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Crème solaire et tourisme de masse tuent les récifs coralliens du Moyen-Orient

La surfréquentation détériore certains récifs coralliens de la mer Rouge et du golfe Persique. En cause : le déséquilibre entre tourisme et préservation de l’environnement
Des coraux sains à Islands, un spot de plongée à Dahab, en mai 2021 (Elizabeth Fitt)
Des coraux sains à Islands, un spot de plongée à Dahab, en mai 2021 (Elizabeth Fitt)
Par Elizabeth Fitt à DAHAB, Égypte

« D’incroyables piscines naturelles entourées de coraux, un des meilleurs sites de plongée en apnée de Dahab », vantait en 2017 un avis Facebook à propos de Three Pools, un spot populaire de plongée sous-marine. À cette époque, de nombreux autres avis allaient dans le même sens.

L’objet de leur admiration : trois dépressions idylliques incrustées de corail au sommet d’un récif grouillant de vie, pris en sandwich entre les eaux limpides du golfe d’Aqaba et les montagnes de la péninsule du Sinaï

Ces piscines attirent encore des milliers de visiteurs chaque année et malgré la pandémie de COVID-19 lors d’excursions depuis la ville touristique voisine de Dahab, en Égypte.

Mais à l’heure actuelle, un spectacle lugubre attend les plongeurs. Cet enchevêtrement complexe autrefois plein de vie est aujourd’hui stérile, incolore et regorge d’indices suggérant un seul coupable : l’homme.

Récif corallien en grande partie mort à Three Pools, à Dahab, en juin 2021 (MEE/Elizabeth Fitt)
Récif corallien en grande partie mort à Three Pools, à Dahab, en juin 2021 (MEE/Elizabeth Fitt)

Maxim Smirnov, moniteur de plongée russe vivant à Dahab, explique que la situation à Three Pools s’est particulièrement dégradée depuis trois à quatre ans : « C’était totalement différent avant ! C’était un endroit magique », témoigne-t-il à Middle East Eye.

Maintenant, l’endroit est souvent bondé de bus bourrés de groupes de touristes. Pour ceux qui dépendent du tourisme pour joindre les deux bouts, c’est un soulagement bienvenu. Mais sous l’eau, on comprend vite pourquoi la masse de corps dans l’eau à Three Pools et d’autres sites populaires de plongée de Dahab a suscité l’inquiétude des résidents les plus soucieux de l’environnement.

Sous la surface, le récif semble souffrir de psoriasis. Des taches nues marbrent ce qui reste des coraux, aux endroits où de piètres nageurs les ont piétinés ou brisés avec des coups de pied maladroits.

Nanoparticules d’oxyde de zinc

Plus bas, hors de portée des plongeurs amateurs, de nombreux squelettes de corail gris recouverts d’algues sont intacts. Ce qui les a tués est un peu moins évident.

Un sifflement strident retentit de la rive bordée de cafés alors qu’un surveillant de récif autoproclamé, qui préfère rester anonyme, essaie pour la énième fois d’attirer l’attention d’un énième groupe de vacanciers se tenant sur le sommet du récif tandis qu’ils se rafraîchissent dans l’eau.

« Ils cassent les coraux », explique-t-il. Mais ce n’est pas tout. Selon lui, les protections solaires dont s’enduisent les gens et dont ils enduisent leurs enfants peuvent aussi affecter la vie marine.

En Égypte, les coraux perdent leurs couleurs et le monde une protection
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L’idée que les crèmes solaires nuisent à l’écosystème aquatique, en particulier les coraux, a gagné du terrain grâce à un nombre croissant de recherches scientifiques.

Cinzia Corinaldesi, professeur d’écologie à l’Universita Politecnica delle Marche en Italie et co-auteure d’un article sur les crèmes solaires et les coraux aux Maldives paru en 2018, a constaté que les nanoparticules d’oxyde de zinc souvent utilisées dans les protections solaires provoquent un « grave et rapide blanchiment des coraux », même en quantités infimes.

La crème solaire provenant des nageurs, qui stagne à Three Pools au lieu de se disperser et de se diluer en pleine mer, pourrait expliquer pourquoi tant de coraux pourtant hors de portée des nageurs sont morts.

« La présence de piscines et la faible profondeur entravent les échanges d’eau », souligne Cinzia Corinaldesi à Middle East Eye après avoir examiné le site par vidéo. « Lorsque les touristes et les plongeurs nagent [dans les récifs], leur crème solaire peut affecter davantage les coraux qu’en haute mer. »

À quelques mètres des piscines, là où le récif s’enfonce vers des eaux plus profondes et libres, les coraux, bien que peu florissants, semblent en bien meilleur état. Et de nombreux sites de plongée moins fermés de Dahab offrent toujours une couverture corallienne saine et prolifique.

Photographies de coraux exposés à l’oxyde de zinc (C et D) au début de l’expérience et 48 heures plus tard (avec l’aimable autorisation de Cinzia Corinaldesi)
Photographies de coraux exposés à l’oxyde de zinc (C et D) au début de l’expérience et 48 heures plus tard (avec l’aimable autorisation de Cinzia Corinaldesi)

Le corail n’est pas un organisme unique : il se compose de nombreux polypes coralliens qui forment des colonies. Un genre d’algues particulier vivant à l’intérieur des polypes leur donne leurs couleurs et transforme l’énergie de la lumière du soleil en nourriture. Le blanchiment des coraux décrit ce qui se passe lorsque les polypes coralliens stressés expulsent les algues dont ils dépendent.

Une seule goutte de crème solaire dans un litre d’eau est un facteur de stress suffisant pour provoquer le blanchiment, fait savoir la spécialiste. C’est particulièrement inquiétant dans certaines zones touristiques car « la surfréquentation est telle que la quantité totale de crème solaire qui finit dans la mer est de milliers de tonnes par an ».

Un problème mondial

Le problème devrait s’accroître car le marché mondial des protections solaires devrait croître de plus de 5 % chaque année sur les cinq prochaines années, ce qui augmentera les quantités rejetées dans les milieux marins selon Cinzia Corinaldesi.

« Les coraux sont déjà menacés par le changement climatique et de multiples facteurs de stress », explique-t-elle, « donc si nous ne commençons pas à réduire immédiatement les sources d’impact que nous pouvons gérer facilement, telles que les crèmes solaires, les générations futures n’auront plus la chance de voir des coraux. »

Les écosystèmes récifaux fournissent également des biens et services fondamentaux à l’humanité, soutenant la pêche, le tourisme et le bon fonctionnement de l’écosystème marin, ajoute-t-elle.

« Si nous ne commençons pas à réduire immédiatement les sources d’impact que nous pouvons gérer facilement, telles que les crèmes solaires, les générations futures n’auront plus la chance de voir des coraux »

- Cinzia Corinaldesi, professeur d’écologie

Le blanchissement des coraux dans le monde est souvent causé par l’augmentation de la température des océans, indiquent les scientifiques.

Autour de l’île de Kish, station balnéaire dans le golfe Persique, le blanchissement des coraux varie avec les saisons, mais pas de la façon dont on pourrait s’y attendre.

Les coraux blanchissent ici principalement pendant l’hiver légèrement plus frais, selon les recherches de l’ingénieur en environnement et en biologie, Hamidreza Sharifan.

À cause de la chaleur étouffante de l’été en Iran, Kish est relativement paisible à ce moment-là de l’année. C’est l’hiver que l’endroit s’anime vraiment, ce qui entraîne un rejet trois fois important qu’en été des quatre produits chimiques communs et toxiques pour les coraux présents dans les protections solaires.

En comparant le nombre de touristes avec les taux de blanchiment tout au long de l’année, Hamidreza Sharifan a découvert une corrélation directe : les coraux de Kish blanchissent toute l’année, mais davantage en hiver qu’en été, coïncidant exactement avec les périodes où plus de crème solaire est rejetée dans l’eau.

Des Iraniennes prennent un selfie sur le front de mer dans la station balnéaire de Kish, dans le sud de l’Iran, en novembre 2016 (Atta Kenare/AFP)
Des Iraniennes prennent un selfie sur le front de mer dans la station balnéaire de Kish, dans le sud de l’Iran, en novembre 2016 (Atta Kenare/AFP)

Il a également trouvé des preuves d’effets néfastes dans le golfe du Mexique. D’autres études mettent en évidence des problèmes dans les océans Atlantique, Pacifique et Indien.

Selon lui, la situation est alarmante. Il soupçonne que ce type de toxicité ne se limite pas aux crèmes solaires, puisque les produits chimiques sont omniprésents dans tous les produits d’hygiène corporelle. « Les résultats de l’ignorance entraîneront des conséquences catastrophiques », prévient-il.

« Absence d’encadrement »

« L’exposition à de grandes quantités de crème solaire n’est qu’une des nombreuses conséquences d’un tourisme de masse non réglementé », déplore à MEE un militant écologiste basé à Dahab qui préfère rester anonyme. « Les coraux de Three Pools souffrent de l’absence d’encadrement par les autorités compétentes. »

Selon lui, Three Pools a été lésé par les nutriments inorganiques provenant des eaux usées et les fibres des coussins de plage qui se retrouvent dans l’eau par temps orageux, étouffant ainsi les coraux, ainsi que par la surfréquentation et la crème solaire. Ces quatre problèmes pourraient être résolus par une gestion efficace, estime-t-il.

Le temps qu’il a passé sous l’eau lui a montré comment l’augmentation du nombre de visiteurs affecte certains des meilleurs sites de plongée de Dahab.

Marques d’éraflure où les nageurs ont donné des coups de pied ou piétiné le récif de Three Pools, tuant les coraux, en juin 2021 (MEE/Elizabeth Fitt)
Marques d’éraflure où les nageurs ont donné des coups de pied ou piétiné le récif de Three Pools, tuant les coraux, en juin 2021 (MEE/Elizabeth Fitt)

Une pétition mise en place par Dahab Defenders, un groupe communautaire, a recueilli 22 000 signatures pour tenter de sauver les zones locales autour de Three Pools et Blue Hole de la surfréquentation.

« Aucune des participants à des visites dans ces lieux ne veut nuire délibérément à l’environnement », explique l’activiste. Comme Hamidreza Sharifan, il constate les conséquences désastreuses de l’ignorance des opérateurs de tourisme dirigés par des industries non réglementées et axées sur le profit.

Environ 65 % du volume total du tourisme égyptien se concentre actuellement dans les gouvernorats de la mer Rouge et du Sud-Sinaï, où se trouve Dahab, indiquait à Reuters le ministre du Tourisme et des Antiquités, Khaled El-Enany, en avril 2021.

Élargir le réseau d’écogardes

Le tourisme égyptien représente environ la moitié des treize millions de visiteurs annuels que le pays accueillait avant la pandémie. Mais les gens affluent toujours vers des endroits comme Dahab, qui offre tellement d’options de détente et d’activités en plein air, ce qui « est exactement ce que le touriste recherche après le COVID », expliquait El-Enany à Reuters.

Les chiffres devraient encore augmenter avec cinq nouveaux vols charters entre la Russie et le sud du Sinaï qui ont commencé en août après une interruption de six ans, après qu’un avion russe a été abattu à cause d’une bombe à bord, un attentat revendiqué par le groupe État islamique (EI).  

Il faudrait permettre aux écogardes d’appliquer véritablement les lois de protection de l’environnement déjà en place en Égypte depuis 1983, assure un activiste local (MEE/Elizabeth Fitt)
Il faudrait permettre aux écogardes d’appliquer véritablement les lois de protection de l’environnement déjà en place en Égypte depuis 1983, assure un activiste local (MEE/Elizabeth Fitt)

Cet activiste suggère à l’Égypte de faire payer l’entrée à des endroits comme le célèbre Blue Hole, pour mieux soutenir et élargir le réseau d’écogardes de la région.

Autoriser les écogardes à appliquer véritablement les lois de protection de l’environnement déjà en place en Égypte depuis 1983 pourrait permettre aux spectaculaires récifs de Dahab de demeurer un atout précieux pour l’Égypte et le monde, assure-t-il.

« La pièce manquante dans ce puzzle est une entité gouvernementale qui fait vraiment son travail convenablement. »    

Comme l’Égypte, la Thaïlande et le Mexique ont des coraux qui ont figuré dans les recherches sur les crèmes solaires. Les deux pays commencent à interdire les crèmes solaires contenant des tueurs de corail connus.

L’Agence égyptienne de l’environnement et le ministère de l’Environnement n’ont pas répondu aux demandes de Middle East Eye sur une éventuelle intention similaire de l’Égypte. Une antenne du ministère du Tourisme a refusé de commenter.

L’organisation gouvernementale Eco Egypt a lancé une campagne de préservation marine en juin avec une vidéo de sensibilisation mettant en garde contre le fait de toucher les coraux et recommandant une crème solaire sans danger pour les récifs. 

L’industrie des protections solaires a réagi aux préoccupations et aux interdictions croissantes en matière de toxicité en développant des produits sans produits chimiques identifiés comme nocifs pour la vie marine.

Le service de recommandation de produits géré par le New York Times, Wirecutter, classe une crème solaire comme option gagnante, en termes d’ingrédients conseillés par les scientifiques, de prix et de sensation de peau.

Jusqu’à présent, l’industrie n’est pas tenue de réglementer l’utilisation du terme « sans danger pour les récifs », il est donc important de vérifier la liste des ingrédients en tant que consommateur soucieux de l’environnement, selon EcoWatch.

Pour ceux qui estiment être trop loin des récifs coralliens pour que leurs choix de crème solaire aient un quelconque impact, Ecowatch précise que, où que vous soyez, lorsque vous prenez une douche, votre crème solaire pénètre dans le système d’eaux usées et peut facilement se retrouver dans les milieux aquatiques.

Cinzia Corinaldesi souligne l’importance pour les consommateurs d’assumer la responsabilité de leurs choix de produits de protection solaire.

« Chacun d’entre nous peut aider à sauver la vie marine en éliminant l’utilisation de produits de protection solaire non écologiques », relève-t-elle. Il n’est pas nécessaire d’attendre leur interdiction.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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