Partager le ciel avec Assad : le dilemme américain en Syrie
Published date: Mercredi 23 septembre 2015 - 14:05
|
Last update: 9 années 2 mois ago
Avec des avions de combat américains et syriens bombardant Raqqa à tour de rôle, les habitants de cette ville syrienne se demandent si les deux parties n’œuvrent pas en tandem.
La semaine dernière, j’ai parlé à Manaf, un habitant de la ville syrienne de Raqqa actuellement contrôlée par l'Etat islamique. Il m’a fait part de sa frustration : « La politique n’a pas d'importance pour les gens d'ici, tout ce que nous voyons c’est la mort qui tombe du ciel. Que ce soient les Américains ou Assad qui nous bombardent, il n’y a aucune différence. Les deux nous assassinent ».
Et d’ajouter : « Qu'attendez-vous que toute personne saine d'esprit pense ? Un jour ce sont les avions américains, un autre ce sont ceux de Bachar, comment font-ils pour ne pas entrer en collision ou se tirer les uns sur les autres ? C’est simple, ils communiquent, ils se disent : « Aujourd'hui, c’est à notre tour de tuer les gens de Raqqa, vous êtes priés de ne pas nous déranger, demain ce sera votre tour ».
Une grande partie de l’opinion syrienne considère aujourd’hui que la campagne aérienne de la coalition menée par les Etats-Unis est contre-productive : au lieu de « détériorer » l’Etat islamique comme Barack Obama l’avait promis, le bombardement est en train de tourner les Syriens contre l'Amérique et de susciter de la sympathie pour les milices et leur cause radicale.
Cette opinion est renforcée par la propagande de l’Etat islamique. Prenant grand soin de son image, le groupe a redéfini la guerre menée par la coalition comme une version moderne des croisades européennes contre les musulmans au Moyen Age. Le wahhabisme estampillé militant adopté par l’Etat islamique ajoute une tournure encore plus sectaire au conflit : une guerre est menée contre les « vrais musulmans », les sunnites, par les « infidèles » chiites d’Iran, d’Irak et de Syrie avec l'aide des Etats clients corrompus du Golfe.
Les événements récents dans la ville de Raqqa indiquent également que la dernière guerre de l'Occident au Moyen-Orient est en train d’échouer. Située sur la rive nord de l'Euphrate, avec une population d'un demi million d’habitants, Raqqa a été conquise par des rebelles locaux et des groupes de miliciens en mars 2013. La ville a par la suite été occupée par l’Etat islamique qui, après un impitoyable assaut contre les combattants rivaux et un pogrom contre les minorités religieuses, en particulier les chrétiens, a déclaré Raqqa capitale de leur califat naissant.
Depuis septembre, les avions de combat américains ciblent les positions de l’Etat islamique à l'intérieur de la ville. Bien que la coalition ait cherché à éviter les pertes de civils, plusieurs ont été tués dans les quartiers résidentiels où les miliciens sont également présents. Cela a alimenté la colère des habitants de Raqqa qui, accablés par trois années de guerre et d’effusions de sang, ont désormais ajouté l'Amérique à une longue liste d'ennemis. Perdre les cœurs et les esprits des populations sous contrôle de l’Etat islamique devrait constituer une source sérieuse d’inquiétude pour la coalition, qui ne semble pas avoir de stratégie cohérente ou de partenaire viable sur le terrain syrien.
En Irak, dans le cadre de la lutte contre l’Etat islamique, les Etats-Unis collaborent avec l'armée irakienne, les milices tribales sunnites, les peshmergas kurdes et les miliciens chiites soutenus par l'Iran. Faire équipe avec les acteurs locaux s’est révélé efficace ; le territoire contrôlé par l’Etat islamique a été récupéré, et l'avance du groupe sur Bagdad est au point mort. Certains prédisent qu'un coup fatal pourrait être livré dès le printemps prochain.
En Syrie, cependant, le « coup fatal » contre l’Etat islamique - si jamais il devait avoir lieu – n’est pas à espérer avant plusieurs années selon les estimations de hauts responsables américains. Bien qu’embourbés dans le conflit en Syrie, les Etats-Unis semblent avoir renoncé à leurs anciens alliés rebelles, l'Armée syrienne libre (ASL), qui a été mise à l'écart par le puissant front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaïda.
Cela a laissé les Etats-Unis dans une mauvaise posture, réticents ou incapables (en raison de la perception du public et de la politique intérieure) d’agir ouvertement avec la seule force militaire combattant al-Nosra et l’Etat islamique, à savoir le régime syrien. L’alternative américaine – consistant en la formation et l'équipement d'une nouvelle armée rebelle minutieusement sélectionnée – prendra au moins un an. Pendant ce temps, les Etats-Unis attendent leur heure, menant des frappes aériennes pour tenter d’affaiblir l’Etat islamique et le faire reculer.
Pour compliquer encore plus les choses, les attaques américaines ciblent également le front al-Nosra et d'autres groupes militants comme Ahrar Al-Sham, désignés comme des organisations terroristes par Washington mais appréciés par les factions rebelles « plus modérées » qui les considèrent indispensables dans la lutte contre Assad. (Les groupes comme l’Etat islamique et al-Nosra ont constitué la force la plus efficace sur le terrain, gagnant des batailles cruciales et poussant les forces gouvernementales hors de territoires clés tout au long du conflit).
Donc, les Etats-Unis sont coincés. Chaque militant tué par les Américains renforce Assad et affaiblit les rebelles qui le combattent. Autrefois, l’Amérique avait un objectif simple en Syrie : exercer une lourde pression militaire pour forcer le régime à faire des concessions, y compris l’abdication d’Assad. Aujourd'hui, cela semble davantage un vœu pieux qu’un aboutissement réaliste. Une pression militaire efficace ne peut venir que de ces mêmes groupes militants extrémistes que les Etats-Unis veulent détruire.
Désormais, l’objectif des Etats-Unis semble être un « gel » du conflit en vue de freiner les progrès constants réalisés par les forces d’Assad en territoire sous contrôle des rebelles autour de la ville d’Alep. Il est peu probable que le régime accepte un cessez-le-feu à moins qu’il n’obtienne l’assurance de sa propre survie, en d’autres termes un retournement de la politique de « changement de régime » prônée par les Etats-Unis. Cela ne signifie pas nécessairement la continuation de la présidence d’Assad, mais la préservation de l’intégrité structurelle du régime qu’il dirige, ainsi que le maintien de ses intérêts et réseaux de pouvoir. Un tel accord, bien que difficile à négocier, n’est pas totalement inenvisageable.
Trouver un accord avec Assad constitue une perspective fort désagréable pour beaucoup, mais il s’agit, au moins pour l'instant, de la seule alternative réelle. Si cette opportunité n’est pas saisie rapidement, ce « pacte avec le diable » peut éventuellement devenir une réalité de facto, un pacte nécessaire, qu’il soit conclu ouvertement ou non, car les options américaines en Syrie se réduisent comme peau de chagrin.
A Raqqa, certains croient déjà qu’une alliance secrète entre la coalition menée par les Etats-Unis et le régime syrien - qui bombarde la ville tour à tour - est déjà en place. Les démentis exprimés par les Etats-Unis ne les convaincront pas du contraire. Cette semaine, les avions de combat du gouvernement ont pilonné la ville, tuant et blessant plus de 200 personnes, dont de nombreux civils. La colère et l'indignation sont fortes, et sont désormais dirigées également vers l'Amérique.
- Edward Dark est le chroniqueur de MEE basé à Alep. Il écrit sous un pseudonyme.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Article traduit de l’anglais.
Légende photo : Un enfant regarde un stand de treillis militaires à Raqqa, ville du nord de la Syrie tenue par les rebelles, 1er octobre 2013.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].