Aller au contenu principal

Karima Berger : « Le véritable blasphème est d’avoir interprété le Coran dans le seul sens favorable aux hommes »

Et si une lecture féminine du Coran avait eu lieu à travers le temps et avait concurrencé l’exégèse masculine dominante qui en a été faite ? C’est l’hypothèse qu’aborde l’auteure franco-algérienne Karima Berger dans Les Gardiennes du secret
« Ma lecture est radicale car je remets le féminin au cœur de l’islam » – Karima Berger (AFP/Mohammed Abed)
« Ma lecture est radicale car je remets le féminin au cœur de l’islam » – Karima Berger (AFP/Mohammed Abed)

« Les femmes sont les gardiennes du secret de ce que Dieu garde secret. » C’est à travers cet énigmatique verset du Coran que Karima Berger aborde le vertige d’une herméneutique poétique du Coran. De Hagar à Aïcha, ou encore Khadidja, Fatima ou Marie, l’auteure fait entendre tout un bruissement féminin originel qui a fini par être étouffé, ignoré ou perdu.

C’est ce qu’explore l’écrivaine Karima Berger dans son essai Les Gardiennes du secret : les grandes figures féminines de l’imaginaire musulman (éditions Albin Michel, 2019), qui a obtenu en décembre 2022, dans la catégorie « Essai sur la civilisation musulmane », le Prix littéraire de la Grande Mosquée de Paris pour sa première édition. 

Tendant l’oreille au-delà des interprétations définitives et closes, l’auteure franco-algérienne interroge l’apport de ces figures féminines familières de l’islam.

Gardiennes d’un secret gardé secret par Dieu, au creux de cette tautologie que Karima Berger perçoit comme féconde, les femmes de l’islam font alors sens à leur tour. Par le truchement d’une lecture et d’un regard féminins, les textes révèlent alors des significations et des interprétations qui ouvrent et libèrent.

Karima Berger ne prétend pas faire œuvre d’exégèse. Cela éluderait sinon les contradictions et interrogations qui subsistent quant à la position de la femme dans le Coran et auxquelles elle ne répond pas nécessairement.

Son livre tient surtout de la question suspendue et du geste poétique : « Alors je goûte et je bois ce que je peux, ce qui affleure, les traces sont ténues, je dois me baisser très bas, cela m’enseigne l’humilité et l’art du peu, je me défais de la goinfrerie à laquelle le monde libre où je vis désormais m’a accoutumée. »

Ivresse des mots et désaltération par leur sens dévoilé, Karima Berger renoue et dénoue peut-être avec l’Algérie de ses premières années. Dans ces prémices fondamentales, elle se rappelle avoir toujours interrogé le masculin pléthorique et le féminin réduit aux marges de l’intérieur. Et ce déséquilibre lui semblait peut-être alors déjà une dissonance étrange au regard de ce qu’elle percevait des textes sacrés et de la possibilité d’une autre lecture qu’elle espère possible.

Middle East Eye : Pourquoi avoir choisi une forme d’écriture poétique, qui tient autant de la mélopée que de la scansion, pour dire la part féminine de l’islam ?

Karima Berger : Je me méfie des formes historiques ou sociologiques. Il me fallait oublier l’Histoire, trop chargée de sang et de domination, pour aller voir les textes au plus près de leur souffle. J’ai voulu écrire au plus près de l’écriture poétique, littéraire. Les mots résonnent ainsi plus, par le choc de la beauté et de leur puissance.

« Ma lecture est radicale car je remets le féminin au cœur de l’islam » – Karima Berger (AFP/Mahmoud Zayyat)
« Femme, musulmane, laïque, m’opposant aux théologiens et lecteurs du Coran animés par l’intérêt de la sauvegarde du pouvoir des hommes, et enfin mariée à un non musulman. Mon image est brouillée. Ou plutôt elle est brouillée par le brouillage ambiant » – Karima Berger (AFP/Mahmoud Zayyat)

Une autre écrivaine aurait pu faire le même livre avec une écriture plus sèche, plus « coup de poing ». Puis l’approche se devait d’être délicate toujours car je ne sais pas comment on manipule l’écriture sacrée, celle du Coran. L’exercice me semblait encore plus compliqué avec une écriture frontale.

Il m’a donc semblé qu’il fallait approcher les textes par une écriture poétique, une sorte de mélopée. À partir d’une écriture du dedans. J’ai toujours procédé ainsi, cette forme même qui m’accompagne depuis l’enfance, depuis la transmission que j’ai reçue des femmes.

MEE : Le cœur du livre est que vous vous demandez ce qu’aurait été le Coran si les exégètes avaient été des femmes…

KB : Selon moi, le véritable blasphème est d’avoir interprété et traduit les textes dans le seul sens favorable au pouvoir des hommes. Le Coran n’a été « lu » que par des hommes, intéressés par la seule survie de leur autorité.

Le Coran n’a été « lu » que par des hommes, intéressés par la seule survie de leur autorité. Si les femmes avaient pu interpréter les textes, il n’y aurait pas eu l’interprétation faite de certains passages selon laquelle les hommes ont autorité sur les femmes

Si les femmes avaient pu interpréter les textes, il n’y aurait pas eu l’interprétation faite de certains passages selon laquelle les hommes ont autorité sur les femmes. Car si « les femmes sont les gardiennes du secret », elles-mêmes se seraient gardées toutes seules.

MEE : Vous avez évité un écueil évident : vous ne dénigrez jamais les hommes tout en soulignant la part féminine de l’islam…

KB : Ce livre, que je considère comme le livre d’une vie, traduit toutes ces observations. Je vois les femmes telles qu’elles vivent dans les pays musulmans et le discours qu’on a sur elles et la sur-virilité des hommes. J’y vois une forme de contradiction. Je n’ai jamais cru en cette sur-virilité affichée des hommes, qui me paraît être comme un voile.

Jeune fille en Algérie, je voyais les hommes comme, en réalité, désarmés, alors même que certains étaient menaçants. Puis je vois les femmes du monde arabo-musulman, qui étudient, travaillent, nourrissent leurs familles, sont à l’avant de tant de luttes et, paradoxalement, les hommes peuvent se sentir atteints dans leur puissance et se sentir « oubliés ».

Amina Wadud : « Je ne crois pas à une seule manière d’être musulman »
Lire

Que reste-t-il désormais ? Dans cette modernité qui s’empare de nous, je crains l’indifférenciation sexuelle… Je ressens alors une certaine douleur pour l’homme arabe. Je me souviens de leur noblesse et de leur dignité, valeurs incarnées selon moi par l’émir Abdelkader [chef religieux et militaire algérien qui mena une lutte contre la conquête de l’Algérie par la France au milieu du XIXᵉ siècle].

Ma démarche consiste à ne plus regarder du côté de ce qu’ont les hommes et de ce que nous n’avons pas. Je préfère me tenir du côté de l’être. Je revendique les mêmes droits que les hommes mais je ne suis pas certaine de vouloir leur ressembler et être animée par ce qui les anime parfois. Je ne veux pas du prêt-à-porter ou du prêt-à-penser masculin. L’homme, je ne veux pas lui ressembler. Je veux l’aimer mais pas lui être semblable.

Les hommes, je les nomme les « gardiens intranquilles » des femmes qui portent la société. Je l’ai observé en Algérie. Ils sont anxieux, ce qui peut les rendre violents car ils ne peuvent plus vivre tranquillement aux côtés du féminin, lequel déborde de partout, à l’extérieur comme à l’intérieur.

MEE : On pourrait vous objecter que vous semblez nostalgique de quelque chose que vous n’avez pourtant pas connu, une sorte d’âge d’or de l’islam…

KB : Je le regrette, oui, mais ce n’est pas l’essentiel de ma démarche. Il m’arrive parfois de rêver de n’avoir jamais connu la modernité, ce qui est fou ! Cette nostalgie n’est pas de l’ordre du raisonnable mais elle m’est nécessaire, avec le présent de la modernité, dans cette tension entre les deux, pour écrire et penser.

La loi rigidifie le tout et nous écrase de ses contraintes et ses prisons. Cette sur-dimension du légal amenuise les possibilités spirituelles et les condamne. […] que s’est-il passé pour que l’interdit partout domine ?

Il est vrai que c’est un grand blanc pour moi. Je sais avoir perdu quelque chose en gagnant autre chose. Mais je me méfie moi-même de la nostalgie car les islamistes en jouent aussi.

Il y a aussi cette tristesse, je vois le monde arabo-musulman et je le vois à genoux, un monde détruit et en décomposition. Il reste si peu de pays arabes qui ne soient pas malmenés. Que reste-t-il ? Il reste la jeunesse, la vie, la pulsion du vivant, les jeunes femmes arabes me disent l’inverse et me poussent à observer la dynamique de ces femmes.

MEE : Vous dites que « le paradoxe de l’islam est inversement proportionnel à ses possibilités spirituelles »...

KB : Ces possibilités sont immenses et ont produit, on le sait, une des plus belles et puissantes cultures mystiques. Pourtant, la loi rigidifie le tout et nous écrase de ses contraintes et ses prisons. Cette sur-dimension du légal amenuise les possibilités spirituelles et les condamne. Exemple : les codes de la famille dans les pays musulmans. Alors je dis : que s’est-il passé pour que l’interdit partout domine ?

Pourtant, je reste persuadée que ce sont les femmes qui sauveront le monde arabo-musulman. Je me demande si ce féminisme revivifié par le monde arabo-musulman ne se tournera pas alors vers l’Occident qui s’en saisira. Ce féminisme s’est inspiré de la lutte des femmes en Occident et de ses acquis. Mais il se renouvelle désormais, orienté vers autre chose que le seul mimétisme du modèle masculin dominant.

MEE : Alors que la France reste clivée par les questions autour de l’islam, comment ce livre y a-t-il été reçu ?

KB : Je reste étonnée par la réception qu’a reçue, ou plutôt n’a pas reçue, ce livre. La presse dite « communautaire » s’en est saisi, avec un accueil intéressé et curieux. Mais du côté de la presse institutionnelle française, rien ou presque à l’exception de la presse intéressée par la vie religieuse. Or, le sujet féminin déborde de toute part, notamment avec la révolte des femmes en Iran.

Sept femmes iconiques qui ont contribué à définir le monde arabe
Lire

Ce livre traduit pourtant un « regard du dedans ». Il dit la vie réelle des femmes musulmanes, leur pouvoir réel comme leur soumission réelle. J’ai voulu dresser et redresser la postérité des femmes premières de l’islam, telles Khadidja [la première épouse du prophète Mohammed], Fatima [son unique fille] ou Aïcha [sa dernière épouse]. Cette subjectivité que je revendique s’oppose peut-être à un discours normé, objectivé, des sachants.

Je brouille aussi les pistes : femme, musulmane, laïque, m’opposant aux théologiens et lecteurs du Coran animés par l’intérêt de la sauvegarde du pouvoir des hommes, et enfin mariée à un non musulman. Mon image est brouillée. Ou plutôt elle est brouillée par le brouillage ambiant.

J’y vois une méfiance absolue envers une femme musulmane qui va chercher dans ces textes de quoi penser, vivre, s’inspirer, s’abreuver. Je pense que mon livre suscite un soupçon ou une méfiance absolue vis-à-vis des femmes de foi islamique et qui vont chercher dans le texte de quoi se nourrir. Je pense que cette civilisation arabo-musulmane n’aurait pas tenu si elle n’avait été que du « Daech » [le groupe État islamique] pur. Elle est forcément autre chose.

MEE : Pourquoi cette méfiance, selon vous ?

KB : Ma lecture est radicale car je remets le féminin au cœur de l’islam. Ce féminin, si on a la bonne oreille, bruisse de partout. Ce corps, s’il est dévoilé, va dénuder les hommes. La femme cachée a pour envers une sur-virilité des hommes musulmans à laquelle je n’ai au fond jamais cru. J’y voyais là une forme paradoxale de voile.

Je pense que mon livre suscite un soupçon ou une méfiance absolue vis-à-vis des femmes de foi islamique et qui vont chercher dans le texte de quoi se nourrir

C’est trop complexe à entendre depuis un point de vue occidental peut-être, surtout avec ces débats devenus inaudibles autour de l’islam.

Or, quand on remet le féminin au cœur de l’islam, tout s’éclaire. Les événements en ce moment même en Iran portent ce débat. La réaction des femmes qui se dévoilent dit que par ce geste, ce sont les hommes aussi qui vont être mis à nu, dévoilés.

Les femmes iraniennes condamnent la contrainte du voile et le risque mortel pour elles de mal le porter. Pourtant, la chose est complexe car être contre le voile en Algérie, en Iran ou en France n’a pas la même résonance. Où qu’elles soient, je pense que les femmes vont résister encore longtemps.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].