Arabie saoudite : les autorités cachent les abus commis dans des centres d’accueil pour migrants
Middle East Eye est en mesure de révéler que les autorités saoudiennes dissimulent des mauvais traitements endémiques ainsi que des conditions de vie déplorables dans des centres de détention pour migrants, tout en continuant d’arrêter des milliers de migrants africains et yéménites.
Selon des migrants éthiopiens en attente d’expulsion, les autorités saoudiennes procèdent à des fouilles massives dans les centres et confisquent les téléphones ainsi que tout appareil susceptible d’être utilisé pour transmettre des images de leurs souffrances au monde extérieur.
D’après nos sources, cette répression vise à empêcher la diffusion de leurs conditions de vie à travers le monde pendant le mois sacré du Ramadan, ce qui aurait pu susciter un tollé dans le monde musulman.
« Ils sont venus ici pour chercher des téléphones parce qu’ils ne veulent pas que le monde voie les images de notre souffrance »
– Semir, migrant éthiopien
La police a également ordonné aux personnes sous le coup d’une expulsion de signer une clause de confidentialité leur interdisant de raconter leur expérience aux journalistes.
« Ils sont venus ici pour chercher des téléphones parce qu’ils ne veulent pas que le monde voie les images de notre souffrance », raconte Semir, un migrant éthiopien détenu dans un centre d’expulsion à Riyad. « Quand ils trouvaient un téléphone, ils frappaient le propriétaire avec des matraques. »
Le nombre de détenus éthiopiens enfermés dans divers centres de détention pour migrants a gonflé ces derniers mois. Pour tenter d’alléger ce fardeau, les autorités saoudiennes ont conclu en mars un accord avec l’Éthiopie prévoyant le renvoi d’au moins 100 000 Éthiopiens, dont beaucoup ont été arrêtés l’an dernier au cours de vagues de répression contre les migrants.
« Les gens deviennent fous ici »
Des Éthiopiens vivant dans ces centres affirment à MEE qu’ils reçoivent peu de nourriture et qu’ils sont détenus depuis des mois dans des pièces putrides et surpeuplées.
« Les gens deviennent fous ici. Il y a peu de nourriture et beaucoup d’entre nous ne sont pas sortis dehors depuis presque neuf mois », indique Nebil, détenu à Riyad. « Avant, nous recevions un morceau de pain trois fois par jour. Depuis le Ramadan, nous n’en avons qu’une fois, le soir. »
Le ministère saoudien des Affaires étrangères n’a pas répondu à la demande de commentaires qui lui a été adressée.
En 2020, des smartphones introduits clandestinement dans deux centres de détention pour migrants ont permis de capter des images explicites montrant des centaines d’hommes africains émaciés, dont certains semblaient à l’article de la mort, dans des locaux exigus et envahis par les eaux usées et les maladies.
Des groupes de défense des droits de l’homme ont confirmé que les mauvais traitements et les décès étaient monnaie courante dans ces centres.
En octobre 2020, le Parlement européen a adopté une résolution condamnant l’Arabie saoudite pour les mauvais traitements infligés aux migrants.
Ce tollé a finalement entraîné le rapatriement de dizaines de milliers de migrants en 2021, dont beaucoup luttent pour surmonter un traumatisme durable.
Néanmoins, beaucoup sont restés dans ces sites, dans la mesure où le gouvernement éthiopien était préoccupé l’an dernier par la guerre civile faisant rage dans le pays et la menace des combattants rebelles prêts à attaquer la capitale.
Finalement, l’indignation des réseaux sociaux et des familles en Éthiopie aurait poussé les responsables éthiopiens à envoyer une délégation de haut rang à Riyad en début d’année pour commencer à négocier le retour de leurs citoyens.
Tuberculose et des affections cutanées
Depuis la signature d’un accord en mars, des milliers d’Éthiopiens sont rentrés au pays. Mercredi, 1 031 personnes ont atterri dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba.
Cependant, les arrestations massives effectuées par les autorités saoudiennes continuent de viser des milliers de personnes. Ainsi, 15 000 migrants, presque tous éthiopiens et yéménites, ont été arrêtés en une seule semaine en mars.
Par conséquent, les centres de détention ne se vident pas et les mauvais traitements persistent, selon des détenus.
« Cet endroit est rongé par les maladies. Tout le monde tombe malade parce qu’ils nous laissent vivre et manger sur un sol immonde avec une odeur d’urine partout »
- Un détenu à MEE
« Cet endroit est rongé par les maladies. Tout le monde tombe malade parce qu’ils nous laissent vivre et manger sur un sol immonde avec une odeur d’urine partout », affirme un détenu à MEE.
Les déclarations faites par les migrants au sujet de leurs conditions de vie dans les centres de détention semblent corroborer l’évaluation de membres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et d’autres agences des Nations unies qui soutiennent les efforts de secours dans les centres d’accueil destinés aux rapatriés en Éthiopie.
« Outre les blessures et les maladies dues à la dangerosité du voyage, l’OIM a constaté que des maladies transmissibles telles que la tuberculose et des affections cutanées sont répandues parmi les rapatriés », souligne Yvonne Ndege, porte-parole du bureau de l’OIM pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique.
« Ces périodes prolongées passées dans des installations surpeuplées et insalubres pourraient bien contribuer à ce phénomène. »
MEE a pu s’entretenir avec neuf détenus du centre d’expulsion de Riyad et de la tristement célèbre prison d’al-Shumaisi, près de La Mecque. Les détenus utilisent des téléphones portables sans connexion internet qui ont survécu à la purge effectuée avant le Ramadan.
« On nous laisse pourrir ici », déplore Ali, un migrant détenu au centre d’al-Shumaisi. « Depuis qu’ils m’ont enfermé ici, j’ai vu des diplomates du Tchad, du Ghana et de la Somalie venir se renseigner à propos de leurs citoyens. Personne de l’ambassade d’Éthiopie n’est venu alors que les Éthiopiens sont majoritaires ici. »
Si les coups infligés aux migrants et les conditions sanitaires déplorables sont depuis longtemps la norme, les responsables pénitentiaires ont commencé ces derniers mois à extorquer les familles des détenus, ajoute Ali.
« Chaque semaine, les gardes viennent ici avec ce qu’ils appellent un souq [marché]. Ils apportent de l’eau potable, des biscuits et d’autres produits de l’extérieur. Nous ne pouvons acheter ces articles qu’en demandant à nos familles de transférer de l’argent sur les comptes personnels des gardiens et des agents pénitentiaires. Mais ils nous font payer plus cher que le prix du marché saoudien et ils empochent une grande partie de l’argent qui leur est transféré. »
Ciblés pour un problème de permis de séjour
L’ambassadeur d’Éthiopie en Arabie saoudite, Lencho Bati, n’a pas souhaité répondre aux accusations de négligence de la part de son bureau, ni aux allégations d’extorsion et d’abus commis par des responsables saoudiens dans les centres pénitentiaires.
« Je repars de La Mecque pour rentrer à Riyad. Nous parlerons après l’Aïd », a-t-il déclaré à MEE. Le diplomate n’a pas encore répondu à la demande de commentaires formulée après la fête de l’Aïd.
Bon nombre des détenus font partie des dizaines de milliers de personnes qui, selon les estimations, empruntent chaque année le couloir migratoire extrêmement dangereux qui part de l’Afrique de l’Est, traverse la mer Rouge, passe par le Yémen et se termine en Arabie saoudite. D’autres ont toutefois vécu et travaillé légalement dans le royaume pendant des années avant d’être arrêtés.
« J’ai travaillé pendant sept ans pour une entreprise à Djeddah. Je n’ai jamais eu besoin d’aide et j’ai subvenu aux besoins de mes proches », souligne Omer, un autre migrant détenu à al-Shumaisi.
« Mais mon entreprise m’a licencié car elle a fait faillite à cause de la pandémie. Faute d’employeur, je n’ai pas pu renouveler mes documents de séjour. J’ai été arrêté peu de temps après l’expiration de mes papiers. »
Semir ajoute que cette situation se retrouve chez bon nombre des nouveaux arrivants qui ont afflué dans le centre où il est détenu à Riyad. Près de 10 000 personnes parmi celles qui ont été arrêtées lors de l’opération de répression en mars ont été ciblées pour un problème de permis de séjour.
« Imaginez que vous soyez chauffeur pour une entreprise un jour, puis que vous soyez soudainement forcé de squatter dans une pièce minuscule et bondée, sans nourriture et avec des éruptions cutanées contagieuses le lendemain. C’est tragique », déplore Semir.
Trois Éthiopiens expulsés vers leur pays d’origine affirment avoir reçu l’ordre de signer une clause de confidentialité les enjoignant de ne pas parler de ce qu’ils ont vécu pendant leur détention. L’un d’eux a été informé par le responsable que « des poursuites judiciaires seraient engagées contre les contrevenants, même en Éthiopie ».
« Ils sont arrivés à l’improviste dans la nuit et ont enfoncé la porte. Ils ont employé un langage obscène à notre encontre »
- Aisha, 18 ans, née en Arabie saoudite
D’autres, en revanche, n’étaient pas vraiment des migrants, mais des enfants nés en Arabie saoudite de migrants éthiopiens, que la loi saoudienne prive de citoyenneté.
Aisha, 18 ans, a passé quatre mois à al-Shumaisi avant d’être placée à bord d’un vol vers le pays de ses parents. Elle se souvient de la nuit au cours de laquelle la police de l’immigration, appelée « jawazat », a effectué une descente au domicile familial à La Mecque et l’a arrêtée avec son frère et son père.
Aisha et son frère sont tous deux nés en Arabie saoudite et y vivaient depuis toujours.
« Ils sont arrivés à l’improviste dans la nuit et ont enfoncé la porte. Ils ont employé un langage obscène à notre encontre et nous ont escortés jusqu’à un minibus qu’ils avaient amené avec le commando », raconte-t-elle en retenant ses larmes. « C’était très humiliant. »
De nombreuses personnes rapatriées en Éthiopie souffrent de troubles mentaux et tentent de se remettre des violences physiques qu’elles ont subies. Les travailleurs de la santé mentale présents dans les centres pour rapatriés sont déjà mis à rude épreuve.
Yvonne Ndege, de l’OIM, explique qu’en plus des conseils et du soutien psychosocial fournis par l’OIM, « de nombreux rapatriés ont également besoin de soins psychiatriques intensifs et cliniques lorsqu’ils rentrent au pays ».
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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