La tombe oubliée de Babylone, symbole de l’héritage juif d’Irak
Au bout d’une piste poussiéreuse située derrière un bazar autrefois connu sous le nom de « marché de Daniel », où une flopée de boutiques et de chariots ambulants offre de tout, des pitas chaudes aux kebabs fumants en passant par des pâtisseries débordant de sirop, se dresse un complexe de briques couleur miel.
À bien des égards, il ressemble aux sanctuaires, mosquées et cimetières qui parsèment le désert du sud de l’Irak, à environ deux heures de route au sud de Bagdad.
« Ceux qui viennent à nous sont de différentes nationalités. Nous ne nous soucions pas de leur religion »
- Haytham Alkhafaji, gardien du sanctuaire
Mais celui-ci est unique. Il abrite la tombe vieille de 2 600 ans du prophète Ézéchiel – Dhul Kifl en arabe – à l’intérieur du complexe de la mosquée al-Nukhailah, datant du XIIIe siècle.
À l’intérieur de la pièce qui abrite la tombe d’Ézéchiel, des carreaux turquoise en forme d’étoile et des motifs floraux jaune et rose défraîchis recouvrent les murs en pierres apparentes. Des tapis verts tapissent le sol.
Au-dessus de la porte, une inscription en hébreu indique : « Voici le lieu de sépulture de notre maître Ézéchiel ». Des hymnes dans la même langue sont inscrits ailleurs sur les murs. La tombe elle-même est drapée d’un tissu vert portant l’inscription en arabe « Que la paix soit avec Ézéchiel ».
Ce qu’il reste
Dans le cadre de la campagne d’arabisation de Saddam Hussein, les inscriptions en hébreu ont été recouvertes de peinture blanche, mais elles ont depuis été restaurées.
« Tout ce que vous voyez provient de l’Ancien Testament. Ce chandelier représente la religion juive », commente Haytham Alkhafaji, l’un des gardiens du sanctuaire, en montrant une menorah peinte sur le mur. « Et ça, ce sont les restes d’inscriptions en hébreu. »
Important dans l’islam, le christianisme et le judaïsme, le prophète Ézéchiel a vécu à Jérusalem avant d’être exilé à Babylone, dans l’Irak d’aujourd’hui.
Le livre de la Bible contenant ses visions est l’un des volumes les plus significatifs de l’Ancien Testament, tandis que son nom apparaît deux fois dans le Coran.
L’endroit est calme aujourd’hui et le doux chant des oiseaux s’élève dans la verdure environnante. La lumière du soleil rejaillit sur les trois minarets du complexe de la mosquée – dont l’un se penche comme la tour de Pise – et sur un dôme conique de l’époque seljukide paré d’éléments décoratifs en forme de nids d’abeilles.
« Le site est un lieu fascinant, ainsi que le plus important site de pèlerinage juif de l’Irak contemporain »
- Alex Shams, doctorant en anthropologie
La tombe illustre la diversité religieuse qui existait autrefois en Irak, pays qui a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1932. Certains jours, le site accueille environ 400 visiteurs, selon Haytham Alkhafaji.
Malgré les querelles locales concernant la gestion et l’accès du site, les juifs avaient autrefois coutume d’y venir en pèlerinage, en particulier entre le Nouvel An juif (Rosh Hashanah) et Yom Kippour. Dans une pièce adjacente est exposée une collection de photos en noir et blanc représentant des juifs irakiens de la région.
Au milieu du XXe siècle, l’Irak comptait environ 150 000 juifs. Des membres aisés de la communauté originaires de Bagdad ont construit des habitations dans la ville d’al-Kifl, située à proximité de la tombe d’Ézéchiel.
Toutefois, leur nombre est presque tombé à zéro : la plupart ont fui ou ont été évacués par avion vers Israël à la suite de persécutions et de conflits.
Un sanctuaire partagé
Aujourd’hui, les responsables de la tombe d’Ézéchiel affirment que les visiteurs de toutes confessions sont les bienvenus et qu’ils ne leur posent aucune question sur leur appartenance religieuse.
« Ceux qui viennent à nous sont de différentes nationalités. Nous ne nous soucions pas de leur religion », déclare Haytham Alkhafaji.
« Le site est un lieu fascinant, ainsi que le plus important site de pèlerinage juif de l’Irak contemporain », estime Alex Shams, doctorant en anthropologie à l’Université de Chicago.
Pour ses recherches, il a visité la tombe d’Ézéchiel en novembre dernier lors d’Arbaïn, le plus important pèlerinage annuel des musulmans chiites, au cours duquel des millions de fidèles marchent de Nadjaf à Kerbala.
« C’est un sanctuaire partagé… Historiquement, c’était très courant dans la région. L’existence de ces sites nous rappelle qu’une telle coexistence est naturelle et que c’est la perte d’un tissu de diversité religieuse qui ne l’est pas. »
La tombe d’Ézéchiel est l’élément le plus ancien et le plus unique de l’ensemble du complexe. Les chiites sont attirés à double titre par le site : ils croient que l’imam Ali s’y est rendu quelque temps avant sa mort en 661 et il se trouve sur la route menant aux principaux centres de pèlerinage de Nadjaf et Kerbala, constituant donc une halte commode en cours de route.
Manque de fonds
Le complexe bénéficie d’un effort de préservation financé par divers organismes, notamment le bureau des dotations chiites irakien, le gouvernorat de Babil et le département des affaires techniques. Néanmoins, les autorités du site affirment avoir besoin de fonds supplémentaires – qui se chiffrent en millions de dollars – pour la poursuite des travaux de réhabilitation, de restauration et d’agrandissement.
Selon Haytham Alkhafaji, les fonds publics ne suffisent pas pour goudronner la route menant au complexe ou améliorer les installations touristiques afin d’en faire un véritable centre d’attraction pour les juifs, les chrétiens et les musulmans du monde entier.
« En tant qu’administrateurs du sanctuaire, nous manquons d’argent pour reconstruire le site, paver la route et faire de la place pour le stationnement des voitures. Nous manquons également d’argent pour faire de la publicité, de sorte que le message parvienne à d’autres pays », dit-il à Middle East Eye.
« Des activistes nous aident, mais l’État doit s’occuper de ces sites religieux et archéologiques. »
Bien que la plupart des gouvernements occidentaux continuent de déconseiller à leurs ressortissants de se rendre en Irak, invoquant des risques sécuritaires, les organisateurs de pèlerinage ont signalé une augmentation du nombre de clients suite à la défaite du groupe État islamique.
Une autre version de l’histoire juive
Selon les observateurs, l’importance de la tombe réside en partie dans le fait qu’elle défie la version sioniste de l’histoire. Les autorités israéliennes ont créé un réseau de sites antiques et archéologiques fortement promus par l’État d’Israël qui insèrent l’histoire juive au sein du territoire qu’elles contrôlent.
En réalité, outre la tombe d’Ézéchiel, les tombes de personnalités importantes du judaïsme sont réparties dans toute la région, y compris les tombes de Daniel et Esther en Iran.
Alex Shams explique qu’entretenir des lieux saints du judaïsme en dehors d’Israël et de la Palestine occupée est un moyen de lutter contre la propagande israélienne.
« L’archéologie est devenue un puissant outil colonial aux mains de l’État israélien et ceci est un rappel urgent de la nécessité de maintenir ouvert l’accès aux sites religieux partagés », déclare-t-il, citant l’exemple de la tombe de Rachel à Bethléem. Les autorités israéliennes ont tenté de revendiquer ce site en tant que « patrimoine national » israélien et les Palestiniens doivent obtenir un permis pour y accéder.
« Il est important que les citoyens connaissent leur civilisation, mais les conditions économiques se répercutent négativement sur les monuments »
- Haytham Alkhafaji, gardien du sanctuaire
Néanmoins, la gestion de la tombe d’Ézéchiel a parfois fait l’objet de controverses.
Selon certains historiens, son héritage juif a été minimisé et endommagé depuis que les autorités musulmanes ont en pris le pouvoir en 1952. Ils affirment que les travaux d’agrandissement et de rénovation de la mosquée ont vu des versets et inscriptions coraniques gagner du terrain dans la pièce abritant la tombe d’Ézéchiel, en plus d’endommager les maisons juives environnantes.
« Depuis l’occupation américaine en Irak en 2003 et la chute du régime de Saddam Hussein […], les autorités irakiennes se sont engagées à réaménager l’ancienne partie d’al-Kifl et le complexe funéraire, qui se trouvait dans un état de désintégration », a écrit Zvi Yehuda, directeur de l’institut de recherche du Babylonian Jewry Heritage Centre. Basé en Israël, celui-ci retrace l’histoire des juifs irakiens.
« Les musulmans locaux ont utilisé cela comme une opportunité pour ajouter des symboles musulmans et effacer les signes juifs, afin de transformer l’ancienne cour de la synagogue (la ‘’cour extérieure’’) en un lieu de prière musulman », a-t-il ajouté dans son livre, The New Babylonian Diaspora: Rise and Fall of Jewish Community in Iraq (2017)
Protéger le patrimoine
Zvi Yehuda a également déclaré que la diaspora juive irakienne avait été exclue des discussions portant sur la rénovation de la tombe après 2003, au motif qu’il s’agissait d’une « affaire interne irakienne ».
Certains aspects du complexe semblent effectivement en faire un lieu de pèlerinage chiite. Les femmes doivent porter un tchador pour visiter la tombe d’Ézéchiel tandis qu’un maqam (mémorial) orné de pièces de ferronnerie dorées et éclairé dans des tons rouge écarlate rend hommage à la visite de l’imam Ali au VIIe siècle. Ailleurs, des affiches portent des instructions de prière en arabe.
Les administrateurs déclarent pour leur part vouloir protéger l’héritage juif du site. « Nous l’avons conservé et nous ne voulons pas qu’il soit endommagé. C’est un héritage irakien et une histoire irakienne et nous en sommes fiers », déclare Haytham Alkhafaji, ajoutant que les finances constituent le principal obstacle à la poursuite des efforts de préservation.
« Il est important que les citoyens connaissent leur civilisation, mais les conditions économiques se répercutent négativement sur les monuments. Quand l’argent sera disponible, les choses seront faciles. »
Traduit de l’anglais (original).
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