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Les Russes en Syrie : les défis après la victoire 

Pour gagner la guerre en Syrie, Moscou a dû faire preuve d’un certain volontarisme. Pour gagner la paix, l’heure est à la plus grande prudence
Les présidents iranien, turc et russe lors d’un sommet en avril 2018 (Reuters)

L’intervention militaire russe en Syrie en 2015 fut décisive. Moscou a largement contribué à la victoire de « l’axe de la résistance » et au maintien de Bachar al-Assad. Seulement, si la Russie a réussi à protéger le pouvoir à Damas, la reconquête de l’ensemble du territoire syrien se heurte à quelques difficultés. 

Pour la Russie, le contexte actuel n’a plus rien à voir avec celui des premières années du conflit syrien. Au début, les Russes pouvaient assumer une logique de confrontation avec les ennemis de Damas (les Américains, les Européens, les Turcs, les Saoudiens, les Qataris…).

En 2015, pour intervenir militairement contre le groupe État islamique (et contre d’autres groupes menaçant le pouvoir à Damas), l’armée russe s’est appuyée sur ses partenaires syriens, iraniens et irakiens. 

La province d’Idleb : l’ultime grand bastion djihadiste du pays

Aujourd’hui, la Russie dialogue avec l’ensemble des acteurs de la région et l’emploi de la force n’est plus évident. Tel est le prix de la victoire pour Moscou : gagner militairement la guerre et se rapprocher des adversaires d’hier, cela contraint à la plus grande prudence et à la retenue. Par ailleurs, si les Russes savent bien qu’ils ont joué un rôle décisif dans cette victoire militaire, ils savent aussi qu’ils n’ont pas gagné seuls. 

Tout en accompagnant et en soutenant la reconquête de l’ensemble du territoire par l’armée syrienne, la Russie doit gérer quatre dossiers majeurs : la situation à Idleb (au nord-ouest du pays), l’avenir des Forces démocratiques syriennes (FDS) – dont surtout les milices kurdes – au nord-est du pays, le risque d’affrontement entre Israël et « l’axe de la résistance » et la question de la reconstruction politique et économique du pays. 

Aujourd’hui, la Russie entend ménager Ankara tout en manifestant une certaine impatience

Le nord-ouest du pays est au cœur de la coopération russo-turque en Syrie. L’offensive de la Turquie (et de ses alliés locaux) à Afrine en janvier 2018 n’aurait jamais été possible sans un accord de Moscou, qui avait quelques raisons de sacrifier les miliciens kurdes (au premier rang desquelles leur alliance avec Washington). 

Aujourd’hui, la Russie – qui sait que la paix en Syrie ne peut se faire sans un accord avec la Turquie – entend ménager Ankara tout en manifestant une certaine impatience. Depuis la fin de l’année 2016 (et la bataille d’Alep), la Russie a fait plusieurs pas en direction de son partenaire turc : cela va du dialogue avec les groupes de combattants parrainés par la Turquie (naguère considérés comme terroristes) au refus de laisser l’armée syrienne mener une offensive dans la région d’Idleb. 

Néanmoins, en dépit de l’accord russo-turc de septembre dernier, prévoyant notamment une démilitarisation et une déradicalisation de la zone, ce sont les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (anciennement affiliés à al-Qaïda sous le nom d’al-Nosra) qui règnent à Idleb au détriment des rebelles islamistes parrainés par Ankara, évincés par le groupe terroriste. 

Cette situation préoccupante pour Moscou, qui fait de la lutte contre le terrorisme une priorité, explique la multiplication des raids aériens menés par l’aviation russe dans la région. Pour l’instant, et cela ne peut que rassurer la Turquie (qui craint un afflux de réfugiés et qui souhaite obtenir une zone tampon à sa frontière), la Russie n’envisage pas une offensive de grande ampleur dans l’immédiat

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son homologue russe, Vladimir Poutine, à Istanbul, le 19 novembre (AFP)

En d’autres termes, la Russie se contentera de frappes aériennes contre les positions de Hayat Tahrir al-Cham, en attendant d’aboutir à une solution pérenne, impliquant pour Moscou un retour de l’armée syrienne dans la région. 

Depuis l’annonce du retrait américain du nord-est du pays (des zones dominées par les Forces démocratiques syriennes, dont essentiellement les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple [YPG]), le risque d’une offensive turque à l’est de l’Euphrate semble grand. Les miliciens kurdes des YPG se sont vite (fin décembre 2018) mis sous la protection de Moscou et de Damas dans la ville de Manbij.

En apparence, la Russie est en position de force : elle peut dialoguer avec tous les acteurs de la région, empêcher l’armée syrienne d’attaquer Idleb et convaincre Ankara de ne pas mener une nouvelle offensive d’ampleur contre les YPG. D’ailleurs, Moscou dispose d’un argument de poids : les Turcs ont échoué à Idleb contre la principale organisation terroriste agissant sur le sol syrien. 

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Néanmoins, la situation actuelle n’est pas tenable pour la Russie : un nord-est qui demeure sous le contrôle des Forces démocratiques syriennes (sous quasi-protectorat américain) et où les Turcs et les Américains négocient une éventuelle zone tampon (destinée à éloigner le « danger » kurde).

C’est d’autant moins tenable que la Russie est censée permettre au pouvoir syrien de récupérer l’intégralité du territoire syrien. 

En réalité, la Russie dialogue avec deux alliés de Washington (la Turquie et les miliciens kurdes) dont les intérêts sont opposés. Deux options semblent s’offrir à elle : soit elle réussit sa double médiation – entre milices kurdes et Damas, dans un contexte de crise de confiance, et entre Damas et Ankara –, soit elle sacrifie une nouvelle fois les miliciens kurdes et elle offre à la Turquie sa zone tampon, en faisant avaler à Damas cette pilule pour une durée indéterminée. 

Le risque d’un conflit israélo-iranien 

Les frappes israéliennes sur le sol syrien et la détermination de « l’axe de la résistance », encouragé par sa victoire contre la rébellion syrienne et contre les groupes djihadistes, alimentent les craintes d’un nouveau conflit armé. 

La Russie veut pouvoir conserver de bonnes relations à la fois avec Israël et avec « l’axe de la résistance »

La reconnaissance par Donald Trump de l’annexion du Golan syrien par Israël est de ces provocations qui tendent à exacerber les tensions. Mais elle vise aussi probablement à fragiliser la position russe dans la région.

En effet, tandis que la Russie fait tout pour limiter les tensions dans la région (il est, là encore, question d’une zone tampon destinée à éloigner les Iraniens et le Hezbollah), la question du statut du Golan (un territoire arabe occupé et annexé) est un argument brandi par « l’axe de la résistance » qui déplore les bonnes relations entre Israël et la Russie. 

La Russie veut pouvoir conserver de bonnes relations à la fois avec Israël et avec « l’axe de la résistance » (en Syrie comme au Liban). Un conflit de basse intensité n’est pas à exclure (attaques, intimidations, ripostes), mais une guerre intense qui embraserait la région semble peu probable dans la mesure où la Russie fera tout pour l’empêcher. 

Vers la reconstruction ?

La question de la reconstruction de la Syrie préoccupe aussi les autorités russes. Il s’agit à la fois de la reconstruction matérielle et de la reconstruction politique.

Concernant la première, la Russie est confrontée à trois défis : un risque de rivalités croissantes avec ses partenaires iranien et chinois, un manque d’investissements et un besoin de sécurité. Pour ce dernier point, l’interdépendance est évidente : l’absence de sécurité empêche la reconstruction (et les investissements) et la reconstruction est nécessaire à une sécurité à long terme (le terrorisme ne nourrit du chaos). 

Dans le cadre de cette reconstruction nécessaire, la Russie est encline à dialoguer avec tout le monde, y compris l’axe Riyad-Abou Dabi.

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La réouverture de l’ambassade des Émirats – avec lesquels Moscou entretient d’excellentes relations – à Damas peut laisser penser à une future participation à la reconstruction du pays, notamment pour contrebalancer les influences iranienne et turque. 

Enfin, c’est avec la Turquie et les Nations unies que le chantier de la reconstruction politique est engagé. La formation d’un comité constitutionnel (50 membres choisis par le pouvoir, 50 par l’opposition et 50 par l’ONU), selon un plan onusien soutenu par Moscou, semble aujourd’hui difficile.

Au-delà des difficultés techniques, un tel procédé contredit le souverainisme habituel de Moscou : la reconstruction politique et institutionnelle du pays ne devrait concerner que les Syriens.

En définitive, la Russie multiplie les concessions. Sa victoire ne lui a pas offert un statut de puissance hégémonique dans la région. Au contraire, elle en a fait un arbitre prudent qui doit ménager à peu près tout le monde.

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