Manchester City, Abou Dabi et l’ascension du nouvel ordre du football anglais
En longeant à pied la ligne de tramway en direction de l’est depuis la gare de Manchester Piccadilly, vous passerez devant un pub abandonné appelé Bank of England, de vieilles maisons condamnées et une station de lavage auto où quelques travailleurs assis dehors en combinaison attendent leur prochain boulot.
Passez la station et continuez de remonter la route. Au bout de cinq minutes, vous arrivez à une concession Mercedes, qui se dresse telle une tour de garde devant l’Etihad Stadium, antre du Manchester City Football Club. Le nom de la deuxième plus grande compagnie aérienne émiratie est visible partout.
Derrière le stade se trouve l’Etihad Campus, une vaste étendue de terre occupée par des terrains d’entraînement, une école, des bureaux, des magasins, le Manchester Institute of Health and Performance, un « parcours santé forestier » et bien plus encore.
Dans la boutique du club, les employés expliquent à Middle East Eye que les maillots les plus vendus sont sans surprise ceux de Sergio Agüero, Raheem Sterling et Kevin De Bruyne.
Ce sont ces footballeurs qui ont offert à City un deuxième titre consécutif de Premier League anglaise, son quatrième depuis 2012, justifiant l’argent investi sur eux par le propriétaire du club, le cheikh Mansour ben Zayed al-Nahyane, membre important de la famille dirigeante d’Abou Dabi.
Après ce nouveau titre remporté le 12 mai, le ministre d’État émirati aux Affaires étrangères Anwar Gargash a félicité Mansour dans un tweet en arabe et rendu hommage à son « exploit historique » et à son « succès légendaire ». Gargash a évoqué « l’une des histoires les plus remarquables de l’histoire du football ».
Il n’a pas tort. Samedi 18 mai, Manchester City a affronté Watford en finale de la FA Cup, sponsorisée par Emirates, une autre compagnie aérienne émiratie. Après sa victoire 6 – 0, City est devenu la première équipe de l’histoire du football anglais à réaliser un triplé national avec le championnat, la FA Cup et la League Cup.
Au cours des dix dernières années, le cheikh Mansour a investi au moins 1,3 milliard de livres (environ 1,5 milliard d’euros) dans le club. En retour, les fans de l’équipe déploient des banderoles pour le remercier, chantent des chansons en son honneur et portent des torchons en guise de keffiehs faits maison en hommage à leurs propriétaires riches en pétrole.
En plus d’un siècle d’existence avant l’arrivée du cheikh Mansour, City n’avait remporté que deux fois le titre de champion d’Angleterre. Malgré quelques périodes fastes, le club faisait souvent l’ascenseur entre les différentes divisions et jouait encore au troisième échelon du football anglais en 1999.
« En regardant City perdre face à Tranmere il y a de nombreuses années, jamais je n’aurais cru que nous deviendrions la meilleure équipe de Premier League de l’histoire et que nous serions sur le point de remporter le triplé national », a déclaré Tony, un fan de City, au téléphone sur une radio de la BBC. « Si vous êtes supporter de Manchester City en ce moment, c’est un rêve absolu. »
« Une arme à double tranchant »
Le football de la Premier League « est l’un des meilleurs produits de divertissement au monde », écrivait le vice-Premier ministre émirati lors de son acquisition du club en 2008. Le City Football Group, détenu par Abu Dabi United Group, est en bonne voie pour devenir un Amazon ou un Disney sous financement émirati, à la tête de plusieurs clubs de football des États-Unis à l’Uruguay, en passant par l’Espagne et la Chine.
Le New York City Football Club, comme Melbourne City et leur club parent, Manchester City, jouent en bleu ciel avec « Etihad Airways » floqué à l’avant du maillot.
Ils ambitionnent d’appliquer le style de jeu prôné par Pep Guardiola, vainqueur de la Ligue des champions avec Barcelone comme joueur et entraîneur, à savoir une philosophie fondée sur la possession et le redoublement de passes qui fait l’identité du club catalan.
En tant que tel, le football, le sport le plus regardé au monde, est devenu une publicité mondiale pour Abou Dabi et un moyen de mettre en pratique la stratégie de « soft power » des Émirats arabes unis. Néanmoins, comme le précise Nicholas McGeehan, ancien chercheur spécialiste des Émirats arabes unis pour Human Rights Watch, les propriétaires de City sont « au courant du fait que c’est une arme à double tranchant ».
L’Australien Simon Pearce, président du conseil d’administration de Manchester City et responsable des communications stratégiques d’Abou Dabi, a détaillé cela dans un e-mail rédigé en 2013 au sujet de l’arrivée du club à New York : « Les vulnérabilités d’Abou Dabi et des Émirats arabes unis entrent en jeu : l’homosexualité, la richesse, les femmes, Israël. »
Le succès de Manchester City a donc également attiré l’attention sur les critiques de longue date formulées à l’encontre des Émirats arabes unis. « C’est l’un des gouvernements les plus abusifs et les plus dangereux de la région », affirme McGeehan. « Ils sont particulièrement sinistres et dangereux. »
Les mauvais traitements infligés aux travailleurs immigrés qui constituent 90 % de la population, les vastes inégalités en matière de richesse, la dégradation de l’environnement, les politiques oppressives à l’encontre des femmes et des homosexuels, les actes de torture infligés aux prisonniers et l’entrée dans une guerre qui a tué des milliers d’innocents au Yémen sont autant d’allégations contre les Émirats arabes unis portées de façon plus ou moins confuse à l’attention des centaines de millions de personnes qui regardent la Premier League anglaise à travers le monde.
Ceci vaut particulièrement pour les supporters des rivaux de City qui cherchent un bâton pour battre ceux qui les terrassent, et particulièrement dans un paysage footballistique toujours plus polarisé, dans lequel les sites et les podcasts de supporters sont montés en puissance et les supporters du monde entier se défoulent les uns contre les autres sur Twitter.
En retour, les supporters du club mancunien sont devenus ce que McGeehan appelle une « armée de relations publiques gratuite » pour Abou Dabi, qui défend les Émirats arabes unis sur les réseaux sociaux et souligne qu’en matière de propriétaires prétendument louches, City n’est pas seul parmi les clubs de Premier League.
« Creusez suffisamment et vous trouverez des affaires troubles dans les transactions financières de chaque club – là où il y a de l’argent, il y a beaucoup de personnes et de pratiques douteuses », affirme David Mooney, supporter de City depuis le berceau et animateur du podcast Blue Moon.
Howard Hockin, un autre supporter qui gère le podcast 93:20, fait un constat similaire. « Le gouvernement britannique est tout aussi mauvais que le gouvernement émirati. Il y a beaucoup d’arrogance de la part de l’Occident autour de cela », soutient-il.
À Manchester, les hommes de l’émirat riche en pétrole d’Abou Dabi reçoivent beaucoup plus d’amour que ce gouvernement britannique. De temps en temps, les supporters de City entonnent à l’Etihad Stadium un chant qui rend hommage à leur propriétaire. Sur l’air du chant spirituel classique Kum Ba Ya, ils chantent « Cheikh Mansour, mon seigneur, cheikh Mansour, oh mon seigneur, cheikh Mansour ».
Mansour a assisté à un seul match de Manchester City depuis qu’il a acquis le club il y a plus de dix ans.
Les Émirats arabes unis, État du Golfe dont le territoire était autrefois contrôlé par les Britanniques, tirent désormais les ficelles et leurs dirigeants sont remerciés et honorés par des hommes et des femmes sur un terrain de football dans le nord de l’Angleterre.
Mais alors qu’il vise à marquer l’histoire du football national, Manchester City est confronté à un autre type de casse-tête hors du terrain : l’UEFA, l’organe dirigeant européen du football, menace d’exclure le club de la Ligue des champions pour avoir enfreint les règles du fair-play financier en acheminant des fonds du cheikh Mansour par le biais de contrats de sponsoring gonflés. Le géant de l’est de Manchester est contraint de repousser des attaques de toutes sortes.
Du club ouvrier au mastodonte
Les jours de match, le bar Mary D’s, situé à un coin de l’Etihad Stadium, de l’autre côté de la route, est réservé aux fans de City. Des centaines de personnes se rassemblent régulièrement à l’intérieur du bar principal, se mettent en rang sur sa piste de danse et remplissent son espace extérieur à l’arrière. Des photos d’anciens joueurs et de joueurs actuels garnissent les murs.
Sur la grande terrasse à l’arrière, des maillots sont suspendus au toit et la piste de danse est décorée d’hommages faits maison aux joueurs de City qui ont hissé l’équipe à un total de 100 points en championnat la saison dernière. Agüero et Sterling apparaissent avec des casques romains ornés d’une crête bleu ciel.
Le Beamish Bar n’a pas toujours été un temple dédié aux dieux de Manchester City. Beswick, le quartier de l’est de Manchester où se trouve l’Etihad Stadium, appartient traditionnellement à l’autre équipe de football de Manchester, plus célèbre : Manchester United.
Pendant des années, Mary D’s était également le Bradford Labour Club et rassemblait les travailleurs du quartier. Manchester, berceau de la révolution industrielle et ville du club de football qui a dépensé plus d’argent que tout autre dans le monde au cours de la dernière décennie, est l’une des localités les plus défavorisées du Royaume-Uni.
En 1993, Mike Kehoe, un Irlandais, a racheté le bar et en a pris la direction. À l’époque, Manchester City jouait encore à Maine Road, son stade depuis 1923. Maine Road se trouve à Moss Side, au sud du centre-ville de Manchester et à environ cinq kilomètres de l’actuel Etihad Stadium. La base traditionnelle de supporters du club provient de ces quartiers et non de l’est de Manchester.
À partir des années 1980, alors que les coupes gouvernementales, la marche du capitalisme mondial et la fermeture de l’industrie dévastaient de vastes régions du Royaume-Uni, le conseil municipal de Manchester était passé maître dans l’art de faire des offres pour des rentrées d’argent ponctuelles afin de tenter de pallier les circonstances difficiles dans lesquelles il s’était retrouvé.
En 2002, Manchester a accueilli les Jeux du Commonwealth. Le City of Manchester Stadium a été construit pour l’occasion, mais il lui fallait une vie après l’événement. Manchester City, dans la tourmente mais toujours à la tête de foules fidèles de plus de 30 000 supporters, était le choix évident.
Le lundi après-midi, les habitués du bar principal sont tous supporters de United, malgré le décor aux couleurs de City.
« Ce que j’aime dans cet endroit, c’est que je pourrai me soûler ce soir et rentrer à la maison en traversant ma cité complètement nu et que ça ne poserait de problème à personne »
– Tommy, habitant du quartier
Tommy, Steve et Colin sont tous au début de la cinquantaine. Tommy est installateur de fenêtres. Il a grandi à Beswick et y a toujours vécu.
« Ce que j’aime dans cet endroit, c’est que je pourrai me soûler ce soir et rentrer à la maison en traversant ma cité complètement nu et que ça ne poserait de problème à personne », confie-t-il.
Il vit au sein d’une communauté. L’argent et les opportunités se font rares, mais les gens se connaissent et veillent les uns sur les autres. Et en dehors des jours de match, ils ont toujours leur pub local : Mary D’s.
Une ombre plane sur tout cela. Elle est visible de l’extérieur du bar : il s’agit de l’Etihad Stadium et de tout ce qu’il représente. Depuis des années, les habitants de Beswick attendent de savoir ce que le Manchester City Football Club et le conseil municipal de Manchester veulent faire d’eux et de l’endroit où ils vivent.
« Le club veut raser le secteur, mais la communauté ne sait pas ce qui se passe », explique Tommy.
La richesse pétrolière d’Abou Dabi sera-t-elle déversée à Beswick pour déraciner cette communauté ouvrière, détruire les logements sociaux et les remplacer par des lofts et une population en pleine ascension sociale encore imaginaire, qui travaillerait on ne sait où et qui ferait on ne sait quoi ?
Au bar Mary D’s, les clients n’en savent rien. Ils ont l’impression d’être au purgatoire. Ils se comparent aux paroles d’une vieille chanson de Manchester City : « Nous ne sommes pas vraiment là, nous ne sommes pas vraiment là, tout comme les fans d’Invisible Man, nous ne sommes pas vraiment là. »
« Nous voulons juste savoir ce qui se passe », lance Tommy, dont le discours est partagé par ses amis au bar. Il a deux filles et s’interroge sur leur avenir. Il a acheté son logement social 14 000 livres (environ 15 900 euros) et ce dernier vaut désormais 150 000 livres (environ 170 000 euros).
Comme la plupart des autres habitants, Tommy réaliserait très probablement un bénéfice substantiel si Manchester City lui rachetait son logement mais, comme la plupart des autres habitants, il ne veut pas déménager dans une autre partie de la ville. « C’est notre communauté et nous ne voulons pas partir », affirme-t-il.
La communauté partage un sentiment de résignation. Selon eux, c’est David contre Goliath, mais dans cette version de l’histoire, c’est Goliath qui gagne.
« Ce sont des Arabes avec des milliards de livres, que pouvons-nous faire ? », se demande Tommy.
Le club propose toujours des emplois rémunérés au-dessous de 9 livres l’heure (environ 10,25 euros), ce qui est considéré comme le salaire minimum vital dans le secteur. Il sous-traite toujours le recrutement à des entreprises extérieures. Cela n’en fait certainement pas un cas unique en Premier League.
Seuls quatre des vingt clubs de la première division anglaise – West Ham, Chelsea, Liverpool et Everton – ont adhéré à la définition du salaire minimum vital pour les travailleurs établie par la Living Wage Foundation.
Bricolant des pancartes sur le parking de Mary D’s, Mike Kehoe, le propriétaire du bar, comprend ce que ressentent ses clients, mais il porte un regard différent sur la situation, en partie parce que les choses tournent bien pour lui sur le plan financier et en partie parce qu’en tant que supporter de City, les choses ont bien tourné pour lui sur le plan personnel.
La construction du City of Manchester Stadium et l’arrivée de Manchester City en face de son bar étaient un rêve devenu réalité pour Kehoe. Lorsque son équipe de cœur s’est établie à deux pas de son pub, il a transformé le lieu en sanctuaire pour les fans de City et n’a plus regardé en arrière depuis.
Kehoe se veut relativement positif quant à l’arrivée d’Abou Dabi à la tête du club. « Selon moi, les choses se sont améliorées », explique-t-il, soulignant l’investissement du club dans une salle de sport et une école locales. « Ils font beaucoup de choses dans la communauté et en tant que supporter, c’est formidable. »
L’Irlandais fait écho aux propos de David Conn, journaliste au Guardian, dans Richer Than God, son enquête personnelle et approfondie sur Manchester City et le football moderne : ces hommes représentant Abou Dabi sont des « hommes d’affaires de classe mondiale ».
Pour Kehoe, en tant que propriétaire de bar, depuis l’arrivée du club, les supporters passent ses portes en nombre les jours de match et des gens du monde entier viennent s’imprégner de l’atmosphère.
Néanmoins, il comprend l’état d’esprit de ses clients locaux – ses amis. En retour, Tommy, Steve et Colin rient de l’amour de Mike pour le club : « Il dit ça parce qu’il gagne de l’argent. » Pourtant, tout comme l’avenir est incertain pour ceux qui boivent au bar, la situation n’est pas tout à fait claire pour Mike et Mary D’s.
« Des partenaires commerciaux exemplaires »
Le conseil municipal de Manchester ne promet aucune garantie sur ce qu’il adviendra de Mary D’s, indique Kehoe. Le conseil municipal d’une ville fière de son passé radical semble entretenir une relation plutôt privilégiée avec Abou Dabi.
En 2016, Amnesty International et Human Rights Watch ont écrit aux dirigeants de Manchester à la veille de l’anniversaire du massacre de Peterloo, un événement survenu à Manchester en 1819, lorsqu’un régiment de cavalerie a tragiquement chargé une foule plus grande qu’un stade qui exigeait une réforme parlementaire dans une époque d’après-guerre marquée par les difficultés économiques. Si un peu moins de vingt personnes sont mortes, l’attaque a fait 700 blessées.
Les deux organisations d’aujourd’hui ont demandé au conseil « de prendre des mesures simples et de principe afin de soutenir les victimes de violations graves des droits de l’homme et de garantir que les relations commerciales de Manchester avec des hauts responsables du gouvernement émirati ne salissent pas la réputation de la ville ».
Sir Richard Leese, chef du conseil municipal de Manchester, a répondu en qualifiant les dirigeants d’Abou Dabi de « partenaires commerciaux exemplaires » et en précisant que les « prétendus » abus décrits dans la lettre ne faisaient pas partie de la sphère de contrôle de Manchester.
Ces partenaires exemplaires sont arrivés dans la ville à un moment où Manchester City était une nouvelle fois en difficulté. Le club avait connu un certain nombre de faux espoirs et David Conn avait pour sa part déjà perdu foi dans la pureté spirituelle du football bien avant l’arrivée du cheikh Mansour.
En enquêtant sur les aspects économiques du football en tant que journaliste, Conn a été profondément déçu. L’écart entre l’expérience commune vécue en jouant ou en regardant un match et le business de la Premier League tourné vers l’argent, avec sa couverture télévisée sous l’emprise de Murdoch et ses propriétaires milliardaires, était tout simplement trop grand.
Et il a vu tout cela se dérouler au sein de son cher City. Après l’arrivée du cheikh Mansour aux commandes, Conn s’est rendu à Abou Dabi, où un homme d’affaires américain lui a affirmé que les Émiratis étaient « plus riches que Dieu ».
City était dans une situation désespérée lorsque le cheikh Mansour est arrivé pour sauver les meubles. L’ancien Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra avait acheté le club en 2007. Brièvement surnommé « Frank Sinatra » par les supporters de City et accusé d’avoir « violé les droits de l’homme de la pire espèce » par Human Rights Watch, Shinawatra l’a revendu au bout d’une seule saison.
Interrogé sur les accusations de corruption et de violations des droits de l’homme portées contre son patron, Garry Cook, le PDG du club nommé par Shinawatra, avait déclaré que Thaksin était « un gars super avec qui jouer au golf ». Il était désormais chargé de trouver un repreneur.
L’ancien homme de Nike, qui appréciait les discours de marque du Mid-Atlantic et avait déjà travaillé en étroite collaboration avec Michael Jordan, a été présenté à Amanda Staveley, ex-petite amie du prince Andrew, et à Ali Jassim, conseiller du cheikh Mansour.
Staveley joue régulièrement le rôle d’intermédiaire entre le Golfe et la ville de Londres. Jassim et elle aidaient également Mansour à acquérir une participation de plusieurs milliards de livres dans la banque Barclays au plus fort de la crise financière mondiale.
« Si vous développez votre nation et si vous souhaitez être sur la scène mondiale, nous sommes votre marque intermédiaire »
– Garry Cook, ancien PDG de Manchester City
En août 2008, comme le détaillent Joshua Robinson et Jonathan Clegg dans l’ouvrageThe Club, Cook a fait une présentation à Staveley et Jassim au City of Manchester Stadium. Il leur a dit que celui qui achèterait le club achèterait un outil de légitimité mondiale, une campagne de relations publiques continue dévorée par des publics du monde entier.
« Personne n’avait jamais entendu parler de Roman Abramovitch jusqu’à ce qu’il achète le Chelsea Football Club », a déclaré Cook, en référence à l’oligarque russe en première ligne de la vague d’investissements étrangers dans la Premier League.
« Si vous développez votre nation et si vous souhaitez être sur la scène mondiale, nous sommes votre marque intermédiaire pour la nation », a affirmé Cook aux représentants d’Abou Dabi.
Le prix n’était pas important car il était impossible de donner un prix à « une campagne de relations publiques qui jouait cinquante matchs par an devant un public de plusieurs millions de personnes », rapportent Robinson et Clegg. Pour un milliardaire soucieux de son image au XXIe siècle, une équipe de football de Premier League « était un accessoire indispensable ».
« Nous comprenons que Mansour n’aimait pas City », déclare le supporter et podcasteur Howard Hockin. « Abou Dabi est un pays en plein essor qui souhaitait renforcer son image. C’est une affaire de relations publiques et ça nous convient. »
Ce jour-là à Manchester, lors de la réunion avec les représentants de Mansour, Garry Cook envoyait un message aux Émirats arabes unis : ce club de football était une toile vierge et ils pouvaient y peindre ce qu’ils voulaient.
À l’époque, le manager de Manchester City était Mark Hughes, qui avait neuf ans de plus que les Émirats arabes unis. Région du monde autrefois connue pour sa pratique de la pêche à la perle et de la piraterie et désormais réputée pour ses vastes richesses pétrolières, Abou Dabi inversait les rôles face à ses anciens protecteurs britanniques en rachetant leurs institutions de longue date. L’affaire était conclue.
Abou Dabi est le plus riche et le plus puissant des sept émirats qui composent les Émirats arabes unis. L’homme qui contrôle Abou Dabi et dicte sa politique est le frère du cheikh Mansour, le prince héritier Mohammed ben Zayed, plus connu sous le nom de MBZ.
Le président de Manchester City, Khaldoon al-Mubarak, formé aux États-Unis, est un lieutenant clé de MBZ. Il est également PDG de Mubadala, un groupe de plus de 50 milliards de dollars d’actifs qui investit de vastes sommes dans tous les domaines, de l’immobilier aux produits pharmaceutiques.
Le Manchester City Football Club n’est qu’un investissement parmi de nombreux autres, mais c’est aussi l’investissement qui, comme le reconnaît Moubarak, a de loin attiré le plus l’attention, en bien comme en mal.
Le nuage du fair-play financier qui plane sur City tire ses origines d’une série d’articles publiés par le magazine allemand Der Spiegel. La série d’articles a été construite autour d’une fuite de communication interne qui a dévoilé que le club utilisait des fonds d’Abou Dabi pour payer des contrats de sponsoring. « Nous pouvons faire ce que nous voulons », avait ainsi écrit Simon Pearce, gourou de la stratégie de marque d’Abou Dabi.
Alors que l’enquête de l’UEFA sur le club est en attente de jugement final, Manchester City a fustigé un « processus insatisfaisant, limité et hostile », décrivant les accusations portées contre le club comme « totalement fausses ».
Les esquives footballistiques dont Manchester City est accusé se reflètent dans le contraste entre la marque projetée par Abou Dabi et les actions que l’émirat entreprend à la fois à l’échelle locale et au Moyen-Orient.
« Les Émirats arabes unis sont fortement impliqués dans la promotion de cette ligne stable, autoritaire et anti-islamiste – ils ont ouvert la voie »
– Nicholas McGeehan, chercheur indépendant spécialiste des droits de l’homme
Nicholas McGeehan, aujourd’hui chercheur indépendant spécialiste des droits de l’homme, estime que le degré d’infamie récemment affublé au prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre dernier a quelque peu occulté les machinations actuelles de Mohammed ben Zayed et des Émirats arabes unis.
Il se dit après tout que MBZ a joué le rôle de mentor auprès du jeune membre de la famille royale saoudienne. Drôle de caprice du sort, les rumeurs selon lesquelles Mohammed ben Salmane envisagerait de prendre la tête de Manchester United – des rumeurs qu’il dément – ne vont pas se dissiper.
« Les Émirats arabes unis sont fortement impliqués dans la promotion de cette ligne stable, autoritaire et anti-islamiste – ils ont ouvert la voie », explique McGeehan à MEE.
« Ils se fichent du sport, poursuit McGeehan. Et ils se fichent du football. Ils s’intéressent au pouvoir et à l’argent et c’est pour cela qu’ils s’intéressent au football. La façon dont ils l’utilisent est incroyablement sophistiquée. »
« Un homme ordinaire »
L’attention des fans de football britanniques a été attirée sur cette question en mai 2018, lorsque Matthew Hedges, un étudiant britannique en doctorat qui se trouvait aux Émirats arabes unis pour un voyage de recherche, a été arrêté à l’aéroport international de Dubaï, soupçonné d’espionnage au nom du gouvernement britannique. Hedges a été détenu pendant sept mois et condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité, avant d’être gracié à la suite d’un tollé international.
Son épouse, Daniela Tejada, explique à Middle East Eye qu’il est important que les fans de football comprennent que son mari est « un homme ordinaire et un fan de football » tout comme eux.
Interrogée au sujet de Guardiola, le manager de City, qui reçoit 19 millions de dollars par an et qui a manifesté son soutien aux prisonniers d’opinion catalans tout en refusant de répondre aux questions concernant ses patrons à Abou Dabi, Tejada parle sans détour : « J’aimerais être offensée par quelqu’un que je ne peux pas prendre au sérieux, mais sa bouche est dans la poche des Émirats arabes unis. »
Tejada n’a aucun problème avec les supporters de Manchester City. Elle n’a même aucun problème avec le fait que le club appartienne à Abou Dabi. Néanmoins, « on peut demander aux fans de football d’imposer certaines exigences à leur club et de dire qu’ils ne feront pas certaines choses – comme aller à un match – si les propriétaires agissent d’une certaine manière », soutient-elle.
Selon elle, le boycott de matches « enverrait un message au monde et aux financeurs du club ».
Ce que Tejada raconte à MEE au sujet de la détention de son mari donne un aperçu de ce que dissimule le beau football de City auréolé de titres. Hedges a été détenu dans un bureau insonorisé et sans fenêtre pendant six mois. La lumière alternait entre un blanc aveuglant et une obscurité complète. Il n’avait droit à aucune forme de distraction.
Tejada ajoute que son mari a été contraint de prendre un puissant cocktail de médicaments comprenant des antidépresseurs, des anxiolytiques, des somnifères et des antihistaminiques. Il est encore dépendant de ces médicaments. « La dose a été réduite à près d’un dixième de ce qu’il recevait aux Émirats arabes unis, mais il doit encore en prendre pour fonctionner », détaille-t-elle.
L’universitaire britannique a été diagnostiqué comme souffrant d’un trouble de stress post-traumatique. Il peut se réveiller plein d’énergie puis, comme l’explique son épouse, « sombrer rapidement pour se retrouver livré à lui-même, sans aucune forme de distraction » et reproduire ainsi les conditions dans lesquelles il était détenu.
« La vie des gens ne revient pas à la normale juste parce qu’ils sont libérés », poursuit Tejada.
Le gouvernement britannique a proposé un faible soutien. « J’ai adhéré à l’histoire selon laquelle la Grande-Bretagne défendait ses citoyens et ne mettait pas ses intérêts financiers au premier plan. On m’a prouvé que j’avais tort », déplore-t-elle.
Au moment de la publication de cet article, Manchester City n’avait pas répondu aux demandes de commentaires répétées formulées par Middle East Eye au sujet des préoccupations de la communauté locale, des droits de l’homme aux Émirats arabes unis, de l’affaire Matthew Hedges et de soutien de Pep Guardiola au mouvement indépendantiste catalan.
Des critiques « racistes »
Les supporters de Manchester City sont pour la plupart heureux du succès qui leur est offert. Après tout, la plupart d’entre eux se sont attachés au club bien avant l’arrivée d’Abou Dabi et de sa manne de pétrole et de gaz. Beaucoup vont plus loin en défendant le club et en jugeant même « racistes » les critiques à l’encontre des Émirats arabes unis.
« Le mot “arabe” est utilisé de manière péjorative », soutient Howard Hockin.
« C’est n’importe quoi », réplique McGeehan. « C’est juste n’importe quoi de dire que critiquer, c’est raciste. Ils ont inventé cet argument il n’y a pas longtemps. Tout à coup, le discours revient à dire : “Oh, tu es raciste parce que tu as critiqué les Émirats arabes unis.” Ce sont des conneries. »
L’affaire Matthew Hedges a attiré l’attention sur les violations des droits de l’homme, mais sans un angle britannique ou occidental – bien que la Grande-Bretagne soit un allié et un fournisseur d’armes de longue date des Émirats arabes unis –, McGeehan pense qu’il y a toujours un risque de voir l’attention portée à la situation retomber.
« Lorsqu’il est question de la guerre au Yémen ou en Libye ou de la torture en général dans le Golfe, le nombre de personnes qui prennent les armes est limité », affirme-t-il.
David Mooney, supporter de City depuis le début des années 1990, affirme éprouver de réelles difficultés avec la question de la présence du cheikh Mansour à la tête du club.
Il confie qu’il n’est pas à la page au sujet des allégations, mais reconnaît que cela peut être considéré comme une bonne excuse. Il n’apprécie pas vraiment que d’autres supporters tentent de s’approprier ce que fait Abou Dabi dans la ville de Manchester.
« Ce qui, je suppose, ajoute une couche supplémentaire à tout cela, c’est que je suis un supporter gay de City et que ni moi, ni mon partenaire ne pourrions nous rendre nous-mêmes aux Émirats arabes unis, indique Mooney à MEE. Une recherche rapide sur Google montre à quoi ressemblent les droits des LGBT dans le pays. »
En effet, puisque toutes les relations sexuelles en dehors du mariage hétérosexuel constituent un crime et qu’un éventail de peines extrêmes attend ceux qui enfreignent cette loi.
En quittant City au rang de légende en 2018, le milieu de terrain Yaya Touré, arrivé de Barcelone en 2010, a prononcé un discours sur le terrain de l’Etihad Stadium dans lequel il a remercié Mansour et al-Mubarak.
Traduction : « Un “merci” tout particulier de Yaya Touré au cheikh Mansour et à Khaldoon al-Mubarak »
« Je pense que ces gars-là ont été magnifiques pour les supporters, parce que City a été longtemps dans l’ombre de United, et je pense que ces gars-là font le bonheur des supporters », a-t-il déclaré avant de remercier les supporters.
Ces supporters, tout comme Guardiola, ont acclamé et applaudi leurs bienfaiteurs émiratis. Le club a tweeté le discours avec un émoji cœur.
Après des décennies dans l’ombre de son rival mancunien, City avait fait tomber United de son piédestal et ceux qu’il fallait remercier avant tout se trouvaient à Abou Dabi. City jouait un football sensationnel et ceux qu’il fallait remercier se trouvaient à Abou Dabi.
Ces triomphes, ce succès, le sentiment enivrant de victoire et le plaisir esthétique des équipes de Guardiola : tout cela est un cadeau du Golfe.
Et en retour, les supporters de City rendent hommage à leurs propriétaires en les défendant sur les réseaux sociaux et en soutenant leur présence à la tête du club, parce qu’ils savent que ce sont les Émirats arabes unis qui leur ont offert cette époque de suprématie dans laquelle ils dominent non seulement leurs bons vieux voisins, mais aussi le reste du pays.
Sur le chemin du retour de l’Etihad Stadium en direction du centre de Manchester, les bistrots déglingués et les logements sociaux délabrés font place à des chantiers où trônent des panneaux publicitaires léchés d’entreprises proposant des perspectives de vie modernes et sophistiquées.
Certains de ces lotissements appartiennent à la Manchester Life Development Company, détenue par le conseil municipal de Manchester et Abu Dhabi United Group, une société privée d’investissement et de développement appartenant au cheikh Mansour. Les passants ont un aperçu du « luxe cinq étoiles » qui leur est vendu.
Les grues toisent la ville et les tours se dressent. Derrière elles, des scènes de privation sont encore visibles. À la maison, nous nous asseyons sur des canapés et regardons du football, un opium du peuple enivrant pour le monde dans lequel nous vivons. Nous pensons à la provenance de tout cet argent. Nous essayons de ne pas penser à la provenance de tout cet argent.
« Nous sommes tous hypocrites », affirme Howard Hockin. « La plupart des fans qui nous attaquent se fichent des droits de l’homme au Moyen-Orient. Je devrais en avoir quelque chose à faire mais je m’en fiche. Je devrais en avoir quelque chose à faire de la provenance de mes chaussures – si elles ont été fabriquées par des esclaves – mais je m’en fiche. Je ne regarde pas le football pour mon code moral. Je ne pense pas avoir vendu mon âme au diable pour supporter Man City. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].