Le pouvoir du sol : comment notre climat précaire a façonné le Printemps arabe
En 149 av. J.-C., Caton l’Ancien – un homme politique, soldat et citoyen qui se consacrait à l’étude de l’agriculture – vit un objectif majeur s’accomplir lorsque Rome déclara la guerre à Carthage. Pour défendre cette déclaration de guerre devant le Sénat, Caton apporta avec lui une arme improbable : des figues cultivées en territoire ennemi.
Ces figues délicieuses symbolisaient le prestige carthaginois. Caton voulait démontrer qu’en tant que puissance agricole, Carthage représentait à la fois une menace et une opportunité. Grâce à la qualité de ses sols, Carthage devenait une plaque tournante commerciale et une rivale militaire – et il fallait donc la vaincre. En cas de victoire, Rome pourrait utiliser les terres carthaginoises pour nourrir son empire en pleine expansion. Ainsi débuta la troisième guerre punique, qui se termina en 146 avant J.-C. avec la défaite de Carthage.
Ce sont des figues qui décidèrent du sort d’une civilisation dont les ruines se trouvent aujourd’hui dans l’actuelle Tunis. Cela nous rappelle que la Tunisie d’aujourd’hui était autrefois un terroir luxuriant et productif, le berceau d’une civilisation surplombant la mer Méditerranée, à une époque où le pouvoir civilisationnel émanait du sol. La capacité à cultiver en abondance était assimilée à la sécurité, à l’institutionnalisation politique et aux débuts du commerce. Elle était étroitement liée à la croissance démographique, à l’expansion territoriale et au prestige culturel.
Des habitats perdus
Mais comme nombre de civilisations antérieures et ultérieures, Rome commit l’erreur d’épuiser ses propres sols et ceux de ses territoires conquis jusqu’à leurs limites écologiques. Avec l’érosion, la déforestation et l’agriculture intensive, les sols perdirent leur capacité à abriter la vie, à retenir l’eau et à fournir des services écologiques, tels que le stockage du carbone, la productivité ou la régulation de la température. Des habitats entiers furent perdus au cours de ce processus et Rome finit par tomber, laissant dans son sillage des paysages en voie de désertification extrême.
Avançons de deux millénaires. L’année 2020 s’est terminée dans un contexte de mesures de confinement qui affectent le monde entier. Cette année a été marquée par l’apparition d’un virus et la prise de conscience des dangers qui nous guettent en raison de l’empiètement systématique sur des écosystèmes qui préservent en temps normal la santé de la planète, des animaux et des hommes.
Je suis tentée de me demander où sont passées les figues de Carthage, quelle histoire les sols tunisiens ont à nous raconter sur le Printemps arabe, mais aussi quel avenir attend le Maghreb et le Moyen-Orient dans un monde au climat perturbé
En ce changement d’année, nous commémorons également le Printemps arabe, une série de révolutions dont les retombées ont engendré des guerres au Yémen, en Libye et en Syrie, le renforcement d’un autoritarisme étouffant en Égypte et une lutte ardue pour une démocratie crédible en Tunisie. Des citoyens privés de leur dignité et de leurs moyens d’action sont descendus dans les rues pour exiger des changements et lutter contre la concentration du pouvoir politique et économique entre les mains de quelques individus coupables de discriminations contre la majorité du peuple.
De nombreux analystes se demandent si le Printemps arabe s’est transformé en hiver, s’il a été fructueux et à quel moment il a quitté la région. Pour ma part, je suis tentée de me demander où sont passées les figues de Carthage, quelle histoire les sols tunisiens ont à nous raconter sur le Printemps arabe, mais aussi quel avenir attend le Maghreb et le Moyen-Orient dans un monde au climat perturbé.
L’histoire du Moyen-Orient est celle d’un changement perpétuel et le Printemps arabe n’en est qu’un chapitre. Il ne s’agissait pas d’un réveil – une notion qui pourrait s’apparenter à une insulte dans une région où les rencontres sont chargées d’une conscience politique aiguë. Il s’agissait plutôt d’un raz-de-marée qui a recueilli l’énergie accumulée au cours de décennies de paupérisation croissante, de gouvernance corrompue et d’abus politiques. La toile de fond de cette vague qui se constituait depuis longtemps était un phénomène plus lent et plus calme : l’épuisement écologique observé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord comme dans le monde entier.
Une lutte pour la survie
Mohamed Bouazizi était vendeur de rue à Sidi Bouzid, un gouvernorat du centre de la Tunisie où les pratiques de discrimination et d’intimidation à l’encontre des personnes travaillant dans l’économie parallèle demeurent quotidiennes. Mohamed Bouazizi n’était pas quelqu’un d’exceptionnel dans ses luttes quotidiennes pour la survie économique et la dignité. Il était normal, ce qui a fait de lui une icône dont l’histoire a résonné aux quatre coins du Maghreb et du Moyen-Orient.
Mohamed Bouazizi vivait dans un environnement étouffant sur le plan économique et écologique, entouré d’un paysage poussiéreux, rocheux et jaune s’étendant à perte de vue. Là où un climat clément permettait autrefois des pratiques agricoles abondantes, on trouve aujourd’hui un désert pompé par l’agriculture conventionnelle qui épuise des terres qu’elle espère faire fructifier. Là où se trouvait autrefois une région suffisamment fertile pour nourrir l’Empire romain, il y a désormais un pays qui importe des denrées alimentaires et des cultures.
L’agriculture est un secteur économique qui rapporte peu, notamment pour la jeunesse tunisienne en plein essor. Mais là encore, aucun autre secteur ne fait guère mieux, à l’exception du tourisme – qui n’offre que des opportunités économiques limitées et saisonnières – ou de l’extraction pétrolière dans le sud du pays. Ces deux secteurs nécessitent des travailleurs capables de se déplacer d’un gouvernorat à l’autre, une possibilité souvent refusée par l’État pour des raisons de sécurité.
Ainsi, l’économie parallèle reste l’option la plus raisonnable, même si elle est dangereuse, instable et n’offre aucune protection sociale. Dans une société où la reconnaissance et la validation sociales vont de pair avec la répartition des rôles sociaux entre les sexes, le fait de ne pas gagner suffisamment sa vie pour subvenir aux besoins d’une famille est associé à un sentiment d’échec et d’humiliation.
Cette humiliation est le fait d’un État qui emploie un langage paternaliste mais ne parvient pas à en cueillir les fruits. C’est un contexte qui génère des sentiments de désespoir, de colère et de révolte, visuellement exprimés par des fresques à l’effigie de martyrs et des graffitis dans les centres urbains et périurbains où vivent la plupart des jeunes. Aujourd’hui, Sidi Bouzid est imprégnée d’une atmosphère où les vies sont épuisées ou méprisées. Il n’est pas surprenant que de nombreux jeunes rêvent de partir et d’émigrer pour retrouver leur dignité.
Des marchés internationaux
Lorsque Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, il s’est révolté contre un système économique qui l’a contraint à l’abandon. Ce système génère des richesses pour une élite pleinement intégrée dans l’économie mondiale, grâce aux capitaux accumulés qu’elle investit à l’étranger. C’est un système qui manque de résilience fondamentale, dans la mesure où les secteurs tunisiens les plus lucratifs sont destinés à servir les marchés internationaux alors que la sécurité de l’approvisionnement en produits alimentaires et en eau à l’échelle nationale reste insuffisante.
Le Printemps arabe a peut-être été l’amorce d’une cascade systémique de risques et de chocs auxquels notre gouvernance mondiale et nos systèmes économiques ne sont pas en mesure de répondre
Dans une telle économie, le sort d’une personne ne se décide pas seulement chez elle, mais aussi sur les marchés internationaux. Au cours des semaines qui ont précédé l’acte de Mohamed Bouazizi, des pluies torrentielles avaient fait baisser les récoltes de blé au Canada, tandis que la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine et la Chine étaient touchés par un épisode de sécheresse. En Argentine, La Niña avait provoqué des mauvaises récoltes de maïs et de soja.
La diminution de l’offre avait fait grimper en flèche les prix des cultures de base sur les marchés internationaux. À l’époque, les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord importaient déjà plus de denrées alimentaires par habitant que toute autre région du monde, alors qu’en raison de l’instabilité des prix, les contrats sociaux précaires conclus entre les régimes autocratiques et les populations vulnérables devenaient intenables.
Un cygne noir a alors émergé de la précarité, des abus, des inondations, de la sécheresse et des interdépendances économiques. Les perturbations qui se sont produites à une extrémité du globe ont eu des conséquences dévastatrices de l’autre côté. Le choc a été aussi brutal que l’épuisement écologique était profond.
Dans notre système économique mondial contemporain, qui considère l’environnement comme une simple externalité, les limites écologiques sont supposées être atténuées par la capacité à commercer. Un pays peut importer ce qu’il ne peut pas produire chez lui, à condition que son économie soit suffisamment diversifiée pour en supporter les coûts. Mais dans un monde défini par les bouleversements climatiques et l’épuisement des capacités écologiques, les chocs économiques et les ruptures de la chaîne d’approvisionnement pourraient bien devenir la norme. En d’autres termes, le Printemps arabe a peut-être été l’amorce d’une cascade systémique de risques et de chocs auxquels notre gouvernance mondiale et nos systèmes économiques ne sont pas en mesure de répondre.
Une pénurie d’eau
Il n’est pas surprenant que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord soient devenus très tôt des épicentres de la concentration des risques liés au climat. Ils font partie des régions du monde où le processus de changement climatique a commencé par l’érosion des fonctions écologiques. Les figues de Carthage n’existent plus car le sol qui les produisait autrefois a été systématiquement épuisé.
Là où les terres sont épuisées, l’eau se raréfie et les températures augmentent. Le changement de paysage s’accompagne de changements climatiques. À cela s’ajoutent la libération rapide d’énergie fossile par combustion depuis le début de l’ère industrielle ainsi que le pillage des écosystèmes dans le monde entier, ce qui engendre des changements climatiques exponentiels qui deviennent de plus en plus difficiles à atténuer.
L’abandon des combustibles fossiles en faveur d’économies d’énergie est une étape nécessaire pour une transition climatique efficace, mais cela reste insuffisant. La régénération des fonctions écologiques des paysages est le changement le plus profond et le plus fondamental qui doit se produire pour assurer l’adaptation aux changements climatiques et, à terme, stabiliser le régime climatique.
Ce changement est un défi de taille : il implique d’investir massivement dans des activités qui permettent aux populations de s’occuper de la terre et stimulent sa capacité à retenir l’eau. Il ne s’agit pas d’une solution ponctuelle, mais d’un filet de sécurité qui devrait être à la base de toute civilisation humaine.
Pourtant, avec les modèles économiques actuels, nous poursuivons une logique différente. L’agriculture doit être mécanisée, étendue et fondée sur un modèle de monoculture pour être lucrative. Dans la plupart des pays, elle s’appuie sur une main-d’œuvre bon marché et précaire afin de générer des richesses qui se retrouvent entre les mains d’une minorité. Les modèles agricoles qui réussissent adhèrent aux marchés internationaux avant d’adhérer à une production locale et résiliente.
Au-delà de l’agriculture, nous construisons des environnements humains et extrayons de l’énergie tout en artificialisant et en épuisant les sols, en drainant l’eau des aquifères et en pillant la biodiversité (là où il en reste). Ce que nous peinons à comprendre, c’est qu’en fragilisant les sols dont nous dépendons, nous réduisons nos chances de survie et notre capacité d’adaptation aux chocs. 2010 et 2020 ont comme point commun de nous avoir mis en garde contre les conséquences imminentes de notre inattention envers la vie et à la complexité.
Une résilience systémique
Alors, qu’est-ce que la résilience systémique dans un monde où les perturbations climatiques, les chocs et l’interconnexion des risques sont sur le point de s’accélérer – et où des régions telles que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont susceptibles de subir des conséquences dangereuses ?
Cela commence par l’intégrité écologique. Cela nécessite des investissements massifs dans des paysages à même de régénérer la capacité du sol à stocker l’eau et le carbone, grâce auxquels les pays pourront combattre la pénurie d’eau à la racine, plutôt que de faire face à une pénurie d’origine humaine. Cela nécessite de donner aux populations les moyens de se régénérer et de s’occuper de leurs propres ressources locales, ainsi que d’investir dans leur capacité de travail et dans des systèmes de gouvernance décentralisés. Cela nécessite de valoriser l’agriculture régénératrice et les modèles commerciaux régénérateurs en tant que vecteurs de résilience et d’adaptation dans un nouveau type d’économie.
Le progrès devrait nous donner comme objectif d’arrêter d’innover en détruisant la terre et de commencer à régénérer celle qui est sous nos pieds
À l’heure où notre réponse au changement climatique consiste à modifier les systèmes énergétiques et à numériser notre cheminement vers une quatrième révolution industrielle, nous ne parvenons pas à reconnaître que nos réponses suivent la même logique que celle qui a produit la crise climatique en premier lieu.
Si nous suivons cette seule voie, la résilience se traduira par une mécanisation accrue de l’activité humaine, une dissociation illusoire de l’économie et du monde naturel, des solutions technologiques visant à soutenir le statu quo comme si les conditions environnementales et climatiques n’existaient pas, une systématisation des réponses indépendamment des cultures humaines et écologiques, ainsi qu’une économie mondiale reposant sur la collectivisation des risques indépendamment des capacités nationales et locales permettant d’y faire face et au détriment du bien public.
Cette logique tiendra pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’elle engendre plus de chocs que le système ne pourra en supporter simultanément. La marge de manœuvre pour gérer les catastrophes sera de plus en plus réduite.
L’histoire du Maghreb et du Moyen-Orient et les enseignements les plus récents du Printemps arabe prédisent l’avenir de notre monde : c’est à nos risques et périls que nous ignorons l’intégrité écologique. Cette fois-ci, le progrès devrait nous donner comme objectif d’arrêter d’innover en détruisant la terre et de commencer à régénérer celle qui est sous nos pieds. En d’autres termes, l’avenir de l’humanité réside dans la reconnexion avec ses origines : l’humus.
- Olivia Lazard est chercheuse invitée à Carnegie Europe. Ses recherches portent sur la géopolitique du climat, la transition amorcée par le changement climatique et les risques de conflit et de fragilité associés au changement climatique et à l’effondrement de l’environnement.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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