EI en Libye pour qu’ils puissent se rétablir », affirme Ahmed.
Selon lui, le nombre de combattants a augmenté à la suite d’une nouvelle « politique » employée par le groupe en Libye pour accueillir de nouveaux membres, même si leurs idéologies ne sont pas complètement alignées sur celle de l’EI au sens large.
« Nous avons entendu dire qu’ils ont commencé à s’allier avec des membres d’al-Qaïda, présents en grand nombre dans le sud du pays, notamment dans la ville d’Oubari », rapporte-t-il.
Ville stratégique située près du gisement pétrolier de Sharara, longtemps hors du contrôle de tout gouvernement, Oubari a récemment été prise par les forces de Haftar.
Au cours des dernières années, la ville a connu plusieurs attaques terroristes et plusieurs frappes aériennes sur des cibles présumées liées aux combattants, menées principalement par des avions de combat de la coalition dirigée par les États-Unis.
« Il y a également un grand nombre de forces appartenant aux brigades de défense de Benghazi », relève Ahmed, faisant référence à une milice composée principalement de groupes armés affiliés à al-Qaïda ayant combattu contre l’ANL à compter de 2014.
« Après leur défaite à Benghazi par Haftar, [ces forces] se sont réfugiées dans les régions désertiques et montagneuses où l’EI s’était déjà caché. Nous n’avons plus entendu parler de ces forces depuis longtemps et nous ne savons pas à qui elles sont maintenant alliées ou ce qu’elles prévoient. »
Le regroupement de l’EI au centre de la Libye se dessine depuis longtemps. Bien que le groupe ait été techniquement vaincu fin 2016, avant même que la bataille de Syrte ne commence, les habitants ont signalé que des émirs de premier plan dans l’organisation avaient fui la ville.
L’un des plus grands émirs libyens de Syrte, Abdul Hadi Zargoun, aurait même simulé sa propre mort afin de pouvoir diriger les opérations de regroupement de l’EI dans le plus grand secret.
Les forces dirigées par Misrata qui ont vaincu l’EI à Syrte, fatiguées par la bataille, n’ont pas tenté de poursuivre l’EI au sud de la ville, permettant ainsi aux combattants de se regrouper dans des zones éloignées et difficiles à atteindre, là aussi largement incontrôlées.
Le colonel Ali Faida, commandant de Misrata, ancien chef des forces libyennes assurant la sécurité de Syrte, a déclaré à MEE l’été dernier que ses forces étaient constamment menacées par l’EI, subissant des attaques régulières et répétées, mais manquait de véhicules appropriés et d’approvisionnement militaire pour poursuivre les combattants au-delà des frontières de Syrte.
Faida a survécu à une tentative d’assassinat dans la ville en novembre.
Terre fertile pour l’EI
La revitalisation de l’EI en Libye n’est pas seulement une entreprise locale, mais fait partie des efforts du groupe pour se reconstruire après les énormes pertes territoriales subies en Irak et en Syrie.
Selon un rapport publié par l’International Centre for the Study of Violent Extremism, le commandant syrien de l’EI, Ali Moussa al-Shawakh (également connu sous le nom d’Abu Luqman), se trouvait dans la région de Syrte en mars 2017 pour renforcer l’EI en Afrique du Nord.
« Il se peut qu’Abu Luqman ait voyagé à Syrte pour établir un autre comité Emni [section de la sécurité et du renseignement de l’EI] en Libye. Daech semble actuellement être défait en Syrie et en Irak et évalue ses prochaines actions », indique le rapport 2017.
« Avoir une base d’opérations pour les Emni en Libye est particulièrement dangereux étant donné les itinéraires de contrebande de Libye et d’Afrique du Nord en général vers l’Europe, et l’accès que cela pourrait fournir à l’État islamique pour planifier et mener des attaques terroristes dans des villes européennes. »
Abu Luqman aurait été tué en Syrie en 2018.
Avant, les combattants de l’EI ont rencontré des commandants irakiens et syriens à Syrte, ainsi que des combattants locaux ayant reçu une formation militaire et une expérience du champ de bataille en Irak à partir de 2003 et en Syrie à compter de 2011.
Un nombre inconnu de jeunes révolutionnaires libyens ont été déployés pour lutter contre le gouvernement syrien en 2012, principalement sous la direction d’une brigade – Liwaa al-Umma – dirigée par le commandant révolutionnaire libo-irlandais Mahdi al-Harati.
D’autres Libyens ayant des antécédents de combattants, notamment de la région de Syrte, se sont également rendus en Syrie par leurs propres moyens et ont été endoctrinés par l’État islamique.
Ils ont ensuite ramené chez eux les idéologies du groupe, recruté de nouveaux membres et ouvert la voie à la prise de contrôle de Syrte par l’EI.
Les combattants ont longtemps tiré parti de la série complexe de conflits civils en Libye postérieurs à 2011 et, depuis 2014, l’EI est devenu l’un des principaux bénéficiaires de l’instabilité persistante dans le pays.
Les conflits civils à travers la Libye depuis 2014, principalement entre des forces fidèles au gouvernement basé à l’est et plusieurs gouvernements non élus à Tripoli, ont permis à l’EI de se développer sans contrôle début 2015.
Rencontrant relativement peu de résistance militaire, l’EI, petit groupe de combattants, s’est rapidement transformé en une wilayat (division territoriale) engagée, contrôlant l’ancienne ville natale de Kadhafi, Syrte, et une bande de 200 km de la côte libyenne, qui constituait l’unique base méditerranéenne du groupe.
Opérations de regroupement
Aujourd’hui, le regroupement de l’EI serait en grande partie opéré dans les zones montagneuses situées près de la ville de Beni Ulid, un bastion du sentiment pro-Kadhafi, ainsi que dans les zones désertiques d’Al Djoufrah et de ses environs.
L’ANL est la seule force officielle à avoir consenti des efforts significatifs pour contrer l’essor et les opérations de l’EI dans le centre de la Libye, en réalisant des avancées clés et en menant à bien des opérations contre l’EI à Al Djoufrah.
Toutefois, elle a été confrontée aux mêmes problèmes que les forces de Misrata – à savoir le terrain difficile offert par les zones montagneuses et la vaste étendue de désert où opère depuis longtemps l’EI.
Les opérations de lutte contre l’EI à Al Djoufrah semblent également avoir été reléguées au second plan, tandis que Haftar s’est concentré sur la prise de contrôle de zones de la Libye situées plus au sud qu’Al Djoufrah plus tôt cette année.
« La guerre à Tripoli et les mouvements de troupes en direction de la capitale ont permis à l’EI de gagner en puissance, en particulier dans les régions du sud aujourd’hui abandonnées par les forces de Haftar »
- Mahmoud, habitant de Syrte
La nouvelle focalisation militaire sur Tripoli a provoqué un autre transfert de forces et, au cours du mois dernier, la plupart des unités de l’ANL dans le sud ont été redéployées vers le nord et le nord-ouest. Les habitants affirment que cette stratégie a laissé le désert du sud de la Libye à nouveau en grande partie non-sécurisé.
Les forces de l’ANL de Haftar avaient reçu un accueil mitigé dans le sud et une opposition considérable de la tribu sud libyenne des Tobous.
Cependant, après la liesse initiale provoquée par une présence militaire officielle dans une zone hors du contrôle de tout gouvernement, même dans les villes accueillant à l’origine les troupes de Haftar, les fissures commencent déjà à apparaître.
« C’est vraiment la pagaille dans le sud car l’ANL s’est effectivement retirée et s’est dirigée vers le nord. Des groupes armés inconnus se vengent de ceux qui ont soutenu l’ANL et c’est une dure leçon apprise par les partisans de Haftar, dont certains ont été battus ou enlevés », témoigne un autre habitant de Syrte, Mahmoud.
« Quelques mois à peine après les avancées sud de l’ANL, le chaos règne à nouveau à Sebha », indique-t-il, ne donnant également que son prénom par peur des représailles.
Le sud de la Libye est depuis longtemps une zone ouverte à tous, les milices locales n’arrivant qu’à contrôler modestement les passeurs de clandestins et le crime organisé qui sévissent.
Les frontières poreuses du sud du pays sont également depuis longtemps l’un des principaux moyens par lesquels l’EI recrute de nouveaux membres, déguisés en migrants économiques ou réfugiés ordinaires, empruntant les itinéraires des passeurs.
« La guerre à Tripoli et les mouvements de troupes en direction de la capitale ont permis à l’EI de gagner en puissance », souligne Mahmoud. « En particulier dans les régions du sud aujourd’hui abandonnées par les forces de Haftar. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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