« Programme HQ » : Riyad peut-elle rivaliser avec Dubaï en tant que capitale régionale des affaires ?
À l’époque prépandémique de la mondialisation, les pays en concurrence sur les marchés émergents étaient souvent engagés dans une « course vers le bas » pour attirer les entreprises multinationales, ce qui impliquait généralement de leur offrir toutes sortes d’avantages, tels que des allégements fiscaux et des lois du travail favorables à leurs intérêts.
Plus récemment, les gouvernements aux économies suffisamment fortes ont opté pour l’approche du bâton et de la carotte avec les entreprises souhaitant opérer dans leur pays, souvent à des fins politiques.
L’année dernière par exemple, la Turquie a adopté une loi exigeant que toute plate-forme de réseaux sociaux basée à l’étranger et comptant plus d’un million d’utilisateurs turcs chaque jour établisse un bureau de représentation dans le pays.
L’Arabie saoudite semble suivre la même stratégie alors qu’elle est aux prises avec les retombées économiques de la pandémie de COVID-19 et se lance dans ses ambitieux plans dans le cadre du programme Vision 2030.
À la mi-février, le ministre saoudien de l’Investissement Khalid al-Falih a annoncé que toute entreprise sollicitant des contrats avec le gouvernement, les entreprises publiques et le fonds souverain (PIF) devrait établir son siège régional dans le royaume d’ici à 2024.
L’Arabie saoudite espère que l’attrait résultant de sa position de plus grande économie du Moyen-Orient, prévoyant de consacrer des centaines de milliards de dollars à des mégaprojets au cours des prochaines décennies, obligera les entreprises à obtempérer.
« L’annonce a surpris et certaines familles marchandes ne seront pas contentes », commente Theodore Karasik, conseiller principal de Gulf State Analytics, un cabinet de conseil basé à Washington.
« Mais en même temps, d’autres verront l’avantage d’une telle réglementation et de la manière dont les cités-États de la péninsule Arabique interagissent les unes avec les autres pour se redresser économiquement. À cause du COVID, elles redémarrent et restructurent leurs économies. »
Cette nouvelle condition pour opérer en Arabie saoudite, appelée « Programme HQ », est toujours en phase de discussion, avec « autant de questions que de réponses. C’est un rappel de la concurrence intense qui règne au sein du Conseil de coopération du Golfe [CCG] pour attirer les investissements », déclare Rachel Ziemba, membre non résidente du Gulf International Forum, un institut basé à Washington.
« [Les multinationales] mettaient trois personnes en Arabie saoudite, et 95 % [du personnel] faisaient la navette depuis Dubaï ou le Liban en raison du style de vie, comme le fait de pouvoir boire de l’alcool »
- Martin Tronquit, infomineo
À l’état actuel, le programme accorde aux entreprises qui déménageront leur siège social en Arabie saoudite une exonération fiscale de 50 ans et une dispense de 10 ans sur les quotas d’embauche de ressortissants saoudiens.
Les analystes trouvent cependant que Programme HQ est ambigu dans ses définitions – est-ce que « régional » signifie au sein du Conseil de coopération du Golfe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA), ou même en Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA) ? Et comment le « siège » est-il défini – en fonction du nombre d’employés ?
« Je pense que c’est le Moyen-Orient », répond Rachel Ziemba, « mais vous pouvez également soulever des questions sur les bureaux de la zone EMEA, qui pourraient être aux Émirats arabes unis ou quelque part en Europe. Ce qui arrivera à une entreprise qui n’a pas de bureau régional, ou qui était basée ailleurs, n’est pas vraiment clair. »
La nouvelle condition néglige également de prendre en compte les changements potentiellement profonds en cours dans le monde du travail en raison de la pandémie, tels que le télétravail et les réductions de personnel, sans oublier les tendances à l’automatisation de l’industrie et l’adoption de technologies intelligentes – décrites par le Forum économique mondial comme une « quatrième révolution industrielle » –, lesquelles pourraient avoir une incidence sur le lieu d’enregistrement des entreprises.
« Nous évoluons vers une économie et une société du cloud, donc un siège régional pourrait se trouver dans un cloud sans nécessiter d’espace physique. Cela dépend de l’entreprise et de ses objectifs, ainsi que de la manière dont tout ceci s’inscrit dans le cadre de Vision 2030 », explique Theodore Karasik.
Selon lui, Programme HQ « est une idée gravée dans le marbre, mais les mécanismes ont encore besoin d’être travaillés ».
Riyad versus Dubaï
Certains analystes interprètent cette décision comme un signe de la concurrence directe qui existe entre Riyad et Dubaï, cette dernière ayant l’avantage d’avoir été la première de la région à se développer en tant que centre d’affaires mondial.
« Ce n’est pas perçu comme une concurrence directe à travers le CCG », nuance Rachel Ziemba, « mais cela envoie un message aux entreprises, qui vont voir l’Arabie saoudite comme une part plus importante de leur marché et y faire plus d’affaires.
« Je pense toutefois que [l’Arabie saoudite] devra livrer un combat incroyablement difficile face à l’avantage dont dispose Dubaï en matière d’ancienneté et d’infrastructure, ainsi que face aux système et processus juridiques. »
Dubaï, qui a été obligée de se diversifier en raison de ses faibles réserves de pétrole comparé à d’autres États du Golfe, est le siège régional de 45 entreprises de Fortune 500 (le classement des 500 premières entreprises américaines) selon infomineo, une société de recherche basée à Dubaï qui a évalué les raisons pour lesquelles les entreprises établissaient leur siège social dans certaines villes plutôt que d’autres à travers le monde.
Dubaï est devenue populaire en tant que siège non seulement pour la région MENA, mais aussi en Afrique. « La capitale commerciale de l’Afrique n’est pas en Afrique, mais à Dubaï », souligne Martin Tronquit, associé principal chez infomineo.
La société estime qu’il n’y a en revanche actuellement aucun siège régional dans le royaume saoudien. « L’une des raisons est qu’il était difficile de faire des affaires en Arabie saoudite et que les gens ne veulent pas y vivre. Cela changera, mais la question est de savoir si cela changera sur le papier ou si davantage de cadres supérieurs y déménageront réellement », poursuit Tronquit.
Il pourrait s’avérer difficile de convaincre les cadres d’entreprises d’opérer ce changement, car ils sont généralement âgés entre 40 et 60 ans et ont des enfants. « L’Arabie saoudite met en place des infrastructures pour les entreprises ; mais en ce qui concerne l’aspect personnel, bien que cela se soit considérablement amélioré, il faudra des années avant que les soins de santé, l’éducation et les loisirs atteignent le niveau de Dubaï », estime Martin Tronquit.
Pendant des décennies, des entreprises –sociétés de conseil, cabinets d’ingénierie, d’avocats, détaillants, etc. – ont utilisé Dubaï ou Beyrouth comme pôles d’activités pour leurs affaires en Arabie saoudite.
« Elles mettaient trois personnes en Arabie saoudite, et 95 % [du personnel] faisaient la navette depuis Dubaï ou le Liban en raison du style de vie, comme le fait de pouvoir boire de l’alcool », observe le responsable d’infomineo.
Les salaires devraient également être plus élevés dans le royaume. « Lorsque les chasseurs de têtes approchent des gens pour des postes en Arabie saoudite, leur offrant des salaires 30 à 40 % plus élevés que Dubaï, ils disent non. Vous devez doubler les salaires si [les recrues] sont bonnes, mais pour des postes de second niveau, vous pouvez arriver à les convaincre », explique Khaled Abdel Majeed, gestionnaire de fonds MENA chez SAM Capital Partners à Dubaï.
« Ça ne sera pas facile. L’Arabie saoudite utilise une combinaison de carottes et de bâtons, mais j’aimerais qu’ils utilisent plus de carottes et moins de bâtons. »
La sécurité est un autre problème : les Houthis au Yémen ont encore récemment lancé des roquettes sur Djeddah et Riyad. Dans une nouvelle escalade, ils ont revendiqué dimanche la responsabilité d’attaques à la roquette et au drone contre des installations pétrolières dans le port saoudien de Ras Tanura et dans la ville orientale de Dhahran.
« Si l’Iran bombarde quelqu’un dans la région, ce sera probablement l’Arabie saoudite, pas Dubaï », relève Martin Tronquit.
Riyad devra également travailler sur sa réputation en matière de politique étrangère, qui a été entachée au niveau international par la guerre qu’il mène depuis six ans au Yémen, le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi et le blocus du Qatar.
« L’entreprise hasardeuse au Yémen et l’embargo sur le Qatar n’étaient pas des idées judicieuses, et l’affaire du Ritz Carlton n’était pas non plus une idée très futée, car le résultat final a été une vaste fuite de capitaux », souligne Majeed.
« À une époque où l’état de droit est important, comment peuvent-ils attirer des gens en Arabie saoudite ? Si les expatriés se retrouvent en litige avec la famille royale, ils ne peuvent pas gagner. »
On ne sait pas non plus si Programme HQ créera « des milliers d’emplois pour les citoyens », comme l’a annoncé le ministre, en raison de la dérogation sur la saoudisation – l’embauche de locaux – au sein des sièges régionaux.
« À une époque où l’état de droit est important, comment peuvent-ils attirer des gens en Arabie saoudite ? Si les expatriés se retrouvent en litige avec la famille royale, ils ne peuvent pas gagner »
- Khaled Abdel Majeed, SAM Capital Partner
L’installation d’entreprises dans le royaume pourrait dépendre des secteurs dans lesquels elles travaillent, la construction étant un domaine clé, compte tenu des projets du royaume de développer la mégapole Neom et The Line, un projet de 200 milliards de dollars récemment annoncé.
Actuellement, seuls 2 des 45 sièges régionaux d’entreprises situés à Dubaï relèvent du secteur de la construction, selon les chiffres d’infomineo. Le géant américain de la construction Bechtel, cependant, a vu les signes avant-coureurs en Arabie saoudite et annoncé le déménagement de son siège régional à Riyad en janvier, avant l’annonce du ministre de l’Investissement.
Vision 2030
L’Arabie saoudite veut renforcer toutes les composantes de son économie conformément au projet Vision 2030 du prince héritier Mohammed ben Salmane, un « programme de transformation nationale » qui vise à positionner le royaume en tant que « centrale d’investissements » et « hub reliant trois continents ».
Les plans du prince héritier ont été décrits comme une tentative de former un « quatrième État saoudien », remplaçant l’actuel État moderne dépendant du pétrole, qui a été fondé en 1932, succédant aux deux précédents États créés aux XVIIIe et XIXe siècles.
« Ils sont encore en train de créer ce quatrième État saoudien, qui est avant-gardiste en matière de logistique, d’énergie et d’affaires », selon Theodore Karasik.
On s’attend à ce que Riyad et la Ville économique du roi Abdallah (KAEC), près de Djeddah – la seule des quatre villes économiques annoncées en 2005 à avoir vu le jour dans le délai prévu (2020) –, attirent la plupart des sièges sociaux.
Le projet Neom devrait être un autre candidat, mais il a son propre régime juridique, distinct du reste du royaume. Une vingtaine d’entreprises se sont engagées auprès du PIF à établir leur siège régional à Neom en cas de contrats à venir.
« Il y aura probablement plus de sièges sociaux, mais cela dépend du secteur et des questions juridiques, qui doivent encore être codifiées », précise Karasik.
Il considère Programme HQ comme faisant partie d’un plan plus large visant à éliminer la corruption et accroître la transparence pour attirer les investissements dont le royaume a cruellement besoin, ses entrées nettes en matière d’investissements étrangers s’élevant à seulement 4,2 milliards de dollars en 2018 et 4,6 milliards de dollars en 2019. Les Émirats arabes unis, en comparaison, ont attiré 10,4 et 14 milliards de dollars d’investissements étrangers en 2018 et 2019 respectivement.
Si Programme HQ échoue en raison d’un manque de confiance des investisseurs étrangers, Riyad pourrait se voir obligé de négocier avec les entreprises et les investisseurs plutôt que d’utiliser l’approche du bâton.
« L’Arabie saoudite a besoin de 6 % ou plus de croissance de son PIB – hors revenus du pétrole – pour maintenir le chômage des jeunes au taux actuel, qui est élevé [28,7 % en 2021]. Et l’économie ne peut plus être tirée par les dépenses publiques. Il doit donc y avoir un sentiment d’urgence », conclut Majeed.
Traduit de l’anglais (original).
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