Onze ans après le départ de Ben Ali, Tunis reste une ville fermée
Jardins publics délabrés, bouches d’égout arrachées, trottoirs privatisés… Depuis 2011, Sihem Lamine, architecte et responsable administrative du Center for Middle Eastern Studies de Tunis, émanation de la prestigieuse université de Harvard, photographie les preuves de déliquescence de l’espace public.
Ses photographies s’empilent sur son ordinateur, dans un dossier nommé « La révolution urbaine n’a pas eu lieu ». Si les Tunisiens connaissent une fragile liberté d’expression, l’espace public demeure largement l’apanage du pouvoir, quel qu’il soit.
Dans la rue, les déplacements des Tunisiens sont restreints voire interdits. Les couvre-feux sont une mesure très souvent utilisée par les gouvernants.
Le dernier en date, annoncé mercredi, prévoit l’interdiction de circuler dehors de 22 h à 5 h pendant au moins deux semaines. Officiellement pour lutter contre la propagation du COVID-19, officieusement pour empêcher les manifestations contre le président de la République prévues vendredi, date anniversaire de la fuite de Ben Ali.
Place de la Kasbah, la citadelle devenue interdite
La place de la Kasbah porte bien son nom. Le siège du gouvernement est, en effet, une « citadelle » fortifiée par des dizaines de barrières métalliques et d’imposantes fourgonnettes de police.
C’est à peine si les piétons y sont tolérés. Pas question de s’arrêter pour prendre une photo des arcades du ministère des Finances sur cette même place, un policier vient aussitôt expliquer poliment mais fermement que les clichés sont interdits.
Ahlem Boussarouel, la secrétaire générale de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), se souvient pourtant, comme des « morceaux de rêves », de ces jours de janvier et février 2011 quand des jeunes Tunisiens venus de toutes les régions s’étaient retrouvés sur la place pour deux sit-in géants afin d’exiger d’abord la démission du gouvernement encore trop lié à l’ancien régime. L’autocrate Zine el-Abidine ben Ali avait fui le pays le 14 janvier 2011 devant les manifestations monstres exigeant sa démission.
Avec ses amis, la trentenaire d’alors s’active à récupérer chaussettes et couvertures – les pluies étaient fréquentes – pour faire vivre « ce cœur battant de la révolution ». Ce sont les rassemblements de Kasbah 1 (23-28 janvier) et Kasbah 2 (21 février-7 mars) qui l’ont fait basculer dans le militantisme à temps complet.
« La Kasbah était devenue le lieu d’échange entre le pouvoir central et les régions », se souvient-elle. « Les débats étaient intenses, même si dans les derniers jours de Kasbah 2, on a vu arriver les islamistes et c’est devenu autre chose. » Le groupe Ansar al-Charia avait pu, avec l’aide du parti islamiste Ennahdha, organiser des prêches publics, notamment dans les universités, et mettre en place des campagnes de recrutement de jeunes pour partir en Syrie, comme le reconnaissent aujourd’hui certains dirigeants du parti.
Aujourd’hui, il faut scruter avec attention entre les grilles, sans attirer l’attention des forces de l’ordre, pour apercevoir, sur les arbres, les reliquats d’un drapeau tunisien sculpté au canif
« Pouvoir au peuple », « La révolution jusqu’à la victoire », etc., les slogans étaient tagués sur les murs des ministères et gravés sur les troncs d’arbre qui encadrent la porte d’entrée principale du Premier ministère.
Aujourd’hui, il faut scruter avec attention entre les grilles, sans attirer l’attention des forces de l’ordre, pour apercevoir, sur les arbres, les reliquats d’un drapeau tunisien sculpté au canif.
La militante féministe y passe encore de temps en temps, triste de constater que la place est devenue « moche » et le symbole flagrant d’une restriction de la liberté de circuler.
Un effet pervers de la révolution : sous l’ancien régime, le gouvernement n’avait pour but que de mettre en musique la politique décidée par Bourguiba puis Ben Ali. La Kasbah n’a pris le pas sur Carthage, résidence du président de la République, qu’après la mise en place de la Constitution de 2014 voulue par les manifestants.
Le chef du gouvernement est devenu le personnage central de la vie politique, et donc une personne à protéger. Les assassinats politiques de 2013 puis les attentats de 2015 ont encore renforcé sa nécessaire protection. Mais qui sait s’il ne sera pas à nouveau possible de réinvestir librement la place ? Le président Kais Saied semble vouloir réduire à nouveau le gouvernement à la portion congrue dans son projet de réforme constitutionnelle.
La Cité de la culture, la géante assoupie
Ici, nul besoin de barrière physique pour intimider, l’architecture imposante du bâtiment suffit. La plupart des Tunisois se contentent d’ailleurs de regarder de loin la Cité de la culture, et plus particulièrement sa tour surmontée d’un globe, rebaptisée l’« Œil de Sauron » en référence à l’œuvre de Tolkien ou l’« Œil de Zaba », acronyme de Zine el-Abidine Ben Ali.
Inaugurée en 2018 sur l’avenue Mohamed V, au milieu des sièges des principales banques du pays, la Cité de la culture est bien un projet de Ben Ali. En 2011, il a été question de repenser le projet pharaonique de 49 000 mètres carrés pour en faire un espace moins intimidant, plus accessible, en accord avec les exigences révolutionnaires.
Finalement, il n’en sera rien. Les quelque 44 millions d’euros investis sont utilisés pour bâtir un complexe « stalinien, esthétiquement ennuyeux », selon le ministre de la Culture de l’époque, Azedine Beschaouch.
L’emplacement de la Cité de la culture, avenue Mohamed V, permet à l’élite bourgeoise et culturelle vivant dans les villas du nord de Tunis de venir en ville sans risquer de se perdre dans les quartiers populaires.
À l’intérieur, deux Sénégalais n’en finissent cependant pas de s’extasier devant l’immensité du hall, mélange de marbre et de verre : « C’est vraiment très beau. L’architecte est Tunisien en plus [Riadh Bahri], vraiment très joli. »
« La Cité de la culture est finalement restée ce qu’elle était depuis le départ : l’enfant incestueux de la grandiloquence de la dictature et de sa pauvreté intellectuelle »
- Hichem ben Ammar, ex-directeur de la cinémathèque
Seule ombre au tableau, ce sont les seuls visiteurs visibles. La crise sanitaire n’est pas la seule raison de cette désaffection. Lors de son inauguration, Youssef Lachkham, premier directeur général du théâtre et de l’opéra de la Cité de la culture, prédisait : « Une cité où se mêlent citoyens, invités, artistes, c’est ce concept qui fait et fera la richesse de la Cité de la culture. »
Un échec jusqu’ici : « Le lieu n’est pas une cité, une agora où échanger. Il n’y a même pas de buvette ! C’est une centralisation de bureaux administratifs », déplore auprès de Middle East Eye l’artiste Bahram Aloui.
L’ancien directeur de la cinémathèque, Hichem ben Ammar, n’est pas avare de formules-chocs pour dénoncer ce « mastodonte obèse qui brime les visiteurs en les empêchant ne serait-ce que de s’asseoir quelque part ». Le réalisateur, en acceptant le poste en 2017, espérait changer de l’intérieur une politique élitiste. « Elle [la Cité de la culture] aurait pu être une locomotive d’excellence culturelle. Elle est finalement restée ce qu’elle était depuis le départ : l’enfant incestueux de la grandiloquence de la dictature et de sa pauvreté intellectuelle », résume-t-il à MEE.
Seul point positif sur lequel tout le monde s’accorde : l’acoustique de l’opéra est très bonne.
Le ministère de l’Intérieur, extension de la toile sécuritaire
Autant qu’il peut, Makram Hajri évite de passer devant le ministère de l’Intérieur : l’ancien militant marxiste est l’un des nombreux opposants à être passés par le sous-sol, d’où il est ressorti la mâchoire déformée.
L’exercice est difficile car le lugubre bâtiment donne sur l’avenue Habib-Bourguiba, principale artère du centre-ville de Tunis. Ou plutôt donnait, car maintenant, il empiète dessus.
On ne torture plus en bas des escaliers, mais le ministère continue son expansion, malgré le départ de Ben Ali. Que ce soit le parti islamiste Ennahdha, l’ancien président Béji Caïd Essebsi, ou l’actuel, Kais Saied, tous les responsables post-révolution ont renforcé ses prérogatives.
Dans la rue, cela se traduit par l’interdiction de circulation au niveau du ministère, obligeant les chauffeurs à un contournement ubuesque pour rejoindre l’un des principaux axes routiers de la capitale.
Mais c’est encore derrière l’édifice, dans les petites rues adjacentes, que l’emprise du ministère saute aux yeux. Là, les barbelés et les blocs de béton remplacent les barrières amovibles. Sur les façades des immeubles, de nombreux volets de fenêtres demeurent clos.
« Les résidents sont partis, c’est devenu impossible de vivre et de travailler ici. Tout est bloqué. Les clients ne peuvent pas venir en voiture et les habitants sont constamment sous le regard des policiers », nous explique, résigné, un marchand de cycles.
« L’ambassade de France, là-bas, ce n’est pas mieux. Ils ont des tanks pour se protéger. Et franchement, après 2011, ils auraient pu avoir la délicatesse de déménager »
- Un riverain
À quelques mètres de sa boutique, une galerie marchande est quasi à l’abandon. Les pas des badauds résonnent dans le couloir qui abritait, auparavant, un assureur, une papeterie, une agence de voyage ou encore un loueur de voiture. Seuls un fournisseur de matériel médical et un centre d’appels demeurent.
L’exode a commencé en 2013 avec les assassinats politiques, mais elle s’est accélérée en 2015 avec la série de trois attentats au musée du Bardo en mars, dans un hôtel touristique de Sousse en juillet et surtout contre la garde présidentielle en novembre.
« À partir de là, on a vu les barbelés apparaître, les policiers du ministère fermer les rues une à une et les contrôles se multiplier », raconte un habitant. Une extension géographique qui est allée de pair avec un accroissement du pouvoir du ministère, obtenu depuis l’instauration de l’état d’urgence du 4 juillet 2015, après l’attentat contre un hôtel de Sousse qui a tué 38 touristes.
Le quadrillage sécuritaire ne fait plus guère débat : « C’est sûr qu’on aimerait que cela disparaisse, mais il s’agit de protéger le ministère, c’est compréhensible », explique à MEE Faouzi Daas, révolutionnaire de la première heure et fervent partisan de Kais Saied.
Dans un café de l’avenue Habib-Bourguiba, Aymen, un riverain, désigne du doigt l’autre bout de l’avenue : « L’ambassade de France, là-bas, ce n’est pas mieux. Ils ont des tanks pour se protéger. Et franchement, après 2011, ils auraient pu avoir la délicatesse de déménager. »
L’ambassade se situe place de l’Indépendance…
Le Lac sud, porte ouverte à l’opacité
Les pieds dans l’eau, un cocktail à la main, discutant avec Mahmoud Abbas ou un quelconque richissime retraité avant de rejoindre son duplex dans une tour d’habitation d’inspiration dubaïote, le tout, à 200 mètres de l’avenue Habib-Bourguiba, cœur de Tunis.
C’était – c’est ? – la promesse de « La porte de la Méditerranée », mégaprojet urbain de près de 900 hectares autour du lac sud de la capitale, vanté à coup de vidéos léchées par Sama Dubaï.
La société immobilière émiratie a signé en 2007 une convention avec l’État tunisien pour la construction d’une véritable ville, composée de résidences de luxe, de centres commerciaux et même d’un port de plaisance d’une capacité de 1 500 bateaux pour un investissement de 25 milliards de dollars et la promesse de la création de plus de 150 000 emplois.
Quatorze ans plus tard, le visiteur a, effectivement, les pieds dans l’eau… boueuse du lac, avec pour compagnon non pas Mahmoud Abbas, mais des sacs plastiques et des cannettes de bière vides
Quatorze ans plus tard, le visiteur a, effectivement, les pieds dans l’eau… boueuse du lac, avec pour compagnon non pas le dirigeant palestinien – qui se serait positionné pour y acheter une villa de luxe – mais des sacs plastiques et des cannettes de bière vides. Quant aux bâtiments : pas de grandes tours luxueuses à l’horizon, mais des entrepôts sinistres.
Le vrai-faux projet est certainement l’un des plus mystérieux montages de la Tunisie pré et post-révolution. Dès l’automne 2007, l’avocat Abdelnaceur Laouini dénonce sur la chaîne El Hiwar un contrat opaque entre l’État tunisien et Sama Dubai, filiale de Dubaï holding, appartenant à l’État émirati.
L’immense terrain aurait été offert sans appel d’offres pour un dinar symbolique et en l’absence de toute exigence en matière d’embauches de main d’œuvre et de recours à des sociétés locales.
Les années sont passées sans qu’aucun chantier ne débute. Dans la Tunisie benaliste, les interrogations sont étouffées. Après 2011, les Trabelsi (belle-famille de Ben Ali) sont pointés du doigt : ils auraient détourné l’argent, provoquant la colère des investisseurs. Puis, les soupçons se sont portés vers les Émiratis.
Sama Dubaï a disparu en 2009 après l’arrestation de quatre responsables, dont le PDG, pour fraudes. Plutôt que de publier la convention liant l’État et l’ancien promoteur immobilier, les nouvelles autorités tunisiennes tentent coûte que coûte de relancer le projet, alléché par les retombées potentielles faramineuses.
En 2016, lors du Sommet de l’investissement Tunisia 2020, le chef de gouvernement, Youssef Chahed, rencontre des responsables des Émirats arabes unis pour les convaincre de remettre la main au portefeuille. L’architecte et caricaturiste Z fait son miel de ce feuilleton rocambolesque.
« Personne n’aura les c*** d’investir autant dans la zone. On est à proximité de l’entrée de l’autoroute : c’est un lieu pour les gens de passage comme les routiers. Les gens riches, ils veulent vivre en banlieue nord, à la Marsa ou à Gammarth [villes balnéaires huppées collées à Tunis]. Franchement, ça sent la magouille depuis le début, cette histoire de Sama Dubaï », balance l’un des rares commerçants du quartier.
« Le plus désolant, c’est que les terrains du Lac sud incluent l’ancien port de Tunis dont très peu de gens soupçonnent l’existence », regrette Sihem Lamine. « Ils pourraient être réhabilités pour redonner aux Tunisois l’accès à la mer. »
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