Festival de Cannes 2019 : le cinéma du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord revient en force
Après une performance exceptionnelle pour le cinéma arabe au Festival de Cannes 2018, même les plus grands optimistes ne se seraient pas attendus à ce que l’édition de cette année soit aussi fructueuse pour les cinéastes de la région.
Il y a eu le succès colossal de Capharnaüm de Nadine Labaki, fracassant vainqueur du prix du jury, Sofia de Meryem Benm’Barek-Aloïsi, lauréat du prix Un Certain Regard du meilleur scénario, ou encore Mon Cher Enfant de Mohamed Ben Attia, acclamé par la critique et inclus dans la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs. Tous les films sont ensuite devenus des sensations internationales : Capharnaüm a été nommé aux Oscars et a généré plus d’1,5 million de dollars au box-office américain.
Les voyants pour 2019 n’étaient certes pas au vert, à en juger par les sélections des festivals européens qui ont précédé Cannes. Aucune production arabe n’a été sélectionnée pour Rotterdam en janvier. La modeste participation arabe à Berlin en février n’a pas enflammé le festival, à l’exception du documentaire soudanais Talking About Trees.
Certains observateurs ont attribué l’engouement pour le cinéma arabe observé l’an dernier à Cannes à l’absence contrainte de Netflix, motivée par la position hostile des distributeurs et des propriétaires de cinémas français face au mépris du géant du streaming pour la diffusion en salles.
À la place, la firme américaine a présenté ses films les plus médiatisés – Roma, De l’autre côté du vent, Un 22 juillet et La Ballade de Buster Scruggs – à la prestigieuse Mostra de Venise. Le litige avec Netflix, ont relevé certains observateurs, a laissé à Cannes trop de places vacantes à pourvoir.
Ce n’est pas le cas cette année. La 72e édition du Festival de Cannes ne manque pas de stars et bénéficie d’une des programmations les plus alléchantes de ces derniers temps. Quentin Tarantino (Once Upon a Time… in Hollywood), Ken Loach (Sorry We Missed You) et Pedro Almodóvar (Douleur et gloire) sont en lice pour le concours principal, en plus des nouvelles œuvres de Werner Herzog (Family Romance, LLC), Asif Kapadia (Maradona) et Robert Rodriguez (Red 11) dans d’autres catégories.
Cette ouverture géographique tant vantée en interviews par Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, était considérée comme une compensation pour la faible représentation des femmes cinéastes et des autres minorités.
Mais le nombre de réalisatrices a augmenté : 13 des 47 films figurant dans la sélection officielle ont été réalisés par des femmes. Le concours comprend également pour la première fois un film d’une réalisatrice noire, Atlantique, de la Franco-Sénégalaise Mati Diop.
Le meilleur est à Cannes
Ainsi, lorsque la programmation du Festival de Cannes 2019 a été dévoilée en avril, ce fut une bonne surprise de voir sept films arabes dans la sélection finale du plus grand festival du film au monde (sans compter Mektoub My Love : Intermezzo, la dernière production du Franco-Tunisien Abdellatif Kechiche, déjà auréolé d’une Palme d’Or, qui a été annoncé plus tard, ni Fakh, un court métrage égyptien au programme de la Semaine de la Critique).
La forte participation arabe enregistrée cette année – qui doit être l’une des plus importantes de l’histoire du festival, qui existe depuis 75 ans – témoigne de la notoriété internationale croissante du cinéma arabe et de sa capacité à attirer des publics du monde entier. C’est aussi un rappel des longues années de traversée du désert au cours desquelles la culture arabe a été négligée en Occident.
Alors que la concurrence entre les principaux festivals de cinéma pour rassembler le meilleur du cinéma mondial s’est intensifiée, Cannes semble avoir mis la main sur certaines des plus réussies productions arabes de l’année.
Cette sélection d’une variété impressionnante comprend des comédies, des thrillers, des escapades expérimentales, des mélodrames maternels et des documentaires, dont la plupart sont la première ou la deuxième œuvre des réalisateurs.
En tête d’affiche figure le réalisateur palestinien Elia Suleiman, qui fait son retour tant attendu avec It Must Be Heaven, son premier long métrage depuis Le Temps qu’il reste, en lice pour la Palme d’Or en 2009. Dans ce quatrième film, décrit comme « un conte burlesque explorant l’identité, la nationalité et l’appartenance », son alter-ego muet – signe caractéristique du réalisateur – fuit la Palestine pour se mettre en quête d’une nouvelle vie, mais ne découvre que le spectre de sa patrie d’origine qui se manifeste partout où il s’aventure.
Tourné dans diverses villes, dont Paris et New York, ce mélange de comédie pince-sans-rire, de pathos et d’âpres messages politiques concocté par Suleiman devrait faire de sa production la plus coûteuse à ce jour un important candidat pour le Grand prix du Festival de Cannes.
La sélection officielle comporte une autre contribution palestinienne, le court métrage Ambience de Wisam al-Jafari, qui figure dans la sélection Cinéfondation des films d’étudiants. Tourné en noir et blanc, le film retrace les efforts de deux jeunes musiciens en herbe vivant dans un camp de réfugiés, qui tentent de trouver des idées pour un concours musical qui leur permettrait d’enregistrer un album.
L’Afrique du Nord domine le reste de la sélection arabe avec deux films algériens, deux films marocains et un film tunisien, qui sont la première ou la deuxième œuvre des cinéastes.
Deux films en lice dans la sélection Un Certain Regard sont des premiers longs-métrages de réalisateurs arabes. Le premier est Adam de la réalisatrice marocaine Maryam Touzani (coscénariste de Razzia de Nabil Ayouch), un mélodrame maternel qui suit une femme célibataire issue de la classe ouvrière, mère d’une fille de 8 ans, dont la vie est bouleversée par la rencontre fortuite avec une jeune femme enceinte.
Le second est Papicha de la réalisatrice algérienne Mounia Meddour, une condamnation virulente du fondamentalisme religieux et du patriarcat. Ce drame féministe stylisé, qui se déroule pendant la guerre civile des années 1990, se concentre sur une étudiante à l’esprit libre qui, après avoir perdu son amie d’enfance au cours d’une attaque, défie le chaos en organisant un défilé de mode.
Deux autres premiers longs-métrages arabes sont à l’affiche de la Semaine de la Critique. Dans Abou Leila, le cinéaste algérien Amin Sidi-Boumédiène utilise lui aussi le contexte de la guerre civile pour explorer l’héritage de violence du conflit dans un thriller judicieux qui suit deux amis à la recherche du terroriste éponyme dans le Sahara.
Le Miracle du Saint Inconnu, la comédie minimaliste très attendue d’Alaa Eddine Aljem, emploie une tonalité et un sujet très différents. Younes Bouab (Zéro, Razzia) incarne un voleur qui cache à la va-vite une somme d’argent volé dans un village désert avant d’être arrêté par la police. Après sa libération, il retourne dans le village pour récupérer son argent, mais découvre qu’un sanctuaire devenu une attraction touristique a été construit au-dessus de son butin.
Également au programme de la Semaine de la Critique, le court-métrage Fakh de l’Égyptienne Nada Riyadh est un drame qui explore la relation entre un jeune homme et une femme qui cherchent à faire l’amour dans une station balnéaire isolée, avant que la jeune fille ne révèle à son amant son souhait de mettre un terme à leur relation.
Nada Riyadh a fait preuve d’une sensibilité et d’une délicatesse remarquables dans son film-documentaire Happily Ever After (2016). Ce même degré de complexité psychologique est à prévoir dans cette étude sur la dynamique de pouvoir et les subtilités de la vie de couple dans l’Égypte actuelle.
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, le second long métrage du réalisateur tunisien Ala Eddine Slim, Tlamess, fait tout autant le buzz. Slim a fait sensation sur le circuit des festivals en 2016, lorsqu’il a remporté le prix du meilleur film lors de la Semaine de la critique à Venise pour The Last Of Us, un drame sans paroles sur le thème de l’immigration.
Tlamess est le récit envoûtant d’un soldat déserteur dont le destin est intimement lié à celui d’une jeune femme enceinte en fuite dans le désert tunisien. Ce film, dans lequel joue le musicien de jazz égyptien Abdullah Miniawy, renforcera la réputation d’Ala Eddine Slim comme l’un des principaux cinéastes expérimentaux de la région.
En marge du festival, présenté en séance spéciale, le journaliste syrien Waad al-Kateab et le réalisateur britannique Edward Watts présentent For Sama, un journal intime relatant la guerre en Syrie du point de vue de son co-réalisateur syrien. Le film a été présenté pour la première fois aux critiques enthousiastes du festival SXSW d’Austin, remportant le prix du jury et du public pour le meilleur documentaire.
Un certain nombre de réalisateurs arabes sont en compétition à Cannes cette année avec des films sur des sujets non arabes. Parmi eux, le plus célèbre est Mektoub, My Love: Intermezzo, de Kechiche. Il fait suite à sa saga de 2017 consacrée à un groupe d’hommes arabo-français séduisants et de Françaises blanches, faisant la fête, tombant amoureux et ayant des relations sexuelles au cours d’un été apparemment sans fin dans les années 1990.
Le regard masculin et licencieux de Kechiche dans La Vie d’Adèle lui a valu les pires critiques de sa carrière. Cela marque l’inclusion de cette deuxième partie de quatre heures dans le concours de Cannes comme un casse-tête, en particulier après les allégations d’agression sexuelle déposées contre lui par une actrice française. Un des avocats de Kechiche a déclaré que le réalisateur « niait catégoriquement la véracité de ces allégations ».
Les Dardenne examinent l’islam
D’autres films à Cannes traitent de thèmes moyen-orientaux, dont plusieurs de réalisateurs européens de premier plan.
Jean-Pierre et Luc Dardenne, les deux frères belges deux fois lauréats de la Palme d’Or, reviennent sur la Croisette pour la huitième fois avec Le Jeune Ahmed, où ils abordent l’islam pour la première fois.
Le thème de la crise spirituelle, emblématique chez les Dardenne, reste au centre de leurs préoccupations, tandis qu’ils retracent l’histoire d’un adolescent belgo-arabe de 13 ans déchiré entre son vœu religieux de pureté et ses tentations terrestres.
Pendant ce temps, son compatriote Bas Devos se penche sur une génération différente avec Ghost Tropic, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, l’histoire non traditionnelle d’une femme de 58 ans qui, après avoir atteint le terminus de sa ligne de métro par accident, s’embarque pour un voyage nocturne afin de rentrer chez elle.
Le troisième long métrage de Devos fait suite à Hellhole, un panorama méditatif et elliptique d’un Bruxelles post-attentats de 2016, vécu sous différents angles.
Les vétérans comme les nouveaux cinéastes emmènent l’expérience arabe et musulmane sur des terrains différents. Ajoutés à ceux des prétendants arabes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, leurs récits évoquent collectivement une mosaïque fascinante qui pourrait s’avérer être une intrigue secondaire déterminante de Cannes 2019.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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