Le Qatar, un médiateur incontournable au Moyen-Orient ?
La médiation est devenue un instrument clé de la politique étrangère du Qatar depuis le milieu des années 2000. L’émirat l’a compris : pour être considéré comme une pièce maîtresse dans l’échiquier géopolitique régional, il faut stratégiquement placer ses pions. La presqu’île déborde d’ambitions au-delà de ses frontières et déploie des efforts diplomatiques aux niveaux régional et international pour servir de médiateur entre pays et acteurs intra-étatiques.
Alors que le dialogue est une ressource qui tend à se raréfier dans certains conflits, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a félicité Doha pour son rôle de « plateforme de dialogue mondial ».
Encore récemment, début janvier, un pays comme la Corée du Sud a demandé à l’émirat de servir d’intermédiaire avec Téhéran, afin de parvenir à la libération d’un navire coréen et de son équipage, saisi par la République islamique à proximité du détroit d’Ormuz.
Un médiateur privilégié au Moyen-Orient
Le Qatar joue un rôle de médiateur particulièrement important dans le bras de fer qui oppose Washington et Téhéran.
Il est proche de l’Iran pour des raisons géographiques et économiques, puisqu’il se situe à quelques centaines de kilomètres de la République islamique, et partage avec elle l’exploitation du plus grand gisement gazier au monde, le North Dome/South Pars, dans le golfe Arabo-Persique.
Mais il est également un allié de Washington pour des raisons stratégiques. La relation entre les deux pays s’est renforcée au début des années 2000, alors que les États-Unis étaient en froid avec l’Arabie saoudite depuis les attentats du 11 septembre 2001, quinze des dix-neuf kamikazes étant d’origine saoudienne.
Le refus des Saoudiens de servir de base arrière pour la guerre contre l’Irak en 2003 a alors créé une opportunité unique pour le petit État gazier, qui a accepté d’abriter le centre de commandement des opérations américaines, le CENTCOM, aujourd’hui la plus grande base militaire au Moyen-Orient.
Le Qatar joue aussi le rôle d’intermédiaire crédible pour les États-Unis, qui pâtissent d’une image dégradée depuis les guerres qu’ils ont menées en Afghanistan et en Irak
Le Qatar joue aussi le rôle d’intermédiaire crédible pour les États-Unis, qui pâtissent d’une image dégradée depuis les guerres qu’ils ont menées en Afghanistan et en Irak.
« Que ce soit pour entamer des négociations avec les mouvements islamistes ou pour faire passer des messages, Washington s’appuie sur Doha », explique le politologue Hasni Abidi.
Néanmoins, si le CENTCOM peut dissuader toute éventuelle attaque sur le Qatar, il pourrait faire du territoire une cible potentielle dans le cadre d’un conflit généralisé, avec l’Iran par exemple. Toutefois, Doha et Téhéran entretiennent des relations étroites qui rendent un tel scénario peu probable à ce stade.
Alors que les relations entre Téhéran et Washington étaient au point mort sous l’administration Trump, Joe Biden est quant à lui résolu à renouer le dialogue avec l’Iran. Dans cet objectif, le ministre qatari des Affaires étrangères a rencontré le président iranien Hassan Rohani le 15 février à Téhéran. À cette occasion, Doha a affirmé son intention de servir de médiateur afin de revenir à l’accord historique de 2015 sur le nucléaire iranien.
Pour pallier les rivalités au Moyen-Orient, la presqu’île propose aujourd’hui une nouvelle initiative de médiation : celle entre l’Iran et la péninsule Arabique.
Si les relations étroites qu’entretient le Qatar avec l’Iran sont l’une des causes de la crise du Golfe – qui avait amené en 2017 l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte à rompre leurs relations diplomatiques avec l’émirat –, elles représentent aujourd’hui pour lui un atout considérable pour servir de conciliateur.
Le chef de la diplomatie qatarie voit ainsi dans la réconciliation des pays du Golfe, entamée début janvier, l’opportunité d’ouvrir « un dialogue franc et direct » avec Téhéran. Il a même déclaré qu’il souhaiterait voir l’Iran prendre place à la table d’un futur Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Par ailleurs, Doha s’est dit prêt à servir de médiateur entre son allié turc – lequel dispose aussi d’une base militaire dans l’émirat – et ses nouveaux partenaires saoudien et émirati après des années de tensions entre eux.
« Si ces pays voient que l’État du Qatar a un rôle dans cette médiation, alors il est possible [de jouer un tel rôle] », a suggéré l’envoyé spécial du ministre qatari des Affaires étrangères pour la lutte contre le terrorisme et la médiation dans le règlement des différends. « Il est dans l’intérêt de tous qu’il y ait des relations amicales entre ces pays », a-t-il ajouté.
Parler avec tout le monde
Motivé à la fois par une quête de prestige international et une stratégie de survie, le Qatar a acquis un solide crédit et une plus grande expérience dans la gestion des conflits depuis la crise du CCG en 2017.
« L’émirat croit avec beaucoup de dévotion au multilatéralisme et au dialogue. Il a toujours joué la carte du droit international contre ses ennemis régionaux, partisans du bilatéralisme et des relations transactionnelles », explique à Middle East Eye Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques et spécialiste du Golfe.
« L’émirat croit avec beaucoup de dévotion au multilatéralisme et au dialogue. Il a toujours joué la carte du droit international contre ses ennemis régionaux, partisans du bilatéralisme et des relations transactionnelles »
- Sébastien Boussois, chercheur
Après trois années de blocus, le diagnostic mérite toutefois d’être interrogé. Le richissime État gazier a-t-il perdu de l’influence diplomatique pendant cette période au profit d’autres acteurs de la péninsule Arabique ?
Loin de là, estime Sébastien Boussois. « Depuis la crise du Golfe, le Qatar n’a jamais eu autant d’alliés. Il est sorti grandi et vainqueur de ce chaos politique régional. »
L’arme de prédilection de Doha réside dans sa capacité à dialoguer et à coopérer avec des acteurs qui sont hostiles les uns aux autres. Le Qatar entretient en effet des relations avec l’Iran, le Hamas, Israël, la Turquie, l’Arabie saoudite et les États-Unis. Le pays a par exemple signé en 2010 un accord de défense avec l’Iran dans la lutte contre le terrorisme et la sécurité maritime, tout en accueillant la base militaire américaine d’Al-Udeid, le siège du CENTCOM.
Le Printemps arabe : de la médiation à l’intervention
À la fin de l’année 2010, le Qatar a fait l’objet d’une importante attention médiatique et diplomatique mondiale grâce à ses médiations dans pas moins de six différends en cinq ans. L’émirat a notamment joué un rôle crucial au Liban (en 2008 entre les factions libanaises), au Yémen (entre 2007 et 2008, en aboutissant à un cessez-le-feu dans le conflit intra-étatique) et au Soudan (entre 2008 et 2013, en parvenant à une trêve dans la guerre du Darfour).
L’ancien émir Hamad ben Khalifa al-Thani a réussi son pari : faire connaître le minuscule État partout dans le monde. Cette ambition a atteint des sommets sans précédent lorsque le pays a été désigné, début décembre 2010, pour accueillir la Coupe du monde de football 2022.
À peine quelques semaines plus tard, a débuté le Printemps arabe. Au milieu des révoltes populaires, le Qatar a rompu brutalement avec sa tradition de médiateur, et adopté une position proactive, en soutien aux manifestants dans de nombreux pays.
Doha a considéré les soulèvements comme une opportunité pour élargir davantage son influence à l’étranger. Cela, au risque même de perdre sa réputation de pays pacifique et neutre, qu’il avait tant essayé de forger au fil des années.
En Libye, par exemple, l’émirat a transféré 400 millions de dollars à divers groupes rebelles et envoyé des centaines de soldats qataris pour soutenir l’insurrection contre le colonel Mouammar Kadhafi.
Au milieu des révoltes populaires, le Qatar a rompu brutalement avec sa tradition de médiateur, et adopté une position proactive, en soutien aux manifestants dans de nombreux pays
En Syrie, il aurait fourni 3 milliards de dollars aux rebelles en plus de centaines de millions de dollars d’aide humanitaire à la population. En Égypte, Doha a soutenu les Frères musulmans, prêtant 5 milliards de dollars au pays en 2012/2013 après l’élection du président issu des rangs de l’organisation, Mohamed Morsi. L’émirat avait également promis d’investir 18 milliards de dollars dans le pays au cours des cinq années suivantes.
Au cours du Printemps arabe, le pragmatisme et le réalisme ont pris l’ascendant sur le référentiel conciliateur du Qatar. Alors que la presqu’île aspirait à devenir une puissance régionale, son activisme a dérangé et inquiété les dirigeants voisins. Son interventionnisme l’a exposé à un retour de flamme, qui s’est traduit par le blocus initié en 2017.
Retour au rôle de conciliateur sous l’émir Tamim
Le 25 juin 2013, l’émir Hamad ben Khalifa al-Thani a abdiqué au profit de son fils, Tamim ben Hamad al-Thani. Cet événement, assez singulier dans le monde arabe contemporain, est révélateur d’un changement stratégique de la politique étrangère du pays.
Plusieurs raisons auraient précipité son départ, notamment son échec cuisant en Syrie, où il avait sous-estimé la résilience du président Bachar al-Assad. Il a aussi été accusé de soutenir des groupes rebelles, dont certains sont considérés par Washington comme terroristes.
Confronté à ses propres limites, le Qatar savait qu’il devait à nouveau se focaliser sur son credo initial : sa survie. L’avènement de Tamim en 2013 a coïncidé avec un retour à un rôle plus classique de médiation. De fait, le nouvel émir a pris des décisions en rupture avec les orientations politiques de son père.
Dès son arrivée au pouvoir, il a limogé l’influent Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, cheikh Hamad Ben Jassem, qui cumulait ces deux fonctions depuis 2007.
De retour dans son rôle de conciliateur, le Qatar accueille depuis 2018 les pourparlers entre les États-Unis et les Talibans, et supervise les discussions de paix interafghanes depuis septembre 2020.
Sur le dossier clivant du Proche-Orient, le conflit israélo-palestinien reste une équation délicate pour le Qatar. Le pays entretient des relations tant avec Israël qu’avec les factions palestiniennes
Sur le dossier clivant du Proche-Orient, le conflit israélo-palestinien reste une équation délicate pour le Qatar. Le pays entretient des relations tant avec Israël qu’avec les factions palestiniennes, auxquelles il fournit une assistance matérielle et financière importante.
Le gouvernement qatari a réitéré le 31 janvier dernier son aide financière annuelle à la bande de Gaza – sous blocus israélo-égyptien depuis 2007 – en lui accordant 360 millions de dollars. Les transactions s’effectuent avec l’accord d’Israël dans le but d’apaiser les tensions avec le Hamas.
Le Qatar est également l’un des pays à parrainer les élections législatives et présidentielles palestiniennes, qui devraient être disputées entre le Hamas et le Fatah en mai et juillet prochains.
Diplomatie du « carnet de chèques »
Doha, qui a pour projet de devenir « le forum du monde », se présente comme « un acteur impartial qui œuvre pour l’unité dans le monde arabe et musulman », selon le politologue Stig Jarle Hansen.
Le recours à la planche à billets a montré que la stratégie des « récompenses » réduisait les tensions. Pour autant, elle ne peut garantir la dissipation des différends sur le long terme
Cette ambition rivalise directement avec les desseins de Riyad d’assurer un tel rôle. En effet, si la médiation du Qatar agace parfois d’autres acteurs régionaux, c’est parce qu’in fine, l’émirat ne cherche pas à résoudre les conflits par simple charité. La médiation n’est qu’une des stratégies de soft power dont il dispose pour renforcer son influence sur la scène internationale et garantir sa sécurité.
Au Soudan, par exemple, Doha a joué un rôle de premier plan dans les efforts de paix –supplantant l’Égypte –, ce qui lui a donné l’opportunité d’acheter 115 000 hectares de terres agricoles pour renforcer sa sécurité alimentaire.
Enfin, on ne peut analyser la stratégie de la politique étrangère du Qatar sans évoquer ses leviers de prédilection. La diplomatie du carnet de chèques est, elle aussi, un atout considérable dans les négociations entre belligérants.
Ces leviers économiques et financiers sont même décrits par Sultan Barakat, professeur à l’Institut de Doha, comme des « récompenses » à la résolution des conflits : après la guerre de 2006 entre le Hezbollah et Israël, l’émirat a financé un projet de reconstruction de 300 millions de dollars au Liban-Sud, puis deux ans plus tard, a annoncé une promesse d’aide comprise entre 300 et 500 millions de dollars pour la province de Saada au Yémen.
En 2013, à la suite de négociations au Soudan, le Qatar a promis une aide de 500 millions de dollars pour développer le Darfour et la création d’une banque dotée d’un capital d’un milliard de dollars.
Le recours à la planche à billets a montré que la stratégie des « récompenses » réduisait les tensions. Pour autant, elle ne peut garantir la dissipation des différends sur le long terme. Par exemple, alors que le Qatar était parvenu à un accord entre les factions libanaises en 2008, sa médiation n’a pas empêché le regain de tensions deux années plus tard après l’assassinat de Rafiq Hariri.
Il semble donc nécessaire pour Doha de se doter de mécanismes de suivi des conflits pour accompagner les processus de paix. Mais que ce soit en cas d’échec ou de réussite dans ses initiatives de médiation, l’émirat sait en tout cas compter sur un puissant relais médiatique grâce à la chaîne qu’il a créée en 1996, Al Jazeera.
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