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Turquie : la construction du plus grand aéroport d’Europe suscite la peur et la colère

Les habitants de la région affirment qu’ils seront expulsés et que leurs sources de revenus seront détruites par le gigantesque aéroport

Debout près d’un arbre, devant la mer Noire, un homme regarde en direction du site où le troisième aéroport d’Istanbul sera construit (AFP)

ISTANBUL – Nilgün Yıldız, agricultrice de près de 50 ans, n’a jamais pris de bain de soleil sur la plage. Elle n’a pas appris à nager et n’a même jamais trempé son corps dans les eaux de la mer Noire située à seulement dix kilomètres de sa maison, mais elle se montre reconnaissante pour les étendues de plages immaculées et de mer qui bordent le nord-ouest d’Istanbul.

Depuis des années, la longue portion de plage du quartier de Karaburun offre un coup de pouce indirect mais conséquent à l’activité de sa ferme. Chaque week-end, lors du long été stambouliote, des milliers de personnes affluent de la ville pour se reposer du béton et de l’encombrement urbains.

Sur le chemin du retour, elles sont nombreuses à faire une halte au stand que Nilgün Yıldız installe au bord de la route afin de vendre en plein air des poulets, des œufs, du fromage, des légumes et des produits marinés au vinaigre. Mais ce que sa famille vend le mieux, c’est du yaourt à base de lait de bufflonne, une spécialité locale qu’elle perfectionne depuis des décennies.

« Nous vendons beaucoup à des grossistes. Mais cette coutume qu’ont les vacanciers nous permet de faire un petit bénéfice. Ils sont essentiels à notre survie », explique Nilgün Yıldız.

Tout ceci semble pourtant sur le point de changer. Les champs dans lesquels se promènent et ruminent les bufflonnes, ainsi que les plages qui attirent les fêtards du week-end, tout cela sera bientôt éclipsé par la construction de ce qui doit devenir le plus grand aéroport d’Europe, à seulement cinq kilomètres de là.

La longue étendue de plage du quartier de Karaburun, au bord de la mer Noire, est une destination touristique appréciée des vacanciers (MEE/Suraj Sharma)

La Turquie de 2023 : la 10e économie mondiale

Le gouvernement a présenté ce projet comme étant la pierre angulaire du progrès économique ainsi qu’un point crucial des objectifs à atteindre par la Turquie pour devenir la 10e économie mondiale d’ici à 2023, centenaire de la fondation de la république.

Lorsque la première étape sera terminée en février 2018, il est prévu que l’aéroport voie transiter 90 millions de passagers par an, avec une augmentation à plus de 150 millions de passagers par an quand il sera complètement opérationnel en 2030.

Pour le moment, l’aéroport n’a pas encore de nom officiel et on l’appelle simplement « troisième aéroport », mais cela ne veut pas dire que les autorités n’ont pas de grands projets pour lui. Depuis le début des travaux en juin 2014, sa construction s’est poursuivie sans encombre en dépit d’une série d’attaques meurtrières et du coup d’État manqué contre le gouvernement en juillet dernier.

Actuellement, 17 500 ouvriers se relaient jour et nuit sur le site pour s’assurer que les délais soient respectés. L’accès à proximité du site est interdit au public, mais la taille et l’envergure du projet sont visibles à des kilomètres à la ronde, et un gigantesque nuage de poussière flotte au-dessus de toute la zone.

Le PDG d’Istanbul Grand Airport (IGA), l’entreprise qui dirige le chantier, a annoncé la semaine dernière que 30 % des travaux de la première phase avaient été menés à bien. Il a déclaré que 2 milliards d’euros avaient été dépensés jusqu’à présent, et qu’à terme, 30 000 ouvriers devraient être recrutés.

Mais malgré toutes les promesses de croissance et de prospérité, les habitants de la région se sont révoltés, craignant que cette plate-forme de transports ne finisse par anéantir leur oasis idyllique située à seulement quelques kilomètres des rues animées de la métropole turque.

Murat Yıldız tient sa petite-fille dans ses bras, dans sa ferme. L’avenir de l’exploitation est incertain car cette dernière est située à moins de 5 km du site du nouvel aéroport (MEE/Suraj Sharma)

« Une mise à mort lente et interminable »

Nilgün Yıldız explique qu’elle se sent tout bonnement incapable d’avoir la même vie ailleurs à Istanbul ou dans sa banlieue. Il n’y a simplement pas assez de place ni d’opportunités d’emploi pour que ses parents, ses enfants et ses petits-enfants puissent tous vivre correctement.

« C’est comme une mise à mort lente et interminable. On sait qu’ils vont finir par venir nous prendre nos terres. On sait qu’on ne va pas pouvoir continuer à mener notre vie ainsi. Il ne nous reste qu’à espérer et à prier », affirme Nilgün Yıldız.

Murat, le mari de Nilgün, est lui aussi résigné à devoir un jour finir par abandonner sa maison et ses 3 000 mètres carrés de terres agricoles.

Murat s’attendait à ce que le gouvernement vienne lui prendre ses terres lors de la première vague d’achats gouvernementaux obligatoires effectuée en 2014, mais la zone dans laquelle il habite a bénéficié d’un sursis temporaire.

La famille Yıldız cultive ses terres depuis plus de dix-huit ans et craint que le nouvel aéroport ne la mette en faillite (MEE/Suraj Sharma)

« Vous pensez que les promoteurs vont nous laisser en paix quand l’immobilier sera en plein essor et que les riches poseront les yeux sur nous ? demande-t-il. Nous résisterons jusqu’au dernier moment, mais je sais que c’est une bataille qu’on finira par perdre. C’est soit le gouvernement, soit de riches particuliers qui nous chasseront d’ici en fin de compte. »

Actuellement, on n’accorde pas de permis de construire sur ce territoire, car il est déclaré agricole en grande partie, cependant cette classification présente ses propres risques. La législation turque autorise le gouvernement à recourir à des expropriations sur des terrains agricoles pour s’en servir dans le cadre de projets publics.

De précédentes expériences ont montré que, dès l'apparition de grands projets comme celui de l’aéroport, les lois existantes sont progressivement amendées et les réglementations modifiées afin de permettre un essor de la construction urbaine dans la zone avoisinant le projet.

Cependant, la famille Yıldız, comme de nombreuses autres alentour, déclare craindre que sont destin soit d’être victime et non bénéficiaire du développement.

« Nous sommes des agriculteurs. Voici dix-huit ans que nous faisons cela. Avant de penser à l’avenir de nos enfants, il faut que nous pensions à leur situation actuelle. Ces gens vont nous mettre en faillite et nous faire mourir de faim tout en promettant un avenir meilleur pour nos enfants », s’inquiète Murat.

Réaction des écologistes

Les écologistes aussi ont vivement réagi au projet d’aéroport, lui reprochant d’éliminer une partie des dernières portions boisées à proximité d’Istanbul, et de mettre à rude épreuve les ressources en eau de la ville.

Un groupe écologiste qui se fait appeler Défense des forêts du nord d’Istanbul a émis des avertissements contre la construction de l’aéroport, affirmant qu’il porterait préjudice à l’écosystème de la région et qu’il aurait d’importantes répercussions sur les animaux, les oiseaux et la biosphère de tout Istanbul.

Photo prise le 20 février 2014 sur le chantier du troisième pont du Bosphore, au nord d’Istanbul. Ces nouvelles infrastructures font partie du projet de construction du troisième aéroport d’Istanbul (AFP)

Les limites nord d’Istanbul sont les dernières zones forestières restantes à avoir été relativement épargnées par l’expansion urbaine. Désormais, la construction de l’aéroport et de l’autoroute Marmara-nord, qui passe à travers ces forêts et relie la Thrace à l’Anatolie via le troisième pont d’Istanbul, va porter atteinte à tout cela. Le pont a été inauguré le 26 août.

Le groupe écologiste affirme que la construction de l’aéroport va causer des dommages irréparables aux bassins hydrographiques, aux zones agricoles et à l’écosystème unique de son voisinage. Il a également émis des critiques vis-à-vis du rapport positif sur l’impact environnemental du projet qui a été publié par une agence d’État.

Le gouvernement assure que les dommages sur l’environnement seront maintenus à leur minimum, et que de tels projets sont nécessaires pour permettre au pays de progresser, tout en faisant la promesse de replanter dans d’autres zones autant d’arbres que ceux qui auront été arrachés sur le site. Mais les militants affirment que les autorités n’ont cessé de privilégier les profits et l’expansion au détriment de l’environnement.

L’opposition se mobilise

Il y a encore quelques années, alors que la Turquie devenait une destination touristique de première ligne et que son économie était florissante, la nécessité d’un troisième aéroport à Istanbul ne faisait pas de place au doute, car les deux aéroports de la ville avaient du mal à s’accommoder du nombre croissant de voyageurs.

Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan en pleine gestuelle lors de la cérémonie de pose de la première pierre du troisième aéroport d’Istanbul, le 7 juin 2014 (AFP)

La Turquie a-t-elle besoin d’un troisième aéroport ?

Or, à mesure que l’instabilité s’est emparée de la Turquie avec une augmentation des attentats dans les centres urbains – et notamment un à l’aéroport d’Istanbul-Atatürk en juin dernier – la société turque a eu tendance à se polariser de plus en plus face à la nécessité d’un projet aussi conséquent, et certains s’inquiètent qu’avec l’instabilité croissante et un chef de l’État plus autoritaire, le nombre de visiteurs étrangers soit en passe de diminuer rapidement.

Cela a conduit à d’autant plus de questionnements sur la viabilité de cette équation qui associe bénéfices économiques et impact environnemental.

Mais Mahmut ne pense à rien de tout cela lorsqu’il contemple la mer d’un air maussade à Karaburun.

Mahmut travaille dans un restaurant de poisson sur le front de mer, et voilà sept ans qu’il a déménagé à Karaburun depuis Diyarbakır, au sud-est de la Turquie. Il est certain que le nouvel aéroport mettra un terme à ce chapitre de sa vie.

« Les gens viennent ici pour l’air pur et pour profiter de la nature. Pourquoi viendront-ils une fois que cette région sera surpeuplée ? demande Mahmut, qui a préféré ne pas donner son nom de famille. Même si la plage reste intacte, l’aéroport va rendre cette zone trop peuplée et trop bruyante pour les gens qui ont envie de se reposer. »

Malgré son découragement face à son avenir immédiat, Mahmut affirme qu’il va continuer à chercher le bon côté des choses.

« Il y a sept ans, je n’avais encore jamais vu la mer. Peut-être que je vais encore vivre de nouvelles expériences si le temps vient pour moi de changer de vie », confie-t-il.

D’autres, cependant, font le serment de rester fermes, et soutiennent qu’on ne les forcera pas à partir une fois que l’aéroport et ses millions de passagers s’installeront ici.

« Je résisterai jusqu’à la dernière minute, annonce Murat. Mais on sait bien qu’on ne pourra pas gagner. Il n’y aura plus de place pour nous ici dans quelques années. Je ne sais pas ce qui nous arrivera après cela. »

« Les grands-parents de ma femme ont émigré ici depuis les Balkans, et moi je suis arrivé de Malatya. Maintenant, on va encore être contraints de migrer. »

Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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