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Turquie : les catastrophes environnementales, un nouveau test pour Erdoğan, en difficulté

Mucilage marin, sécheresse, flamants rose morts et incinération de déchets plastiques : les inquiétudes croissantes à propos des problèmes environnementaux font vaciller le gouvernement du président
Un pédalo s’engage sur du mucilage marin sur la mer de Marmara dans le district de Darica (province de Kocaeli) en Turquie, le 12 juin 2021 (AFP)
Un pédalo s’engage sur du mucilage marin sur la mer de Marmara dans le district de Darica (province de Kocaeli) en Turquie, le 12 juin 2021 (AFP)
Par Ragip Soylu à IZMIR, Turquie

Lorsqu’un groupe de militants écologistes turcs a déposé les documents pour créer un parti politique en septembre 2020, il ne s’attendait pas à rencontrer de quelconques problèmes.

La loi était claire et créer un nouveau parti a toujours été un jeu d’enfant : vous remettez les documents au ministère de l’Intérieur, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, vous avez un nouveau parti politique officiel. 

Mais cela fait maintenant plus de dix mois et Koray Doğan, co-porte-parole du parti écologiste de Turquie, indique que leur parti n’a toujours pas d’existence légale.

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« Plus d’une dizaine de partis politiques ont été créés alors que nous attendons toujours. On ne nous laisse pas avancer », explique-t-il à Middle East Eye.

« On nous a donné un tas d’excuses, allant de la pandémie de COVID-19 à des obstacles bureaucratiques. Mais on ne nous a jamais indiqué la véritable raison. »

Doğan soupçonne le gouvernement d’agir par calcul. « Ils aimeraient façonner la politique à leur avantage », estime-t-il.

Ces derniers mois, les catastrophes écologiques et les inquiétudes relatives aux changements climatiques ont resurgi dans l’agenda politique.

En début d’année, une grande sécheresse a menacé les ressources en eau de villes telles qu’Istanbul, Ankara et Izmir.

Les experts préviennent que la sécheresse est désormais une réalité pour les citoyens turcs car 60 % de la Turquie ne reçoit pas suffisamment de précipitations. « Une grave crise de l’eau se profile pour la prochaine décennie si le gouvernement ne change pas ses politiques », a déclaré Murat Türkes, professeur de climatologie, à un organe de presse local.

Début juillet, un observateur régulier du lac Tuz a révélé que des milliers de flamants roses nouveau-nés étaient morts dans la partie asséchée du bassin en raison de la forte sécheresse.

Le sort des flamants roses a scandalisé la nation. Mehmet Emin Öztürk, photographe naturaliste a déclaré aux médias locaux que le lac Tuz avait été « un paradis pour les flamants roses, mais aujourd’hui [il s’est] transformé en cauchemar ».

Récupération politique

En juin, le pays a été choqué quand de grandes quantités de morve de mer malodorante – une matière organique également connue sous le nom de mucilage marin – sont apparues en mer de Marmara.

Cet événement, qui serait le plus important enregistré au monde, a indigné l’opinion publique et s’est répandu jusqu’aux Dardanelles.

Les principales causes de cette croûte spongieuse qui menace la faune marine sont les changements climatiques et la pollution, l’augmentation de la température de l’eau associée aux écoulements d’eaux usées a conduit à l’explosion de mucilage marin en mer intérieure, qui ne dispose que deux voies d’eau qui rejoignent la mer Noire et la mer Égée.

La récupération politique n’a pas tardé. Les médias pro-gouvernement ont accusé le maire d’Istanbul, issu du CHP (parti d’opposition), d’avoir abandonné les projets de construction d’un système sophistiqué de traitement des eaux usées près de la Corne d’Or (estuaire qui se jette dans le Bosphore).

L’opposition a, quant à elle, reproché au gouvernement de ne pas s’être assuré que toutes les villes côtières de la mer de Marmara avaient pris les mesures nécessaires pour mettre un terme à la pollution par les eaux usées.

Selon un sondage, 76 % des gens inquiets pour la mer de Marmara

Can Selçuki, directeur général de l’institut de sondage Istanbul Economics Research, indique à MEE que les sondages montrent un accroissement considérable de l’intérêt des électeurs pour les changements climatiques et les problèmes environnementaux.

Un sondage mené en juin révèle que 76 % des gens étaient inquiets pour la mer de Marmara.

« Plus de 85 % des répondants à notre sondage étaient au courant du mucilage marin. C’est un chiffre incroyable », estime-t-il. « La jeunesse s’en inquiétait plus particulièrement. »

Près de six millions de jeunes gens voteront pour la première fois à la prochaine élection en 2023.

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Selon un autre sondage mené par le German Marshall Fund en mars et en avril, 83 % des répondants turcs aimeraient que leur pays lutte plus activement contre les changements climatiques.

Ankara doit encore ratifier l’accord de Paris sur le climat pour des motifs économiques : la Turquie réclame des exemptions d’émissions de carbone en tant que pays en développement.

Pendant ce temps, des centaines de manifestants à İkizdere (province de Rize, région de la mer Noire) – ville natale et bastion du président turc Recep Tayyip Erdoğan – manifestent depuis mars contre un projet de carrière approuvé par décret présidentiel qui détruit une vallée luxuriante, Iskencedere.

Le contractant, Cengiz İnşaat, a un lien étroit avec le Parti de la justice et du développement (AKP, parti au pouvoir) et le président Erdoğan lui-même. Les seize millions de tonnes de pierres qui seront excavés seront utilisés dans la construction d’un nouveau port à Rize.

Doğan, porte-parole des Verts, pense que la préoccupation croissante du public pour l’environnement inquiète le gouvernement qui n’arrive pas à y répondre. De son côté, l’opposition utilise cette situation à son avantage.

Par exemple, la dirigeante du parti nationaliste İYİ Meral Akşener a profité des manifestations d’İkizdere et invité l’une des personnes âgées qui manifestaient à évoquer la question face au groupe parlementaire du parti, un événement qui a reçu une couverture médiatique importante.

En vertu du nouveau système présidentiel en Turquie, même le plus petit des partis pourrait jouer un rôle dans la prochaine élection présidentielle, prévue en 2023. D’après plusieurs sondages, le soutien à Erdoğan atteint un seuil historiquement bas et tout candidat de l’opposition assez fort aurait d’excellentes chances de le vaincre.

D’après plusieurs sondages, le soutien à Erdoğan atteint un seuil historiquement bas et tout candidat de l’opposition assez fort aurait d’excellentes chances de le vaincre en 2023

« Nous n’avons pas une présence gigantesque mais les gens pensent naturellement à notre parti car notre expertise et notre programme sont centrés sur l’environnement et les changements climatiques », assure Doğan. « Avec ce que nous représentons, nous pourrions apporter énormément à toute coalition politique. »

Erdoğan quant à lui continue à soutenir son projet colossal du canal d’Istanbul, lequel vise à creuser une nouvelle voie maritime parallèle au Bosphore.

Outre l’afflux de population à Istanbul, ville déjà bondée, ainsi que la destruction des fermes et espaces verts dans la région, le projet nuirait aussi au délicat équilibre aquatique en mer de Marmara.

Un sondage de l’Istanbul Economics Research effectué en juin à travers douze villes révèle que l’opposition au projet s’est accrue de 8 % en un an, soit 60 % des répondants.

« Le gouvernement n’a pas eu de bons résultats en matière d’environnement. Nos recherches montrent que 52 % de la population s’oppose aux investissements publics si ces derniers nuisent à l’environnement. Et le gouvernement ne veut pas que ce groupe dispose d’une tribune et puisse évoquer ces problématiques », relève Can Selçuki.

Première destination pour les déchets plastiques européens

Cet été, le gouvernement d’Erdoğan a subi un autre revers : Ankara a révoqué une interdiction imposée huit jours avant sur les importations de déchets plastiques, après le lobbying de l’industrie locale du plastique.

Selon un rapport de Greenpeace publié en mai, la Turquie a reçu près de 40 % des exportations de déchets plastiques du Royaume-Uni soit (209 642 tonnes) en 2020, dont près de la moitié étaient des plastiques mélangés pratiquement impossible à recycler.

Ce rapport conclut que les États membres de l’Union européenne ont aussi exporté vingt fois plus de déchets plastiques en Turquie en 2020 qu’en 2016 – soit environ 447 000 tonnes – ce qui en fait la première destination pour les déchets plastiques européens.

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Doğan pense que le bilan du gouvernement en matière de pollution environnementale est mitigé.

D’un côté, l’épouse d’Erdoğan Emine promeut un projet « zéro déchet » à travers tout le pays qui vise à séparer les déchets recyclables des non recyclables dans les bâtiments publics et Ankara promeut régulièrement des campagnes de plantation d’arbres.

« Mais lorsqu’il s’agit de déchets plastiques, nous ne pouvons même pas recycler les nôtres [à la maison] parce que nous ne pouvons pas les séparer du tout-venant », déplore Doğan.

« Nous produisons 3,5 millions de tonnes de déchets plastiques en un an. Seules 400 tonnes de déchets sont recyclées. Le reste est rejeté dans la nature par incinération ou autre. C’est pourquoi par exemple, importer les déchets des Pays-Bas est moins cher. »

Doğan considère que l’économie est la seule priorité du gouvernement et que celui-ci ignore les autres problèmes, dont l’environnement. 

« Vous ne pouvez pas créer une forêt, un écosystème en soi, en vous contentant de planter des arbres partout et en créant un paysage. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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