Le corail rouge, l’or fin de la Méditerranée
« C’est le plus beau corail de toutes les mers ! », s’exclamait déjà au XIIe siècle le célèbre géographe, explorateur, botaniste et médecin andalou al-Idrissi (1100-1075), qui séjourna vers 1150 à Mars El Kharez, Massacarès pour les Européens venus plus tard, aujourd’hui El Kala, La Calle durant la colonisation française, ville célèbre du corail dans l’extrême est de l’Algérie.
Mars El Kharez signifie « le port des perles » en arabe, pour les bijoux de corail rouge qu’on y fabriquait et exportait jusqu’au lointain empire de Chine.
Trouvé dans des vestiges du néolithique, âprement recherché depuis la Haute Antiquité pour les parures et ses prétendues vertus magiques et thérapeutiques, le corail rouge de Méditerranée, qui a pour nom savant Corallium rubrum, a été dès cette époque sujet de polémiques sur sa véritable nature. Il a été tour à tour rangé dans le règne minéral, puis végétal, et enfin animal au XVIIIe siècle, celui « des lumières ».
Le corail, mot tiré du grec ancien korallion ou ornement marin, est né, dans la mythologie grecque, du sang de la Gorgone Méduse, le monstre qui pétrifie tout ce qui croise son regard. Vaincue par Persée, roi d’Argos, qui lui a tranché la tête sur un rivage, ses gouttes de sang se sont solidifiées au contact de l’eau de mer et se sont métamorphosées en un petit arbrisseau de couleur rouge sang.
Dans un ouvrage qu’il a intitulé Histoire naturelle du corail, paru en 1864 et qui fait toujours référence après les récentes découvertes des années 2000, Henri de Lacaze-Duthiers (1821-1901), biologiste français, fait remonter les premières controverses sur la nature du corail rouge au philosophe grec Théophraste (371-288 avant J-C) qui consacre « à la pierre qui fleurit » quelques lignes dans un ouvrage de minéralogie.
Plus tard, le botaniste grec Dioscoride (20-90) introduit un doute avec sa description du corail qui « semble être une plante marine qui durcit quand elle est tirée hors des profondeurs ».
Son contemporain latin Pline l’Ancien (23-79) ajoute à l’incertitude en le présentant comme « des baies blanches et molles sous l’eau [qui] deviennent aussitôt dures et rouges une fois dehors ».
Classement définitif dans le monde animal
Il faudra attendre le XVIIe siècle pour que renaisse l’intérêt scientifique sur la nature du corail rouge, avec des avis partagés entre ceux qui le considèrent toujours comme « une pierre », à l’image du botaniste palermitain Paolo Silvio Boccone (1633-1704), et ceux qui le classent dans le monde végétal, comme le naturaliste provençal Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637).
Ce sera cependant le XVIIIe siècle qui sera décisif, avec deux noms incontournables dans l’histoire des découvertes sur le corail rouge : l’Italien Luigi Ferdinando Marsigli (1658-1730) et le Français Jean-André Peyssonnel (1694-1759).
Le premier, ancien officier de l’empereur d’Autriche, passionné de sciences naturelles, est le mentor du second, un médecin marseillais également passionné de sciences naturelles.
Opposé au départ aux thèses de son disciple, Marsigli se ralliera tardivement au classement définitif du corail rouge dans le monde animal, convaincu par les preuves irréfutables de Peyssonnel, mettant ainsi un terme à un débat né dix siècles plus tôt.
Avant cela, l’un et l’autre auront à faire face à de nombreux contradicteurs, mais les expériences du médecin marseillais envoyé par l’Académie royale des sciences pour une « mission scientifique en Barbarie » apporteront les preuves irréfutables de l’appartenance au règne animal du trésor rouge de la mer.
Il séjourne entre 1725 et 1727 à El Kala, d’où il écrit : « J’ai vu fleurir le corail dans des vases pleins d’eau de mer, et j’observais que ce que nous croyions être la fleur de cette prétendue plante n’était, au vrai, qu’un insecte semblable à une petite ortie ou poulpe […] ce que M. De Marsigli et moi avions pris pour des pétales de fleur. »
On ne rendit justice à Peyssonnel que bien plus tard et on donna à ces animaux le nom de « polypes » et celui de « polypier » à la partie solide de leur fabuleuse construction.
Un peu plus de 100 ans plus tard, en 1864, paraîtra l’ouvrage de référence sur le corail du célèbre biologiste et zoologiste Henri de Lacaze-Duthiers, qui séjourna aussi à El Kala du 1er octobre 1861 au 1er septembre 1862 à la demande du ministre français de la Marine et des Colonies, qui craignait une mainmise des Italiens et des Maltais sur cette richesse.
Le travail demandé à Lacaze-Duthiers devait compléter les connaissances biologiques, économiques et sociales de la filière pour réglementer son exploitation.
C’est ainsi que le magnifique corail rouge de Méditerranée, qui a fasciné les hommes par sa sculpturale et flamboyante beauté et déchaîné les passions depuis la nuit des temps, a fini par être décortiqué dans ses plus infimes détails pour être classé comme cnidaire, un embranchement de la famille des coralliidés.
Plus il est rouge, plus il est rare
Un minuscule mollusque pluricellulaire qui, par sa structure, s’apparente à une méduse miniature. L’animal, le polype, de couleur blanche, qui vit en colonie, construit au fil des générations un squelette externe de couleur rouge-orange en forme d’arbrisseau fixé à la roche, le polypier.
Telle une couronne royale, les colonies de corail rouge ornent les rives de la belle Méditerrané dont il est l’une des espèces endémiques, comme la posidonie (plante marine inféodée à la Méditerranée qui fleurit et tapisse les fonds en prairies verdoyantes).
Le plus beau, de couleur rouge foncé, se trouve dans l’est du bassin occidental, en Corse, en Sardaigne, en Tunisie et en Algérie. Cette dernière est réputée détenir les plus importants gisements, entre 50 % et 80 % du total.
Plus le corail est rouge et plus il est rare car, depuis des siècles, il est recherché par les joailliers, à qui il doit l’appellation « d’or rouge de la Méditerranée ». Il est de plus en plus rarissime de nos jours car intensément pêché. On dit « pêcher » pour le corail rouge de Méditerranée car il pousse en petits arbrisseaux fixés individuellement à la roche qu’il faut cueillir un à un en scaphandre autonome ou en raclant la roche avec un filet.
Autrefois, il se rencontrait abondamment à des profondeurs de 30-40 mètres, agrippé aux tombants des reliefs sous-marins. Aujourd’hui, on va le chercher jusqu’à 120 mètres de profondeur voire plus.
« L’or rouge de Méditerranée » employé en joaillerie depuis la plus Haute Antiquité est victime d’une récolte devenue intensive. En effet, aux petites barques à rames et aux plongeurs en apnée du passé se sont substituées les embarcations actuelles, équipées de GPS et d’engins perfectionnés de prospection sous-marine.
La reproduction et la croissance des polypiers sont extrêmement lentes et, au rythme effréné de la récolte, le corail rouge de Méditerranée est systématiquement saccagé et détruit. Au point d’être devenu une espèce rare, menacée de disparition, classée « en danger » dans la Liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature).
La reproduction et la croissance des polypiers sont extrêmement lentes et, au rythme effréné de la récolte, le corail rouge de Méditerranée est systématiquement saccagé et détruit
En raison des très avantageux revenus que procurent les très précieux produits façonnés à partir de cette ressource naturelle, on n’arrive pas à enrayer le pêche illicite même dans les aires marines protégées de Corse et de Sardaigne.
Sur la côte algérienne, où se trouvent les plus importants gisements et les plus recherchés pour leur valeur, principalement au large d’El Kala, les nombreuses tentatives pour réglementer et organiser cette activité, dont l’arrêt total de toute récolte, n’ont pas jugulé la destruction des zones de corail et sa raréfaction.
L’emploi intensif jusqu’à aujourd’hui de lourds engins de pêche destructeurs qui raclent les zones de pêche a fini par faire perdre à El Kala le statut de « capitale du corail ».
Le corail récolté illicitement de la sorte est exporté frauduleusement vers l’Italie, où il est façonné par les artisans réputés de Torre del Greco, près de Naples. On parle ainsi de plusieurs milliers de tonnes en une vingtaine d’années.
Un modèle d’organisme à très longue durée de vie
Ces convoitises sont anciennes et ont même fait intervenir les États. C’est ainsi que celles suscitées entre les nations européennes ont commencé bien avant la colonisation française de l’Algérie en 1830. Une farouche rivalité a opposé au XVe siècle Marseillais, Génois, Siciliens et Maltais, et les États ont dû intervenir pour solliciter des concessions de la Sublime Porte, siège du gouvernement du sultan de l’Empire ottoman.
Au XVIe siècle, la France obtiendra de la régence d’Alger – Algérie intégrée à l’Empire ottoman mais autonome – le comptoir de la Vieille Calle et l’Italie celui de Thabraca, aujourd’hui Tabarka (Tunisie), de la régence de Tunis.
Le Bastion de France, comptoir commercial érigé au XVIe siècle par les Français à la Vieille Calle, va connaître des fortunes diverses. Détruit par les tribus locales à différentes reprises, il est reconstruit au gré des relations entre la France et les Ottomans, qui évolueront en dents de scie jusqu’au début du XIXe siècle.
Le corail occupe toujours une place prépondérante en bijouterie, mais son intérêt s’est étendu à l’écologie, l’environnement et l’industrie
Pour de nombreux auteurs, si la colonisation de l’Algérie par la France est datée du débarquement du 5 juillet 1830, son implantation en revanche commence dès le XVe siècle.
Les côtes algéro-tunisiennes restent le haut-lieu et la chasse gardée de la pêche du corail par les Européens. Le corail ne serait pas étranger au coup d’éventail donné à Alger le 30 avril 1827 par le dey Hussein au consul de France Pierre Deval, qui aurait été le prétexte à l’occupation de l’Algérie par la France en 1830.
Aujourd’hui, il est devenu un sujet particulièrement étudié en Méditerranée pour mieux en gérer les stocks, mais aussi comme modèle d’organisme à très longue durée de vie, sensible à son environnement et capable d’en enregistrer les variations.
Il occupe toujours une place prépondérante en bijouterie, mais son intérêt s’est étendu à l’écologie, l’environnement et l’industrie. Employé depuis plusieurs décennies dans la chirurgie odontologique, ses applications se sont ensuite élargies à toutes les branches de la chirurgie médicale, dans l’industrie, l’aéronautique et l’aérospatiale, ainsi que les nouvelles technologies en raison des composants qu’il donne grâce aux propriétés biominérales de sa structure.
La recherche s’y intéresse aussi pour la fabrication de matériaux nouveaux à faible coût énergétique.
En effet, il fait l’objet d’une recrudescence de publications scientifiques depuis 2000. Avant cette date, on compte moins d’une publication par an, alors que 25 publications lui sont consacrées pour la seule année 2016, avec une nette tendance à l’augmentation.
Elles indiquent toutes une mortalité massive avec les températures estivales de ces dernières années. Pour le rôle essentiel que jouent, pour la biodiversité, les gisements de corail, l’UNESCO et la One Ocean Foundation ont annoncé, juste avant la COP 15 sur la biodiversité, qui s’est tenue à Montréal du 23 novembre au 19 décembre 2022, un programme d’expéditions sous-marines pour étudier les coraux en danger en Méditerranée
L’or rouge de Méditerranée, ce grand mystère de la nature qui a passionné les savants durant 2 500 ans, fascine tout autant les scientifiques d’aujourd’hui pour les innombrables propriétés qu’on lui découvre, avec des applications dans divers domaines.
Plus que de l’or rouge, c’est de l’or fin qui cisèle les rives de Mare nostrum.
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