Les alévis de Turquie et les mythes des chèvres de montagne
Ali Ekber Frik, un dede – chef spirituel – de 74 ans, raconte une vieille histoire d’une voix basse et rauque, tout en manipulant un chapelet avec ses doigts potelés. Il se trouve à Ovacık, une petite ville de la province turque de Tunceli, en Anatolie orientale, appelée Dersim par ses habitants.
Derrière lui, un berger surveille son troupeau de moutons près d’un cimetière alors que le soleil de fin d’après-midi enveloppe de sa chaude lueur les collines verdoyantes.
« Il y a peut-être 150 ans, trois personnes venues de Kemah [une ville voisine] arrivèrent au pied des montagnes du Munzur, et ces gens avaient très faim », narre-t-il.
« Voyant un feu dans une grotte, ils s’approchèrent et virent que quatre ou cinq personnes avaient dépecé une chèvre de montagne et patientaient pendant que celle-ci cuisait. Les voyageurs dirent alors : “Nous avons très faim, nous sommes venus ici pour un morceau de pain, mais nous ne mangeons pas de chèvre de montagne et si vous voulez notre avis, vous ne le devriez pas non plus.” Ils partirent immédiatement, même s’ils étaient affamés. »
Comme lui, les voyageurs étaient des alévis. Formant la plus grande minorité religieuse de Turquie, ils considèrent les chèvres de montagne comme sacrées. Le Dersim est principalement habité par un peuple longtemps persécuté qui forme une minorité au sein d’une minorité.
Ce sont des Kurdes zazas, autrement appelés Kirmanc, qui parlent un dialecte différent de celui des peuples kurdes que l’on trouve ailleurs en Turquie et dans la région. Leur forme d’alévisme est également différente de celle des alévis bektachi, qui sont issus de l’ethnie turque et davantage influencés par l’islam chiite.
Les alévis ont été la cible d’opérations de répression, de mesures de surveillance et de massacres sous les sultans ottomans sunnites, qui les considéraient comme des hérétiques.
Farouchement indépendant, le Dersim n’a jamais été entièrement sous le contrôle du gouvernement jusqu’à ce qu’un soulèvement soit écrasé par l’État en 1938-1939.
Ces mêmes montagnes qui protégeaient les Zazas alévis avant l’avènement des guerres modernes sont devenues le lieu de leur massacre. Les soldats jetaient les corps du haut de falaises dans les eaux du Munzur et allumaient des feux à l’entrée de grottes fermées, aspirant l’oxygène des personnes prises au piège à l’intérieur.
Au-delà des chèvres de montagne, les Zazas alévis considèrent tous les êtres vivants comme sacrés, ainsi que toutes les choses qui contribuent à la vie, comme le soleil et l’eau
Le système de croyance hétérodoxe et mystique des Zazas alévis, appelé Raa Haqi, a été influencé par les pratiques chamaniques anatoliennes préislamiques, le zoroastrisme, le bouddhisme, le christianisme arménien et, plus tard seulement, par l’islam chiite. Contrairement à la plupart des membres des autres communautés alévies de Turquie, de nombreux Zazas alévis rejettent l’étiquette de musulmans.
Au-delà des chèvres de montagne, ils considèrent tous les êtres vivants comme sacrés, ainsi que toutes les choses qui contribuent à la vie, comme le soleil et l’eau. Ils vénèrent la nature en elle-même. Les générations plus anciennes du Dersim adressent des prières au soleil et à la lune, mais affirment que cette pratique est aujourd’hui perdue.
Le Dersim, en particulier dans le parc national de la vallée du Munzur, possède l’écosystème le plus diversifié de Turquie. Le parc grouille de plus de 1 500 espèces de plantes, dont 43 sont endémiques, et abrite des animaux tels que des ours bruns, des lynx d’Eurasie, des chats sauvages, des loups gris et des sangliers.
« Les chèvres de montagne, les abeilles mellifères, les belettes dans la montagne sont sacrées à nos yeux. Parce qu’elles ne font de mal à personne, elles sont sacrées. Nous ne les tuons pas », explique Ali Ekber Frik.
Pour montrer la valeur de la nature dans leurs croyances, il récite un vieux poème sur le caractère sacré des arbres et le rôle que le bois a joué dans les objets sacrés, comme le berceau de la Kaaba (le site le plus sacré de l’islam, à La Mecque en Arabie saoudite) ou la selle de l’imam Ali, que les alévis vénèrent.
« C’est dire à quel point nous apprécions les arbres, depuis des temps immémoriaux, et les arbres nous aiment en retour. Même si nos forêts brûlent, elles ne nous abandonnent jamais », affirme-t-il. Comme le reste du monde, la Turquie connaît une hausse des feux de forêt liée aux changements climatiques.
Ce respect de la nature explique pourquoi les habitants du Dersim sont si perturbés par les chasseurs qui emportent parfois leurs chèvres de montagne sacrées comme trophées. Les chèvres, dont certaines espèces sont menacées, sont protégées par le ministère turc de l’Agriculture et des Forêts, mais le gouvernement affirme que les animaux plus âgés sont autorisés à être chassés en nombre limité, précisant que 60 % de l’argent gagné par le biais des appels d’offres de chasse revient aux villages locaux.
L’été dernier, des activistes ont lancé une campagne visant à interdire la chasse aux chèvres de montagne dans la région et l’Initiative de conservation du patrimoine culturel et naturel du Dersim a déposé une plainte demandant l’annulation des appels d’offres. Le ministère a répondu en suspendant un appel d’offres qu’il avait ouvert pour chasser dix-sept chèvres et en promettant de mener une enquête en tenant compte des coutumes et des croyances locales.
Les écologistes locaux ne se soucient pas particulièrement de savoir si la chasse est pratiquée légalement ou non : ils en sont horrifiés et veulent qu’elle soit interdite sans exception. « Nous avons vu des tueurs venir de l’extérieur de la province et de différents pays européens pour chasser les espèces les plus importantes du Dersim », affirme Hasan Şen, activiste au sein de l’organisation Munzur Protection. « Les autorités ferment les yeux sur les massacres. »
« Elles appartiennent aux saints »
Pour les alévis, tuer de telles créatures sacrées n’est pas seulement insensé et immoral : c’est aussi un péché terrible. Ceux qui transgressent cette règle sont traditionnellement mis au ban et considérés comme des düşkün – « déchus ». « Dans le temps, les gens qui faisaient cela étaient envoyés en exil », se souvient Zeynel Batar, un dede âgé de 68 ans, dans le village de Kedek.
« Il y avait un gars dans notre village qui s’en prenait aux chèvres de montagne. Nous l’avons averti à plusieurs reprises de ne pas le faire. Un jour, il a plongé des rochers et il est mort. Ils n’ont même pas lavé son corps sur la place. »
Bien que les Zazas alévis considèrent tous les animaux sauvages comme sacrés, les chèvres de montagne, dont il existe plusieurs espèces locales, le sont particulièrement. « Elles appartiennent aux saints », explique Zeynel Batar.
« Ces chèvres mangent de l’herbe spéciale mais quand c’est l’hiver, les montagnes sont couvertes de neige et que mangent-elles ? Leur nourriture vient de l’inconnu, elle est apportée par les saints. »
Les bergers qui veillent sur les chèvres seraient trois saints mythiques – Sarık Sıvan, Şıx Ahmet Dede et Düzgün Baba
Les bergers qui veillent sur les chèvres seraient trois saints mythiques – Sarık Sıvan, Şıx Ahmet Dede et Düzgün Baba. Düzgün – qui pourrait être une version turcisée d’un mot zaza signifiant roches acérées ou falaises – est le plus célèbre d’entre eux.
Sur le Düzgün Baba, une montagne située près de la ville de Nazımiye, Kaya Çelik, un dede de 27 ans, gravit l’escalier taillé dans le flanc de la montagne et se remémore la légende du plus saint des saints bergers.
Bien qu’il existe de nombreuses versions, la plupart indiquent que le nom original de Düzgün était Şah Haydar et qu’il était le fils d’un important chef religieux, Kureyş Baba. Haydar était connu pour ses chèvres bien nourries, même en hiver lorsque la nourriture se faisait rare, ce qui suscita la curiosité de son père.
« Un jour, Kureyş Baba suivit son fils et le troupeau et vit que lorsque Haydar touchait les chênes avec son bâton, ils devenaient verts. C’était un miracle ! Quand son père s’aperçut de cela, il fut fier mais aussi choqué de voir que son fils l’avait surpassé », raconte Kaya Celik.
Mais alors, une des chèvres de Şah sentit l’odeur du père du berger et éternua. Şah Haydar gloussa. « Qu’est-ce qui ne va pas petite chèvre, as-tu senti mon père Kureso Khurr ? », lui demanda-t-il en utilisant un surnom qu’un fils ne doit pas employer pour désigner son père dans une culture où les anciens sont vénérés. Il se retourna et s’aperçut que son père était vraiment là. Honteux, il bondit jusqu’au sommet de la montagne et disparut. Depuis lors, on se souvient de lui sous le nom de Düzgün Baba et la montagne porte son nom.
« Chaque troupeau a un chef, un vieux bouc qui a une longue barbe »
– Kaya Çelik, chef spirituel des Zazas alévis
« Quelques animaux suivirent Şah et son père fit redescendre le reste du troupeau. Nous pensons que les chèvres qui errent autour de cette montagne aujourd’hui sont celles qui ont suivi Düzgün Baba et sont donc divines », indique Kaya Çelik.
Plus haut sur la montagne, après le sanctuaire alévi – ou ziyaret – où une fontaine verse de l’eau glacée dans la bouche de pèlerins reconnaissants, un jeune homme du nom de Murat Babayiğit escalade avec agilité la surface rocheuse irrégulière pour rejoindre une grotte très étroite, juste assez grande pour y ramper.
« Le lit de Düzgün Baba est dans cette grotte, affirme-t-il. C’est un lieu sacré. On se sent bien là-haut, on se sent heureux. »
Plus haut encore, au sommet, se trouve la tombe de Düzgün, un grand tas de pierres grises, entouré de divers petits cairns. Le soleil et la lune – tous deux sacrés pour les alévis – trônent ensemble de part et d’autre de ce ciel de début de soirée.
Un lien puissant
Les montagnes sans fin et irrégulières que l’on voit d’ici protègent les habitants du Dersim et d’autres communautés marginalisées depuis des centaines d’années au cours desquelles ils ont subi diverses vagues de persécution.
Dans les années 1990, des milliers de villages et de hameaux dans plus d’une douzaine de provinces de l’est et du sud-est ont été vidés et incendiés par l’armée lors d’opérations gouvernementales contre le groupe armé du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Le ministère turc de l’Intérieur a ensuite lancé un « Projet de retour au village et de réhabilitation » visant à ramener les Kurdes chez eux. Ce projet financé par le gouvernement a été déployé de 1999 à 2015 pour un coût de 200 millions de livres turques, soit l’équivalent de 72 millions de dollars à l’époque, mais a été critiqué par Human Rights Watch pour son inefficacité.
Selon le ministère de l’Intérieur, durant la lutte contre le PKK, 62 448 maisons ont été vidées et 386 000 personnes ont été forcées d’émigrer. Aujourd’hui, seules 28 834 maisons sont occupées par ceux qui y vivaient auparavant. Au total, 187 000 personnes sont retournées dans leurs villages dans 14 provinces, notamment dans le Dersim.
Au fil des ans, des tensions et des affrontements sporadiques ont été observés dans la province – en 1994, six enseignants du Dersim ont été tués par des combattants du PKK. L’an dernier, lors d’affrontements entre le PKK et l’armée turque, un soldat a été tué et trois autres ont été blessés.
Mais ce long passé agité n’a fait que renforcer le lien des habitants avec la terre, les animaux, et entre eux. « Les alévis sont allés dans les montagnes pour fuir les tyrans, et lorsqu’ils y sont arrivés, ils ont vu les chèvres de montagne », raconte Ali Ekber Frik.
« Chaque fois que nous y allons – quand nous y emmenons nos troupeaux, quand nous plantons de l’ail, quand nous cueillons des champignons –, nous sommes ensemble. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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