Le parquet marocain, ce superpouvoir qui fait peur
Après un mois de débats, le verdict est tombé comme un couperet. Arrêtée le 31 août, la journaliste Hajar Raissouni a été condamnée, le 30 septembre, comme son mari, à un an de prison ferme pour « relations sexuelles hors mariage » et « avortement illégal ».
Son docteur gynécologue, lui, écope de deux ans de prison ferme. Relayé par toute la presse nationale et internationale, jamais un procès pour avortement n’a suscité autant d’indignation au Maroc.
Et pour cause : « Les raisons de ce verdict sont plus à chercher dans la dimension politique que dans la dimension légale », a déclaré, le 1er octobre, Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer de Human Rights Watch pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
« Hajar Raissouni a été condamnée pour relations sexuelles hors mariage et avortement sachant qu’il a été quasiment prouvé au tribunal que l’avortement n’avait pas eu lieu, preuves scientifiques à l’appui. Je ne sais pas si ces preuves sont inattaquables. Ce que je sais, c’est que le procureur n’a même pas essayé de les attaquer », a tenu à ajouter Ahmed Benchemsi.
Une lecture d’autant plus fondée que le procureur, dans un exercice rare, est sorti de sa réserve habituelle pour réfuter le caractère politique de l’affaire, non sans s’en prendre publiquement à la vie intime de la journaliste.
Le 5 septembre, le procureur du roi du tribunal de première instance s’est fendu d’un communiqué livrant les détails des résultats des examens médicaux et du rapport d’expertise présentés comme preuves de l’acte d’avortement.
Foulant aux pieds le sacro-saint principe de la présomption d’innocence, il est allé jusqu’à préciser qu’Hajar Raissouni n’en était pas à son premier avortement. « En publiant des allégations détaillées sur sa vie sexuelle et reproductrice, les autorités ont bafoué son droit à la vie privée, cherchant apparemment à salir sa réputation », a dénoncé Human Rights Watch le 9 septembre.En clair, le procureur a outrepassé les limites de sa fonction. Mais que risque-t-il ? Devant quelle institution doit-il répondre de ses actes ? En tout cas, pas devant les élus.
Indépendant du ministère de la Justice depuis octobre 2017, le parquet échappe au contrôle des pouvoirs législatif et exécutif. Loin de rassurer, cette « indépendance » faisait déjà craindre que les magistrats debout deviennent un instrument politique échappant à tout contrôle. Des craintes qui n’ont fait que se renfoncer ces deux dernières années.
L’indépendance du parquet ne tient pas debout
« L’indépendance du ministère public ne signifie pas une séparation absolue de l’État, mais signifie l’insoumission aux orientations de l’un des partis, groupes ou idéologies », défendait Mohamed Abdennabaoui, procureur général du roi à la Cour de cassation, lors d’une cérémonie organisée le 6 octobre 2017.
Comme pour anticiper les critiques, le président du ministère public tenait à rassurer son monde : « L’indépendance du ministère public ne sera pas un outil flexible dans les mains d’une personne ou d’un groupe contre une autre personne ou un autre groupe, ni une arme à la portée d’une partie contre d’autres. »
Le président du parquet dispose de larges attributions. Des prérogatives qui, sans garde-fous, peuvent faire de lui un monstre indomptable
Mais les déclarations du chef du parquet n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Dès décembre 2017, les magistrats debout brandissaient leur veto contre un rapport du Conseil national des droits de l’homme (CNDH) faisant état, expertises médicales à l’appui, d’abus policiers et de torture contre les détenus du hirak rifain.
« Le refus du parquet de verser le rapport du CNDH dans le dossier était d’autant plus incompréhensible que le ministre de la Justice, peu avant l’entrée en vigueur de l’indépendance du parquet, avait promis d’inclure ces expertises dans le dossier », révèle à Middle East Eye un juriste qui préfère garder l’anonymat.
La version définitive du rapport du CNDH, institution constitutionnelle indépendante, ne verra jamais le jour.
Trois mois plus tard, l’arrestation spectaculaire de Taoufik Bouachrine, directeur du quotidien Akhbar el Yaoum connu pour ses éditoriaux au vitriol, avait suscité une grande polémique. Accusé de viols et de traite d’êtres humains, le journaliste a été condamné en novembre 2018 à douze ans de prison ferme.
Qualifié de politique, le procès a été entaché de plusieurs irrégularités. Si bien que le groupe de travail sur la détention arbitraire relevant du Conseil des droits de l’homme a qualifié, début 2019, sa détention d’« arbitraire », réclamant sa libération.
Comme dans l’affaire Raissouni, le parquet se contentera de nier le caractère politique de l’affaire. « L’indépendance de la justice est intimement liée à la démocratie et, au Maroc, il y a toujours eu immixtion dans les affaires des magistrats, comme en témoignent les procès politiques », rappelait, l’année dernière, l’ancien bâtonnier Abderrahman Benameur.
Reddition des comptes, dites-vous ?
Chargé de superviser l’exécution de la politique pénale, le président du parquet dispose de larges attributions : faire constater des infractions, ordonner des poursuites, saisir la juridiction compétente… Des prérogatives qui, sans garde-fous, peuvent faire de lui un monstre indomptable.
« Le procureur général du roi chargé de présider le ministère public reste responsable de la mise en œuvre de la politique pénale devant l’autorité qui l’a nommé, c’est-à-dire le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, aussi devant ce Conseil, à qui il doit soumettre les rapports périodiques sur la mise en œuvre de la politique pénale et le fonctionnement du ministère Public », se défendait Mohamed Abdennabaoui en octobre 2018.
Précision : le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire n’est autre que le roi. Au pouvoir législatif comme au pouvoir exécutif, il n’a aucun compte à rendre.
La présomption d’innocence, un principe malléable
Autre prérogative du procureur : la mise sous écrou. Une procédure, pas une règle judiciaire, inscrite dans le premier article du code de procédure pénale : « Tout accusé ou suspect est innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée (...) le doute profite à l’accusé ».
Mais l’exception se transforme parfois en règle. Conséquence : plus de 40 % de la population carcérale est constituée de personnes en détention préventive.
« La détention préventive est une mesure exceptionnelle, le parquet ne peut y avoir recours que dans des cas précis, lorsqu’on a peur que l’accusé détruise des preuves ou qu’il prenne la fuite. La présomption d’innocence doit être la règle », explique le bâtonnier Mohamed Akdim.
Une dérive qui en cache une autre : l’instrumentalisation de la détention préventive dans les procès politiques. Ainsi, ni Hajar Raissouni ni Taoufik Bouachrine ni les détenus du hirak n’avaient eu l’heur d’être poursuivis en état de liberté, bien que la loi prévoie une batterie de mesures censées offrir des garanties de représentation pendant la mise en examen.
En revanche, Hicham Nejmi, un haut fonctionnaire membre du parti d’Aziz Akhannouch, est bien poursuivi en état de liberté dans une affaire de « défenestration [accidentelle ?] d’une jeune femme présente à ses côtés dans une chambre d’hôtel » et de « déclaration de fausse identité », « allégations mensongères » et « non-assistance à personne en danger », rapportait le site d’information Le Desk le 17 septembre.
Idem pour Khalid Alioua, ancien ministre socialiste et ex-patron de la banque CIH, poursuivi en état de liberté depuis… 2013. Nous ne sommes pas tous égaux devant la présomption d’innocence.
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