Kahina Bahloul, ou le combat pour un islam érudit et décliné au féminin
Depuis le 3 janvier dernier, le portable de Kahina Bahloul fonctionne à plein régime. « Les demandes d’interviews n’arrêtent plus », explique-t-elle à Middle East Eye, avant de nuancer, non sans un certain étonnement : « les demandes de médias arabophones ».
À 40 ans, cette ancienne cadre dans l’assurance vient de formuler une idée peu orthodoxe : « ouvrir, à Paris, une mosquée mixte avec deux imams, un homme et une femme ». Les fidèles des deux sexes – les uns à droite, les autres à gauche – prieraient dans la même salle. Une première en France, où le culte des femmes est tenu à l’écart, en mezzanine ou dans une pièce annexe, et la prière uniquement guidée par un homme.
« Au départ, nous voulions proposer une prière totalement mixte mais nous pensons qu’il est mieux, pour que tous les fidèles soient à l’aise, qu’ils prient côte à côte, mais dans la même pièce », précise-t-elle.
Kahina Bahloul y tiendrait elle-même le prêche aux côtés de Faker Korchane, autre initiateur du projet. Ancien journaliste, ce professeur de philosophie est également fondateur de l’Association pour la renaissance de l’islam mutazilite (ARIM), une école de théologie musulmane qui rejette tout dogmatisme. Chacun, donc, dirigerait l’office à tour de rôle une semaine sur deux.
Les femmes, en outre, n’auraient pas l’obligation de se voiler pendant la prière, contrairement aux usages habituels.
« L’ignorance et le patriarcat se nourrissent »
L’annonce de ce projet de mosquée « progressiste » – qui existe déjà à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Allemagne –, a placé Kahina Bahloul dans un vortex de violence, typique des réseaux sociaux.
Insultes à caractère sexiste, raciste – sa grand-mère maternelle étant juive –, remise en cause de sa légitimité… Kahina Bahloul se frotte, désormais, au fiel acide et anonyme de la toile.
Face à nous, dans ce café parisien, un trait de personnalité émane pourtant d’elle. Son calme olympien. Une quasi quiétude qui détonne avec la violence de la vindicte populo-virtuelle dans laquelle elle est prise.
Kahina Bahloul reste droite dans ses bottes, répondant par l’affirmatif aux sollicitations des journalistes. « J’ai un message à faire passer. C’est le plus important », répète-t-elle, sereine. « Nous cherchons, avec Faker Korchane, un local parisien pour fonder la mosquée Fatima. C’est notre priorité ». Une détermination qui explique sa disponibilité médiatique. Cette « évolution », selon elle, vaut bien le flot d’insultes.
Entre autre noms d’oiseaux, il lui est reproché de provoquer la fitna (terme arabe renvoyant à la division entre musulmans) ou d’engraisser la bête islamophobe en critiquant l’exclusion des femmes de la prière dans les mosquées françaises, en autorisant que des fidèles non-voilées participent au culte ou encore en dénonçant « la percée de l’islam fondamentalisme ou l’application décontextualisée de l’islam ». S’exprimer dans les médias mainstream sans nourrir la stigmatisation des musulmans peut en effet s’avérer un véritable exercice d’équilibriste.
« On est toujours étiquetés. Je veux faire connaître ce projet, en tout bienveillance. Et les critiques que je formule, j’en prends les responsabilités. Il faut avancer, c’est tout. »
D’habitude dans l’ombre, Kahina Bahloul a donc décidé de renier sa discrétion habituelle. Ce projet lui tient à cœur. Il faut tenir le cap. Faire un effort sur soi-même.
Une enfance algérienne
D’autant qu’elle dispose d’un solide bagage pour le mener à bien. Née en France en 1979, Kahina Bahloul s’installe en Algérie, avec son père kabyle et sa mère française, un an plus tard. C’est dans ce pays fraîchement indépendant, non loin de Bejaïa, qu’elle grandit.
« J’ai toujours eu l’image d’un Dieu juste. Or, dans mon quotidien, je voyais des choses injustes, notamment vis-à-vis des femmes »
Sa mère, qui peine à s’acclimater au pays, les quitte pour un retour définitif en France. Élevée par la famille de son père, Kahina passe alors enfance et adolescence dans la Kabylie profonde, maîtrisant à la fois les langues berbère, arabe et française.
« J’ai fait toute ma scolarité en Algérie. Après le bac, je me suis lancée dans une maîtrise de droit », précise-t-elle. « En arabe littéraire ». Le détail est d’importance tant la langue est liée, viscéralement, à l’islam. Les puristes vous le diront, pas de maîtrise du corpus textuel de cette religion sans connaissance presque technique de la langue arabe. Nous voilà rassurés. Kahina Bahloul a lu, analysé, interprété les textes.
De cette connaissance, émergent alors les premiers questionnements sur sa religion, dans laquelle elle baigne naturellement. « Lors de mes études de droit algérien, j’ai vu que les questions liées au statut personnel des individus relevaient de la charia. Ce qui n’était pas le cas pour d’autres domaines qui, eux, relevaient du droit hérité de la colonisation ».
Un paradoxe qui vient s’ajouter à son vécu kabyle. « Le patriarcat y règne en maître. Il y a le devoir de respecter la loi des hommes, parfois plus que la loi de Dieu », souligne-t-elle.
Élève brillante, Kahina est gênée par cette forme d’infantilisation des femmes inhérente à l’autorité masculine. Très vite, elle manifeste une volonté de s’affranchir intellectuellement. Et puis la jeune femme, de par son histoire, est à la croisée des cultures. « Le fait d’avoir des grands-parents catholiques et une grand-mère juive me place dans une situation de comparaison permanente ».
Voile algérien vs. voile saoudien
En toile de fond de ces années algériennes, la décennie noire. « J’ai vécu cette période au plus près. J’ai vu comment les choses ont changé peu à peu », relate-t-elle.
Alors adolescente, elle se souvient, nostalgique, d’une Algérie encore attachée à un islam maghrébin. « Je voyais mes grands-parents aller à la mosquée. C’était une pratique très familiale… très spirituelle aussi. »
La guerre civile constitue une époque charnière qui marque l’entrée de son pays dans « une pratique plus rigoriste », selon elle, « venue d’Arabie Saoudite ».
Autour d’elle, « les premiers foulards pénètrent peu à peu dans l’espace public ». Bien qu’elle ne le porte pas, Kahina Bahloul n’est pas étrangère au voile. Si ses tantes ne se couvraient pas les cheveux, elle a toujours vu sa grand-mère se parer du traditionnel haïk algérien, étoffe de laine ou de soie.
« Le haïk était tellement élégant. C’était presque un objet de féminité… et puis j’ai toujours vu ma grand-mère libre de ses mouvements. » Contrairement à l’image des femmes saoudiennes, faut-il comprendre.
« Pour moi, le voile tel qu’il est apparu en Algérie dans les années 1990-2000 émane d’une idéologie en provenance du Golfe persique. On est dans la négation du droit des femmes… tout y est fait pour les invisibiliser », tranche-t-elle.
À l’irruption du voile en Algérie correspond l’entrée du pays dans la guerre civile. La collision des réalités la déroute. « Au même moment, je vois l’idéologie des salafistes et des Frères musulmans monter, tout comme le nombre de morts de la décennie noire. »
« Pour moi, le voile tel qu’il est apparu en Algérie dans les années 1990-2000 émane d’une idéologie en provenance du Golfe persique. On est dans la négation du droit des femmes… tout y est fait pour les invisibiliser »
La société algérienne se crispe, enserrant alors le Coran d’une main et son goût pour la liberté de l’autre. Une dualité qui produit un contexte et des trajectoires personnelles complexes.
« Cet islam fondamentalisme exprimait un rejet des non-musulmans. En tant que métisse, la situation était compliquée », confie-t-elle. « J’ai toujours eu l’image d’un Dieu juste. Or, dans mon quotidien, je voyais des choses injustes, notamment vis-à-vis des femmes. »
Le contexte français en arrière-plan
« Ce qui ne tue pas rend plus fort », écrivait Nietzche. Mais le chemin de la foi s’accompagne, parfois, du doute. À son arrivée en France en 2003 à l’âge de 24 ans, Kahina Bahloul, sonnée par l’actualité internationale, prend « ses distances avec la religion ».
Nous sommes deux ans après le 11 septembre 2001 et l’islam, tout comme les musulmans, sont pris dans le piège des amalgames. Le nom d’Oussama ben Laden est devenu la marque d’un islam visible, violent.
« Cela a duré quelques années mais au fond de moi, le lien avec Dieu et la foi est resté intact », poursuit Kahina Bahloul. Une forme d’introspection spirituelle que, très vite, le contexte politique français rattrape.
Le président Jacques Chirac inaugure cette année-là un cercle de réflexion, la fameuse commission Stasi, du nom de son président Bernard Stasi. Avec un dessein : disserter sur l’application de la laïcité dans la République.
Depuis 1989 et l’affaire des jeunes collégiennes voilées de Creil, le voile islamique a fait une entrée fracassante dans le débat public.
Ces Français, héritiers de l’immigration maghrébine, nés dans la décennie 80, ont grandi. Et là où beaucoup imaginaient une érosion de l’islam au fil des générations, les prédictions volent en éclat. L’islam s’est non seulement transmis de parents à enfants, mais il s’est régénéré à travers une pratique plus visible, plus littérale et plus rituelle.
La commission Stasi, dans un rapport remis à Jacques Chirac le 11 décembre 2003, sera l’armature de la loi du 15 mars 2004. Votée à une large majorité, celle-ci interdit les signes ostensibles religieux à l’école.
Légitimité et terrain
« C’est vrai que j’ai été étonnée du débat sur le voile. Je n’ai pas compris comment il s’est propagé alors qu’il n’est ni endogène à la France, ni à l’Algérie », avance Kahina Bahloul.
Mais les deux pays sont-ils vraiment comparables ? Peut-on mettre sur le même plan des trajectoires de Français d’origine maghrébine, bercés des illusions du mythe républicain, et celle de Kahina Bahloul, dont l’essentiel du parcours s’effectue en Algérie, sans stigmatisation, ni racisme, ni ghettoïsation ?
Il faut savoir ce qu’est grandir à la marge pour saisir ce qui se joue à travers les sempiternels débats autour des musulmans, lui reproche-t-on parfois.
En effet, si l’on dépasse le sexisme auquel se heurte Kahina Bahloul depuis l’annonce de son projet, c’est la question de sa légitimité qui est souvent posée par ses détracteurs. Est-elle légitime pour s’approprier cette question cultuelle si sensible ?
En creux, les critiques pointent également son inexpérience dans la gestion d’une mosquée – dans ses aspects les plus triviaux notamment, sanitaires, entretien, bricolage. L’argument peut paraitre léger mais il fait aussi partie de la réalité.
Les 2 400 lieux de cultes (salles de prière et mosquées) que compte la France sont aussi le fruit d’un engagement bénévole mené d’arrache-pied par les parents puis leurs enfants. Un engagement parfois ingrat, chronophage et pas toujours exaltant. Un engagement qui s’inscrit souvent dans le cadre des luttes de l’immigration tant les obstacles sont nombreux.
Or, le combat de Kahina Bahloul, tel que perçu, balaie ce point clé. La mixité dans les mosquées n’apparaît pas comme une urgence pour certains. Avec seulement 300 000 m2de lieux de culte pour 1,5 million de pratiquants musulmans là où il faudrait 1 m2 par fidèle, très vite, on lui fait comprendre le caractère subsidiaire de son idée.
« Lors d’une réunion avec l’AMIF [Association musulmane pour l’islam de France], j’ai évoqué l’imamat de la femme… on m’a rétorqué qu’il y avait d’autres priorités », déplore-t-elle. « Alors même qu’un théologien présent a toutefois confié avoir formé sa fille en espérant qu’elle prenne le relai… »
Un imamat féminin ?
L’idée d’un leadership partagé du culte demeure de fait la question la plus brûlante. « Parmi les arguments de mes opposants, se trouve celui-ci : nous n’avons pas assez de femmes savantes. » Une contrevérité, selon Kahina Bahloul, qui permet de « nous maintenir, nous les femmes », en dehors des instances de décision.
« Cette mosquée n’est pas en opposition avec les hommes. Il s’agit de reconstruire un féminisme complémentaire »
« Cette mosquée n’est pas en opposition avec les hommes. Il s’agit de reconstruire un féminisme complémentaire, de recréer des liens intracommunautaires », argumente-t-elle.
Pour ce faire, les musulmanes doivent se raccrocher à la science coranique et à l’histoire des idées en islam, pense-t-elle. Après un Master 2 en islamologie à l’École pratique des hautes études, elle-même poursuit un doctorat autour de « la dimension juridique de la pensée d’Ibn Arabi », théologien, poète et soufi andalou qui, au XIIe siècle, affirmait déjà que rien n’interdisait aux femmes de mener la prière.
Un impératif de connaissance incontournable pour cette femme meurtrie par les attentats de 2015 et les interprétations erronées de l’islam qu’entretiennent les auteurs de ces actes. « Après ces attaques, j’ai créé Parle-moi d’islam, une association visant à contrecarrer les discours extrémistes associés à la religion. »
Elle souhaite ainsi montrer une autre image de sa religion, empreinte de tolérance et d’humanisme. « La religion musulmane porte un message universel. Tous peuvent se l’approprier », commente-t-elle.
Aujourd’hui, Kahina Bahloul estime que le rétablissement d’une image authentique de l’islam ne peut faire l’impasse sur « la question de l’imamat des femmes ». Une approche qu’elle entend bien fonder sur la connaissance et la redécouverte des « libres-penseurs de l’islam », un courant initié par Rhazès, médecin et philosophe perse du Xe siècle.
« Ces figures reléguées de l’islam montrent à quel point la pensée musulmane a été dynamique », pointe-t-elle. « Avec la mosquée Fatima, je plaide pour une approche savante de la religion. »
À travers son projet, Kahina Bahloul veut donc, à sa manière, pousser au questionnement des esprits et bousculer les inerties intellectuelles. « Ces érudits ont eu une pensée très libre. Or, je pense que nous, musulmans, devrions pouvoir débattre des textes.
« On ne peut pas évoluer avec une pensée statique. »
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