« Nous voulons revenir » : les Libanais de la diaspora rêvent d’un avenir meilleur dans leur pays
Une rumeur joyeuse monte dans les rues glacées du quartier d’affaires de High End, dans le centre de Londres. Des dizaines de jeunes, drapés dans de grands drapeaux blanc et rouge frappés de l’emblème du cèdre, jaillissent au détour d’une avenue. Dans la pudique Angleterre, terre d’accueil où ils se font plutôt discrets, ils n’ont plus peur de crier leur joie, leur fierté d’appartenir à leur pays : le Liban.
Suivant les percussions d’une darbouka, ils chantent, dansent sur le pavé, à l’étonnement des piétons. « Notre révolution n’est pas morte. Elle est pour toi Beyrouth, ô Beyrouth », lance une jeune femme. « Nous voulons revenir dans notre pays », répondent les autres en écho.
Leurs slogans ne sont pas lancés dans la langue de Shakespeare, mais en arabe, que certains Libanais nés au Royaume-Uni redécouvrent, depuis que le Liban s’est soulevé il y a deux mois contre ses élites corrompues. Chaque semaine, ils se réunissent à Londres pour clamer leur soutien à la thawra (« révolution »).
Ce dimanche, ils récoltent des fonds à destination du Liban, où la crise économique se durcit. S’inspirant du concept anglais du « pub crawl » (tournée des bars), ils passent prendre de la nourriture dans plusieurs restaurants libanais de la capitale britannique. Les profits seront ensuite reversés à l’association libanaise Sesobel, qui vient en aide aux enfants handicapés.
« On se mobilise ici pour donner du courage à ceux qui manifestent au Liban et qui sont fatigués. Tu as vu une autre diaspora aussi impliquée que la nôtre parmi les révolutions dans le monde en 2019 ? Regarde cette joie autour de toi, les Libanais sont les plus heureux des gens déprimés ! », plaisante Katia Badr, une pétillante trentenaire qui travaille dans une banque à Londres.
Émigrer, le destin des Libanais
La diaspora libanaise est l’une des plus importantes au monde proportionnellement à sa population. Selon les démographes, elle compterait entre 3 et 4 millions d’individus pour une population de 4,5 millions d’habitants. Les estimations du gouvernement libanais vont bien au-delà, la chiffrant à plus de 12 millions de personnes. Elles prennent en compte de nombreux Libanais qui, de facto, n’ont pas la nationalité mais sont les descendants des émigrés.
« Dès l’école, nos parents économisent, on travaille dur pour obtenir de bons résultats, afin d’intégrer de bonnes facultés à l’étranger. On n’envisage pas notre avenir dans notre pays. Ce qu’on ne nous dit jamais, c’est à quel point il va être douloureux de le quitter »
- Krystel Tabet, conseillère en politiques publiques
La première vague d’émigration libanaise remonte au crépuscule de l’Empire ottoman, à la fin du XIXe siècle, essentiellement vers l’Amérique, puis s’est poursuivie après l’instauration du mandat français, en 1920. La seconde a débuté dans les années 1960 vers les pays occidentaux et les pays arabes du Golfe, et a connu un pic pendant la guerre civile (1975-1990).
Depuis la fin du conflit, elle se poursuit à un niveau soutenu. L’émigration est presque inscrite dans les gênes.
« Dès l’école, nos parents économisent, on travaille dur pour obtenir de bons résultats, afin d’intégrer de bonnes facultés à l’étranger. On n’envisage pas notre avenir dans notre pays. Ce qu’on ne nous dit jamais, c’est à quel point il va être douloureux de le quitter », raconte à MEE Krystel Tabet, 30 ans, une conseillère en politiques publiques installée en France. « Je pense tous les jours au Liban. C’est là où j’ai fait l’amour pour la première fois, où j’ai connu mes plus grandes joies, où j’ai pleuré mon père, où je connais par cœur chaque rue. »
Comme beaucoup de Libanais, sa famille est éparpillée à travers le monde. Une de ses sœurs s’est installée aux États-Unis, l’autre en Espagne. Ils arrivent à peine à se voir. « Je ne connais pratiquement pas les deux enfants de ma sœur qui vivent aux États-Unis, est-ce que c’est normal » ?
Une économie qui survit grâce aux expatriés
La situation économique au Liban a poussé les Libanais à émigrer : plus d’un tiers des Libanais vit au-dessous du seuil de pauvreté, la dette dépasse 150 % du PIB (le troisième ratio le plus élevé au monde), le chômage est estimé entre 15 et 25 % selon le rapport du cabinet de conseil McKinsey…
Si la crise éclate aujourd’hui au grand jour, elle est le résultat d’une économie de rente favorisée par l’oligarchie communautaire issue de la guerre civile, en 1990. Cette dernière n’a mené aucune réforme structurelle depuis des décennies, et les investissements dits productifs représentent moins de 1 % du PIB. Le Liban n’a souvent dû son salut qu’à l’aide financière du Golfe ou des pays occidentaux.
« Au Liban, les infrastructures basiques ne fonctionnent pas. Il n’y a pas l’électricité ni d’eau en continu, pas de transports publics. La guerre est pourtant finie depuis 30 ans ! », s’exclame Katia.
« Il n’y a pas d’opportunités de travail. Toute l’économie est régie par un régime clientéliste. Si tu n’es pas dans le circuit, tu travailles pour un salaire bas, juste pour survivre et payer tes factures. Tu ne peux pas t’épanouir professionnellement. »
Katia a effectué ses études à l’AUB (Université américaine de Beyrouth), spécialité mathématiques. Après deux ans de jobs frustrants au Liban, elle a décidé de s’installer en 2014 à Dubaï, puis a pris la direction de Londres.
« Les politiciens corrompus qui dirigent le pays ne sont pas tristes qu’on quitte notre pays. Car les émigrés envoient des sommes considérables à leurs familles, et dépensent beaucoup quand ils reviennent au Liban. On se sacrifie pour que le système financier ne s’écroule pas », explique la jeune femme.
Les Libanais de la diaspora envoient en effet chaque année l’équivalent de 15 % du PIB sous forme de remises à leurs proches restés au Liban. À cela, s’ajoutent les dépôts considérables qu’ils injectent dans le système financier. Attirée par les taux d’intérêt juteux proposés par les banques – elles-mêmes très liées à l’élite politique –, la diaspora fournissait encore en 2017 40 % des 200 milliards de dollars de dépôts du secteur bancaire, soit quatre fois la taille de l’économie libanaise. C’est notamment parce que les remises des expatriés ont baissé depuis 2016 que le « miracle libanais » s’est grippé.
Partir pour mieux revenir ?
Il n’existe pas de chiffres pour connaître la proportion de Libanais qui émigrent et reviennent dans leur pays. Ceux qui s’installent dans les pays du Golfe – ils sont environ 300 000 – y partent en général pendant quelques années.
« Au Liban, je ne pouvais pas économiser pour pouvoir m’acheter un appartement ou envisager de fonder une famille », confie à MEE Boutros Assaf, un traducteur de 29 ans installé depuis trois ans au Qatar.
« Les politiciens corrompus qui dirigent le pays ne sont pas tristes qu’on quitte notre pays. Car les émigrés envoient des sommes considérables à leurs familles, et dépensent beaucoup quand ils reviennent au Liban »
- Katia Badr, employée de banque
« Depuis que je suis ici, j’ai pu me marier, et acheter un terrain au Liban. Je place 20 à 30 % de mon salaire mensuel au Liban, pour pouvoir m’offrir un avenir dans mon pays. Mais je n’envisage pas d’y revenir avant sept à huit ans. Cela n’a pas été facile de quitter mon pays, mes proches ; surtout qu’au Qatar, je n’ai pas de vie sociale. »
Rodolphe Nassar a, lui, choisi de s’expatrier à Sydney, avec peu d’espoir de retourner au pays du Cèdre. Une troisième génération de Libanais grandit en Australie.
« Je n’aurais jamais pensé quitter le Liban, mais quand j’ai vu en 2015 que l’incroyable mobilisation populaire dans la crise des ordures avait été récupérée par la vieille classe de politiciens, j’ai perdu tout espoir, et j’ai fait mes valises quelques mois plus tard », explique l’ingénieur en sécurité informatique de 41 ans.
« Je suis encore sceptique sur la contestation en cours, car le confessionnalisme est la racine de tous les maux du Liban, et il ne va pas disparaître du jour au lendemain. J’espère vraiment me tromper, et pouvoir revenir vivre un jour au Liban ! » La chute du confessionnalisme, qui régit le pays depuis la fin de la guerre civile, est une des principales revendications des manifestants au Liban.
La diaspora multiplie les actions de soutien
Dès les premiers jours du mouvement de contestation, la diaspora a joué un rôle très actif. Le lendemain de la première explosion de colère, le 17 octobre, les Libanais expatriés partout dans le monde ont échangé sur les réseaux sociaux et se sont organisés. Le groupe Meghterbin Mejtemiin (« les expatriés réunis ») a rapidement été lancé sur les réseaux sociaux.
« C’est une plateforme qui a permis aux Libanais de plus de 50 pays d’échanger, de planifier des actions. Nous ne pouvons pas être présents physiquement pour bloquer les rues, mais nous n’avons pas les mêmes contraintes financières qu’au Liban, donc nous avons le temps de réfléchir à des actions de plus long terme », raconte Krystel Tabet.
Comme la plupart des Libanais à l’étranger, elle passe ses journées collée aux réseaux sociaux. « C’est un enfer pour se concentrer ! », laisse-t-elle échapper.
La mobilisation a pris des formes différentes selon les pays. À Londres, la diaspora a créé de nombreux outils sur le web : elle a notamment lancé le site The Lebanese Revolution qui documente la contestation au Liban et à l’étranger : carte interactive des manifestations, bouillonnement artistique, page de contributions, etc.
Un autre groupe a lancé la page Instagram Lebanon Corruption Fact, et c’est encore une Libanaise installée à Londres qui a co-fondé le site Daleel Thawra, qui recense toutes les initiatives de la « révolution » au Liban et qui est également connecté à la diaspora.
Aux États-Unis, quatre expatriés étudiants à Harvard ont lancé la plateforme « Lebanocracia », pour permettre aux manifestants de hiérarchiser les réformes qu’ils souhaitent dans le pays[S1] .
En France, l’essentiel est surtout de manifester en masse chaque semaine. « Les partis politiques libanais traditionnels [par exemple le Courant patriotique libre du président Michel Aoun] ont encore une assise importante en France, et ont essayé de noyauter les manifestations. Ils ont pratiqué du harcèlement téléphonique », affirme Gaelle Achdijian, une étudiante en master très impliquée dans les protestations.
« Notre défi est d’unifier tous les Libanais de la diaspora ici », ajoute-t-elle.
L’étudiante de 22 ans n’attend qu’une chose : retourner dans son pays pour les fêtes de fin d’année. Le pèlerinage qu’accomplissent à chaque Noël les Libanais de la diaspora aura cette année une saveur différente. Beaucoup s’apprêtent à rejoindre les rangs de la « révolution ». Pour participer en chair et en os à la construction de leur « nouveau » Liban.
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