Être un « bon Arabe » en France, ou la tentation de ne plus en être un
Écrivaine et psychiatre, Fatma Bouvet de la Maisonneuve signe en 2017 un livre intitulé Une Arabe en France, une vie au-delà des préjugés. L’auteure et médecin franco-tunisienne exerce à l’hôpital Saint-Anne à Paris. Dans son cabinet, elle reçoit entre autres des patients en plein malaise identitaire. C’est là que France Culture a recueilli leurs précieux témoignages, compilés dans un podcast intitulé « L’expérience », diffusé le 3 janvier dernier.
Les patients de Fatma Bouvet ne font pas une lecture politisée de leur souffrance. Pour parler du racisme, ils utilisent souvent le terme « ça », comme s’ils ne parvenaient pas à nommer le mal qui les ronge. On le comprend au fil de leur récit : ils sont habitués au silence. Le cabinet de Fatma Bouvet de la Maisonneuve leur offre un rare espace d’expression pour se raconter sans culpabiliser.
Protégés, les patients témoignent de leurs expériences traumatisantes, parfois dans un rire, dressant de fil en aiguille le tableau complexe des errances identitaires et douleurs psychiques dont souffrent certains Arabes en France.
Des patients qui semblent trouver l’expérience du racisme inévitable tout en la minimisant, comme s’ils voulaient dans le même temps s’extraire de l’expérience inconfortable de victime.
Comme la plupart des victimes de violence, les patients de Fatma Bouvet ont peur « d’exagérer », et assurent que « ça va ». Mais ce qu’on refuse de voir continue d’agir sur l’esprit et le corps.
Du malaise identitaire aux souffrances psychiques
Les immigrés et leurs enfants portent en eux un « système de référence double et contradictoire », écrivait le sociologue Abdelmalek Sayed, mais aussi un double rejet qui rend difficile tout apaisement de leur identité : trop Arabes en France, et trop Français dans leur pays d’origine.
Au-delà de ces errances identitaires, le système politique et social français produit des conditions matérielles défavorables aux personnes issues de l’immigration, surreprésentées dans le taux de chômage, déclassées, et dont l’accès au logement, à l’emploi, à la santé sont restreints.
Ce qui est présenté par certains comme des débats intellectuels est vécu par d’autres comme une campagne d’humiliation, de harcèlement, de haine
Et ces dernières années, nombreux sont les Franco-Maghrébins qui se sentent quotidiennement ciblés par le contexte politique global : du projet de loi contre le « séparatisme » à la parole raciste décomplexée sur les plateaux de chaîne d’information en continu.
« À chaque attentat, ma première réaction, c’est de dire : j’espère que ce n’est pas un Mohamed ! », confie l’un des patients souffrant de dépression.
Ces derniers évoquent aussi la confiscation de la parole, qui provoque un sentiment de colère et d’impuissance partagé par beaucoup.
Samia, militante anti-raciste et féministe, nous raconte son dernier épisode de décompensation psychique : « C’était pendant les débats sur la loi contre le séparatisme et la loi de sécurité globale, j’ai trop laissé le chaos extérieur entrer à l’intérieur, je regardais le fil d’actualité Facebook en ayant des larmes de colère et d’impuissance […] Les offensives islamophobes, ça m’a fait vriller, je me sentais physiquement en danger, je n’avais jamais ressenti ça dans mon propre pays. »
Le dernier patient de l’épisode du podcast abonde en ce sens : « La télévision, ce n’est plus une amie... avant, on jouait sur la peur des gens, aujourd’hui, c’est de la haine. »
Ce qui est présenté par certains comme des débats intellectuels est vécu par d’autres comme une campagne d’humiliation, de harcèlement, de haine.
Il faut « se faire la guerre » pour être Français
Les patients de Fatma Bouvet ont en commun un profond désir d’être reconnus, d’appartenir, voire de se fondre. Pour certains d’entre eux, faire disparaître leur identité arabe ne les a pas sauvés.
« Je me suis fait la guerre... Je me suis perdue dans une volonté d’assimilation... J’ai toujours cru qu’on ne pouvait pas m’aimer pour ce que je suis... parce que si on est juste cette fille d’ouvriers maghrébins, on n’est pas séduisante », témoigne l’une des patientes.
En réalité, à la manière des colonisés analysés par Frantz Fanon, des citoyens franco-maghrébins finissent par intérioriser des attributions négatives – érigées par le discours dominant comme des vérités objectives – sur leur culture, leur langue, leur patrimoine.
Une entrave à l’estime de soi et la confiance en soi, puisqu’on le comprend au fil du podcast : pour être un bon Arabe en France, il vaut mieux... ne plus être Arabe.
Pourtant, ce qui constitue une source de suspicion, voire une trahison dans le contexte français (apprendre l’arabe et le parler, écouter de la musique arabe, aller dans son pays d’origine, assumer sa double nationalité), permet en réalité de prévenir la perte de repères
Pourtant, ce qui constitue une source de suspicion, voire une trahison dans le contexte français (apprendre l’arabe et le parler, écouter de la musique arabe, aller dans son pays d’origine, assumer sa double nationalité), permet en réalité de prévenir le déracinement, la déculturation, la perte de repères, ou ce que le sociologue Ahmed Mohamed, mettant en garde contre les désordres engendrés par l’intériorisation d’une dévalorisation de soi, nommait « les effets désorganisateurs psychiques de la prise de conscience d’appartenir à un groupe défavorisé ».
Fatma Bouvet de la Maisonneuve se voit comme une lanceuse d’alerte : « Mon cabinet n’est pas censé être le lieu de règlement de ce genre de choses […] ça doit se faire ailleurs. »
En effet, la négation du racisme tout comme l’assimilation complète à la culture dominante ne sont que des stratégies de survie déployées face à l’expérience de la xénophobie. Mais le racisme ne se démantèlera pas dans un cabinet de psychiatrie. Car il s’agit bien du fond du problème : les petites anecdotes de ces patients, parfois racontées entre deux rires, témoignent d’un ordre racial qui altérise et affecte la santé de 7 millions de citoyens français.
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