EN IMAGES : Kho, où quand la jeunesse algérienne annonçait déjà le hirak
Paru en septembre 2021 aux éditions NO, Kho (diminution de khouya, frère en algérois) revient sur la longue aventure algéroise du photographe, dont le travail a été récompensé par le premier prix World Press Photo 2020 dans la catégorie « reportage ».
Des quartiers populaires aux gradins des stades d’Alger, en passant par les parenthèses de liberté que peuvent s’offrir les plus chanceux des jeunes algérois, Romain Laurendeau a suivi la vie de ceux qui sont devenus des intimes. (Romain Laurendeau)
Dans son ouvrage, le photographe raconte avec beaucoup d’empathie les rages du désespoir et les désirs d’une vie normale à défaut d’être meilleure. « Finalement, voilà que je me retrouve ici, à discuter avec Omar, un ami à lui qu’il vient juste de me présenter. ‘’Bienvenue chez toi’’, ces quelques mots résonnent sur la placette au cœur de Bab El Oued. Je ne sais pas encore que ce petit espace de béton va faire partie de ma vie à tout jamais. » (Romain Laurendeau)
« Brahim m’emmène parfois hors de la placette en balade dans Bab El Oued. Il semble connaître tout le monde. On fait une pause au bord de la mer et de la piscine pour penser ‘’à l’autre côté‘’. Il me raconte la plage et les baignades heureuses de son enfance. Les courses de caisses à savon fabriquées avec un vieux frigo, les tours de vélos, les parties de cache-cache dans les coursives du ‘’paquebot’’. Il me montre ces lieux où il a été heureux. Comme ce recoin avec quelques bancs. Gamin, il avait l’habitude d’y retrouver ses copains, Daim, Toto… L’éclat dans ses yeux a disparu. ‘’Daim est en prison, Toto est devenu fou… Je suis le dernier...‘’. » (Romain Laurendeau)
« Je viens d’arriver. Je ne ressens pas la peur que j’aurais dû avoir si j’étais né ici et si j’avais grandi dans ce quartier. Je suis un con. Un con qui ose, du coup, car je viens là juste pour ressentir avec mon appareil photo comme finalité et comme prétexte. En me tenant le plus loin possible de la morale et des jugements. Savoir ne me suffit pas. Il me faut vivre pour raconter. Pas uniquement la drogue ou la violence, pas l’historique des murs. Mais le tout, le quotidien. [Le caïd du quartier] m’interroge sur ma famille, si je suis marié, si j’ai des frères et sœurs. Sur mes parents aussi. Il comprend que je n’ai jamais connu mon père et s’enquiert de ma mère. ‘’Elle ne se fait pas trop de soucis de te savoir seul comme ça, loin d’elle ?’’. » (Romain Laurendeau)
« Déclencher des feux de détresse, ils appellent ça ‘’des craquages’’. C’est la spécialité des supporters de foot en Algérie. Le foot, il est partout dans les quartiers. Les maillots, les matchs incessants sur les mini-terrains. Et puis des détails plus subtils, comme les bracelets de couleurs qu’ils portent aux poignets. Chaque couleur correspond à une équipe dont ils sont fans. Une sorte d’allégeance. Un véritable prolongement et une affirmation de leur identité. Sur la placette, parmi les nombreuses histoires qu’on ressasse, celles des stades reviennent souvent. Des histoires de violence, de chants, de défis à l’autorité. Omar et Brahim ne veulent pas m’y emmener de peur qu’il m’arrive quelque chose. On n’a pas l’habitude de voir un Français blanc dans les gradins. Ils se méfient, comme beaucoup, de tout ce qui n’est pas habituel. » (Romain Laurendeau)
« Notre-Dame-d’Afrique se trouve à deux pas. Une majestueuse église qui surplombe la baie d’Alger. Une des très rares en Algérie où l’on célèbre encore l’office catholique. Aujourd’hui, Il y a foule sur son parvis. Pourtant, ces jeunes ne sont pas venus prier, ou du moins pas le même dieu. Eux sont là pour le dieu Foot. Je m’aperçois que c’est la première fois depuis mon arrivée que je vois un tel rassemblement dans la rue car il est interdit de manifester, et donc de se réunir, à Alger. Ces mois passés sur la placette m’avaient presque fait oublier cette énergie à laquelle toutes les jeunesses du monde aspirent. Et elle se manifeste là, sur le parvis d’une église qui offre une vue lointaine et tronquée sur un stade de foot. Car ce match se passe en huis-clos comme beaucoup d’autres, en réponse aux violences des matchs précédents.
« Les chants se font de plus en plus puissants à mesure que l’heure du match approche. On tend les bras comme un seul homme face à l’adversaire. Les drapeaux virevoltent. L’ambiance s’électrise. Et puis, dans la clameur, les craquages. Le rouge ardent des signaux de détresse vient déchirer la nuit qui a commencé à tomber. Les jeunes hurlent, comme pris de folie dans cette étrange alchimie aussi sauvage qu’éphémère. Ils suivent le match, mais l’important ne semble pas être là. Ils sont unis. Ensemble, ils se défoulent. Ensemble, ils existent enfin. » (Romain Laurendeau)
« La musique est forte cet après-midi. Une habitude dans cette coloc’ perchée au sommet d’une tour d’Alger. Il y a du monde dans toutes les pièces. On danse, on rit. On picole aussi. Assis sur le balcon, je discute tranquillement avec Roujer. Ce n’est pas son vrai nom, mais le surnom d’à peu près tous les roux d’Algérie. Cet appart est pour lui comme un trésor, un espace qu’il a toutes les peines du monde à trouver dans son quartier. Il évoque les cages d’escaliers ou des terrasses discrètes, mais c’est loin d’être satisfaisant. Il veut juste pouvoir se poser avec ses potes sans être jugé. Sentir comme un parfum de liberté, ne serait-ce que quelques heures. Et flirter avec sa copine aussi, bien sûr. Il aspire comme toutes les jeunesses à être libre et à vivre simplement. ‘’Ici, c’est mon diki‘’, lâche-t-il. Diki, un mot secret, un code. Généralement, à son évocation, les filles font mine de ne pas connaître alors que les garçons se mettent à ricaner. Ce terme véhicule une connotation péjorative car il est lié à l’alcool, à la drogue et surtout au sexe. Et le sexe, ici, on n’en parle pas, c’est le tabou. » (Romain Laurendeau)
« La joie dure des heures dans le stade. Remise de la coupe, tour d’honneur des joueurs. Mais dehors, ce n’est pas pareil. Les flics pressent les supporters. Ils ne veulent surtout pas d’attroupement hors de l’enceinte du stade. À Belcourt, la fête se prolongera plus d’une semaine. Toutes les nuits, le quartier s’illuminera du rouge de signaux de détresse déclenchés pour l’occasion. On chantera, on criera, on bloquera les rues. Puis, les feux perdront de leurs éclats, les klaxons se tairont et la vie reprendra son cours. Comme avant, comme toujours, la même chose tous les jours.
« Jusqu’à ce que deux ans plus tard, en février 2019, ces jeunes des quartiers populaires descendent dans la rue au son des chants des stades permettant à tous de participer à ce qu’on appellera le hirak, les plus grandes manifestations que l’Algérie ait connues depuis des décennies. » (Romain Laurendeau)
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].