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Saintes, érudites et reines : les femmes qui ont contribué à forger l’islam

Les femmes ont été fondamentales dans les années de formation et de diffusion de l’islam. Elles ont agi en tant qu’actrices du changement et ont amplement contribué à façonner l’une des plus grandes religions du monde
L’histoire islamique comprend un plus grand nombre de récits d’émirs, de sultans et d’imams que d’histoires impliquant des femmes, sans parler des femmes moins célèbres (toutes les illustrations sont de Peter Locke)
Par Azad Essa

Ils l’appelaient « Uwar Gari », la « Mère de tous ».

Nana Asma’u (1793-1864), la fille de Shaihu Osman dan Fodio, fondateur du califat de Sokoto (1806-1903) dans le nord du Nigeria, était une protectrice des droits de la femme et de l’enfant ainsi qu’une défenseuse de l’éducation en Afrique de l’Ouest. Elle a enseigné en quatre langues et promu la libération des femmes par la lecture, l’écriture, le chant et le travail. Les femmes affluaient chez elle et s’asseyaient à ses pieds.

Asma’u a même constitué une équipe d’érudites qui voyageaient à travers le califat et instruisaient les femmes à leur domicile.

Elle était tenue en si haute estime qu’elle était connue jusqu’au Maroc, en Mauritanie et au Soudan occidental.

Asma’u est l’une des 21 femmes présentées dans le livre de Hossein Kamaly A History of Islam in 21 Women (Oneworld Publications), dans lequel il détaille les biographies de certaines des personnalités féminines les plus emblématiques de l’histoire islamique.

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« [Asma’u] a insisté sur le fait que les mauvais traitements à l’encontre des femmes et leur avilissement contredisaient la conduite exemplaire du prophète Mohammed », écrit Kamaly, professeur agrégé d’études islamiques au Hartford Seminary dans le Connecticut.

« Pour elle, faire revivre les racines de l’islam pur dépendait de l’élévation du statut des femmes. »

Le livre de 260 pages présente chronologiquement les vies de cinq personnalités religieuses, huit dirigeantes, quatre leaders de l’époque coloniale et quatre autres de l’époque contemporaine. Toutes des femmes.

Leurs histoires se déploient du Moyen-Orient à l’Asie centrale, en passant par l’Inde, l’Indonésie, la Russie et le Royaume-Uni. La sélection inhabituelle de Kamaly peut faire sourciller : les historiens pourraient désapprouver la simplification d’histoires complexes en récits rapides de la vie de ces femmes extraordinaires. Cela dit, en tant qu’introduction à certains des exploits moins connus des femmes à travers l’histoire islamique, il est instructif.

L’auteur précise d’ailleurs dans son introduction que ses efforts ne sont pas exhaustifs. Le livre est entrelacé de références à des études antérieures (et inclut une bibliographie de sept pages) et se présente comme une invitation à lire l’histoire islamique à travers les histoires de ces musulmanes de caractère.

Actrices du changement

Il ne fait aucun doute que les femmes ont été fondamentales dans les années de formation et de diffusion de l’islam. Elles ont agi en tant qu’actrices du changement et ont amplement participé aux conflits et aux controverses qui ont dominé les premières années de la foi islamique, ainsi qu’aux tentatives de réaffirmation du rôle des femmes dans l’histoire de l’une des grandes religions du monde.

Mukhlisa Bubi a défendu la cause de l’éducation moderne des filles musulmanes dans la Russie du XIXe siècle et deviendra plus tard la première juge musulmane
Mukhlisa Bubi a défendu la cause de l’éducation moderne des filles musulmanes dans la Russie du XIXe siècle et deviendra plus tard la première juge musulmane

Leur participation n’était ni choquante ni scandaleuse, comme semblent l’indiquer les représentations contemporaines. Dès le départ, elles ont été des femmes d’affaires, des juristes, des enseignantes – et certains des premiers documents reconnaissent leur rôle.

Par exemple, l’une des femmes décrites dans le livre, Rabia al-Adawiyya (c. 717-801), mystique et poète qui aurait vécu dans ce qui est aujourd’hui l’Irak, demeure une figure dominante du soufisme. Bien qu’une grande partie de sa vie reste inconnue et soit déduite de légendes et de mythes, elle est un symbole d’ascèse et de rejet des désirs mondains.

« L’exemple de Rabia démontre qu’une femme peut aussi être une amie de Dieu, sans même faire partie de la maison du Prophète », écrit Kamaly. « Révérer Rabia souligne cette possibilité, et le fait qu’être une femme n’exclut pas la possibilité d’atteindre le plus haut rang spirituel. »

Le portrait le plus détaillé de Rabia al-Adawiyya apparaît dans un livre écrit par le poète mystique persan Attar de Nishapur au XIIIesiècle.

La prière suivante est attribuée à Rabia al-Adawiyya : « Ô Seigneur, si je t’adore par peur du châtiment, brûle-moi dans le feu de l’enfer. Si je t’adore pour en obtenir une récompense, garde-moi hors du paradis. Mais je ne t’adore que pour toi. Alors, ne me refuse pas ta Beauté Éternelle. ». Des siècles plus tard, dans le nord du Nigeria, Nana Asma’u la vénèrera également.

Bien qu’Asma’u ait été une personnalité exceptionnelle pour son époque, beaucoup d’autres femmes soufies à l’orée du Sahara ont joué des rôles importants au sein de leurs sociétés, expliquent Beverly B. Mack et Jean Boyd dans leur livre One Woman’s Jihad: Nana Asma’u, Scholar and Scribe (Bloomington).

La sociologue et féministe marocaine Fatima Mernissi, dans son livre, Women’s Rebellion and Islamic Memory, tente de rendre compte de la contradiction entre une histoire de l’érudition qui a bel et bien inclus les femmes et « l’image subalterne attribuée aux femmes musulmanes dans leur propre société aujourd’hui ».

Mernissi affirme que la mémoire des femmes « en tant que participantes actives et à part entière à la création de la culture » existe.

L’importance de détailler le rôle des femmes dans l’histoire de l’islam est capitale, en particulier là où « l’histoire religieuse » est jugée instructive, dans des sociétés où la religion et l’État ne sont pas encore séparés

Mais elle soutient que des (hommes) conservateurs qui ont joué le rôle de gardiens des annales existantes de la connaissance ont œuvré en tant que médiateurs de ces histoires. L’avènement d’un plus grand nombre de musulmanes écrivaines et historiennes a signifié une récupération de ce récit.

Par exemple, le huitième volume de l’ouvrage d’Ibn Sa’ad, l’un des premiers biographes de Mohammed, connu sous le nom de Kitab Tabaqat al-Kubra, qui se concentre sur la vie du prophète, est entièrement consacré aux femmes de son entourage. L’ouvrage a été écrit au IXe siècle.

Pourtant, on compte un plus grand nombre de récits d’émirs, de sultans et d’imams que d’histoires impliquant des femmes, sans parler des femmes moins célèbres.

L’importance de détailler le rôle des femmes dans l’histoire de l’islam est capitale, en particulier là où « l’histoire religieuse » est jugée instructive, dans des sociétés où la religion et l’État ne sont pas encore séparés.

« Khadija, la première croyante »

Sur la base de sources primaires, mais aussi en faisant allusion aux histoires recueillies à travers la tradition orale et les légendes, Kamaly révèle plusieurs récits au sein même de l’histoire de l’islam.

« Les femmes mises en évidence, parmi lesquelles des modèles religieux et des autorités politiques, sont trop diverses pour représenter un seul idéal ou idéal-type, et elles apparaissent rarement ensemble dans les histoires générales de l’islam », écrit l’auteur.

Cela commence avec Khadija (c. 560-619), la première croyante de la nouvelle religion et première épouse du prophète. Son rôle est profondément fondateur.

« Aujourd’hui, plus que jamais, il est important de souligner que la première personne à avoir reçu le message du Prophète était une femme », écrit Kamaly.

Non seulement Khadija avait environ quinze ans de plus que le prophète lorsqu’ils se sont mariés, mais elle était une commerçante prospère et riche à l’époque. Attirée par l’honnêteté et le caractère de Mohammed, c’est elle qui l’a demandé en mariage.

C’est aussi Khadija qui a réconforté le prophète et l’a enveloppé d’une couverture alors qu’il frissonnait, bouleversé par sa première rencontre avec la révélation.

« Sa réaction face à sa vocation de messager divin révèle la profondeur de son attachement et sa confiance en sa sincérité », commente l’auteur.

Lorsque le prophète sera persécuté par sa propre tribu, Khadija « utilise[ra] sa position pour soutenir son mari au moment où il [se révèlera] le plus vulnérable […] Khadija est une héroïne d’une immense importance dans l’histoire de l’islam ».

Kamaly dresse le portrait de Nur Jahan (1577-1645), une enfant abandonnée sur le bord de la route aux abords de Kandahar, qui deviendra reine de l’Empire moghol
Kamaly dresse le portrait de Nur Jahan (1577-1645), une enfant abandonnée sur le bord de la route aux abords de Kandahar, qui deviendra reine de l’Empire moghol

Kamaly passe de Khadija à la fille du prophète, Fatima (c. 612-633), puis à sa seconde épouse, Aïcha (c. 615-678), qui a également joué un rôle déterminant dans l’établissement de la religion, en particulier après la mort de Mohammed et lors de la querelle autour de sa succession. Fatima était si proche de son père après la mort de Khadija et se souciait de lui si profondément qu’on l’avait surnommée « la mère de son père ».

Au moment du décès de Mohammed, Fatima était mariée à son jeune cousin et l’un de ses premiers partisans, Ali, dont les adeptes (connus sous le nom de chiites) croient qu’il était l’héritier légitime du prophète. Mais c’est le père d’Aïcha, Abou Bakr, un proche compagnon du prophète, qui deviendra le premier calife de l’islam.

Compte tenu de sa « position élevée aux yeux de la communauté qui entourait le Prophète [...], de nombreux musulmans ont accepté le témoignage [d’Aïcha] selon lequel le Prophète avait souhaité que son père dirige la communauté en tant que son successeur », écrit Kamaly.

« Les chroniqueurs sunnites soulignent la manière dont elle a empêché que ne se propage la confusion. En revanche, les chroniqueurs chiites affirment qu’elle s’est opposée à la fille du prophète, Fatima, à son gendre Ali et à un groupe choisi de compagnons », ajoute-t-il. Plus tard, Aïcha partira combattre Ali, alors quatrième calife de l’islam, ce qui ne fera qu’approfondir le gouffre.

Aïcha a ensuite joué un rôle important dans le classement des versets du Coran et a contribué à plus de 2 000 hadiths, ce qui indique « sa position reconnue comme l’une des sources les plus prolifiques de témoignages oculaires relatifs au Prophète ».

Aïcha incarne la représentation de l’égalité des sexes dans les premiers temps de l’islam. Mais son audace sert aussi d’exemple aux conservateurs de tous bords pour justifier l’éloignement des femmes de la politique et de la sphère publique.

Des voix distinctes

Bien qu’il soit clair que l’islam a amélioré la condition des femmes à l’époque, Kamaly n’absout pas la misogynie de la culture mecquoise des premiers temps.

Il évite de romantiser la place des femmes dans les sociétés islamiques et résiste au fétichisme qui verrait dans les musulmanes des femmes fondamentalement « bonnes » ou de « féroces guerrières », toujours maîtresses de leur vie. Au lieu de cela, Kamaly raconte les tensions et les luttes pour le pouvoir ainsi que l’influence d’un nombre restreint de femmes qui, à tous points de vue, étaient des personnalités extraordinaires.

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« L’islam a une histoire longue et complexe, et dans ce livre, j’ai essayé de reconnaître et de restaurer la voix distincte des femmes », écrit l’auteur.

Le livre – composé de chapitres dédiés à chaque femme – prend son envol avec l’introduction à Rabia al-Adawiyya, la sainte musulmane et mystique soufie de Bassorah, en Irak, et Fatima de Nishapur (c. 1000-1088), dans ce qui est aujourd’hui l’Iran.

Nishapur, ville conquise à l’origine par le calife Omar au VIIe siècle, est devenue un lieu important de l’histoire islamique lorsqu’elle est apparue au XIXe siècle en tant que centre de transmission des hadiths, la vision du monde éthique du prophète.

Les deux institutions mondiales que sont les madrassas et les loges soufies (khanqahs) doivent également leur développement à Nishapur, tandis que les premières grandes étapes vers un accord sur une méthodologie partagée des hadiths, qui donnera plus tard naissance aux six principales collections de hadiths, ont également leurs racines à Nishapur. Fatima a travaillé sur deux de ces recueils et a également enseigné les hadiths.

Reines du monde musulman

Kamaly décrit Fatima comme faisant partie intégrante de la culture intellectuelle de la ville, où les femmes étaient invitées à participer à la vie religieuse de la communauté.

« La vie de Fatima reflète la culture de Nishapur au XIe siècle, où l’élite exaltait l’apprentissage religieux et la piété chez les femmes comme chez les hommes », écrit-il. « Cette culture voyait d’un bon œil la participation religieuse des femmes en tant qu’élément d’un processus plus large de standardisation de l’islam sunnite. »

Halide Edip Adıvar (1884-1964) était une femme de lettres, érudite et féministe turque
Halide Edip Adıvar (1884-1964) était une femme de lettres, érudite et féministe turque

Kamaly note que pendant que ce « renouveau sunnite » battait son plein à Nishapur et en Irak sous le califat abbasside (750 à 1258), une autre femme, la reine Arwa du Yémen (c. 1050-1138), a compté parmi les dirigeants qui ont aidé à maintenir en vie le credo chiite sous le califat fatimide (909-1171), dont la lignée remonte à Fatima, fille du prophète, via son mariage avec Ali.

Depuis sa base dans le sud du Yémen, la reine Arwa dirigeait les routes commerciales à l’intérieur du pays ainsi qu’à travers le golfe d’Aden vers l’Afrique de l’Est. Au Caire, où était basé le califat fatimide, était gravé sur les pièces d’or « Ali est le Nominé du Prophète, le Plus Excellent Représentant, le Mari de la Chaste Radieuse. »

Conformément à la centralité des femmes au sein du califat fatimide, le règne d’Arwa fut tout sauf anecdotique : elle a survécu à deux maris et a gouverné son territoire pendant 50 ans.

« La vie quotidienne de la reine Arwa était typique de celle d’un souverain musulman de l’époque : elle accordait audience, battait monnaie, menait des guerres, négociait des traités de paix et autres impôts, construisait des villes et des mosquées, octroyait son soutien aux bâtisseurs, poètes et autres représentants de la haute culture. »

Kamaly dresse également le portrait de Nur Jahan (1577-1645), une enfant abandonnée sur le bord de la route aux abords de Kandahar (dans l’actuel Afghanistan) qui deviendra souveraine de l’Empire moghol. « Sa progression a été révolutionnaire. En quelques années, elle a exercé plus de pouvoir que n’importe quelle autre femme en Inde, et peut-être dans tout le monde à l’époque », écrit-il. « Elle était indéfectible. »

L’ouvrage fait également la présentation de Safiye Sultan (1550-1619), une concubine du sultan ottoman Mourad III. Cette chrétienne d’Europe de l’Est deviendra la mère du souverain ottoman Mehmet III et plus tard la grand-mère des sultans Ahmet Ieret Mustafa Ier.

L’une de ses premières actions en tant que mère d’un sultan ottoman a été de « suspend[re] la noyade dans le Bosphore en guise de punition pour les femmes adultères ». Safiye était connue pour être une diplomate qualifiée, elle a notamment échangé des lettres avec la reine Élizabeth Ierdès 1593.

Le livre de Kamaly inclut des femmes de l’époque moderne ou contemporaine, comme la regrettée architecte anglo-irakienne Zaha Hadid
Le livre de Kamaly inclut des femmes de l’époque moderne ou contemporaine, comme la regrettée architecte anglo-irakienne Zaha Hadid

Sa première lettre à Elizabeth, écrite « en vingt-quatre lignes sur une seule feuille de papier saupoudrée de poussière d’or... commence par ‘’Il est l’Aide’’, en anglais en haut à droite de la page », note Kamaly.

La construction de la spectaculaire mosquée Yeni Camii à Istanbul, bien qu’achevée des décennies plus tard, a commencé sous sa tutelle. Mais son pouvoir et son indépendance irriteront son fils. Lorsque son petit-fils tentera de lui retirer ses avantages, elle le fera étrangler.

Et c’est peut-être le meilleur aspect de l’effort de Kamaly. Il résiste à l’envie de faire la morale ou de taire les côtés moins glorieux des femmes de son recueil. Il raconte leurs histoires avec toutes leurs imperfections. Et bien qu’elles aient résisté à la domination masculine, elles n’ont pas toutes été à l’avant-garde du changement social ; de nombreux dirigeants sont souvent partisans du statu quo. Elles sont extraordinaires, mais elles sont aussi très humaines.

La difficulté avec ce genre d’ouvrage est la question de l’omission. Kamaly aurait pu inclure Hafsa, la fille du calife Omar, qui s’est vu confier le Coran après la mort de ce dernier en 644. Il aurait aussi pu inclure Lubna de Cordoue, qui était en charge de la bibliothèque royale de la ville au Xe siècle.

De même, il aurait pu revenir sur sa décision d’inclure Noor Inayat Khan (1914-1944), une musulmane devenue espionne pour les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien que l’histoire personnelle de cette femme soit remarquable, le fait qu’elle se soit inscrite sous un nom chrétien pour travailler semble incongru vis-à-vis du reste du livre, même si cela évoque les luttes historiques liées à l’inclusion des musulmans dans les sociétés occidentales, même lorsqu’ils étaient au service de l’empire.

Malgré cela, le livre de Hossein Kamaly a une résonance particulière à une époque où les musulmanes sont souvent caricaturées comme des femmes impuissantes et dépendantes, et où leur prétendue oppression est souvent utilisée par les puissances occidentales pour justifier leurs interventions au Moyen-Orient. Il participe également de la résurrection d’une histoire qui a été maintes fois mise à mal, exploitée et enterrée.

Traduit de l’anglais (original).

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