Charlie Hebdo : pourquoi l'islam politique fait partie de la solution
L'approche la plus simple à adopter pour aborder les attaques criminelles et abjectes qui ont eu lieu à Paris consiste à considérer que des musulmans extrémistes, mus par leur haine de la liberté d'expression et de la démocratie, ont décidé d'assassiner des civils désarmés dans le cadre d'un djihad mondial visant à éradiquer les symboles de la liberté et de la civilisation, et que la cruauté dont ont fait preuve ces meurtriers trouve ses racines dans l'islam.
C'est peut-être la simplicité de cette interprétation qui a poussé les chaînes d'information, les médias et les hommes politiques du monde entier à l'adopter et à la diffuser, tout en tentant de nous convaincre que nous assistons actuellement à un choc des civilisations.
Cette interprétation soulève deux problèmes majeurs. Le premier est qu'elle ne s'appuie sur aucun fait ou preuve concrète. Qu'est-ce qui prouve que les tueurs méprisent la liberté ? On pourrait affirmer qu'ils croient en une liberté absolue, à tel point qu'ils sont convaincus d'être libres d'assassiner n'importe qui, à n'importe quel moment. Qu'est-ce qui prouve que l'islam est antidémocratique ? Le Coran et la vie du prophète Mohammed regorgent de textes et d'exemples qui indiquent le contraire. Ainsi, l'islam a accordé le droits de vote aux femmes il y a plus de 1 400 ans ; les quatre successeurs de Mohammed ont tous été choisis de manière démocratique ; et le Coran indique clairement, dans la sourate 3 (verset 159) et la sourate 42 (verset 38), que les décisions doivent reposer sur la consultation et le consensus : « ceux qui se consultent entre eux à propos de leurs affaires ».
Le deuxième problème majeur de cette interprétation simpliste mais pourtant largement défendue est qu'elle reconnaît uniquement les fautes et les défauts des criminels. La nature incitative des médias occidentaux n'est pas prise en compte. De même, la haine semée par l'impérialisme et le colonialisme occidentaux ainsi que par les guerres injustes menées contre des pays à majorité musulmane, que l'on récolte désormais sous la forme de telles attaques, est à peine évoquée, voire passée sous silence. Plus important encore, personne ne critique les politiques appliquées par les « démocraties » occidentales, qui ont fait en sorte d'étouffer dans l'œuf toute tentative d'instauration de la démocratie dans les pays arabes, comme par exemple en Algérie et en Egypte.
Il serait naïf de prétendre qu'il n'existe aucun groupe d'individus musulmans enclins à tuer, mais il serait tout aussi hypocrite de croire qu'un groupe d'individus juifs, hindous ou athées ne présente pas ce même penchant meurtrier.
S'agissant des faits établis quant aux fusillades qui se sont déroulées à Paris, nous savons que les tireurs avaient été indignés par les caricatures racistes publiées par Charlie Hebdo. Par conséquent, la question est de savoir pourquoi ils n'ont pas été capables de trouver en eux la force d'accepter le droit à la provocation du magazine et d’user d’un moyen pacifique d'exprimer leur désaccord et leur mécontentement ? Selon moi, c'est sur cette question que les dirigeants et les médias internationaux devraient se pencher attentivement.
Lorsqu'un dessinateur de Charlie Hebdo a publié ce qui a été perçu comme une caricature antisémite, il a été licencié. Pourquoi ? Parce que les juifs français disposent d'un important lobby politique qui garantit la protection de leurs intérêts. Les juifs de France et du monde disposent en outre d'une puissance nucléaire nommée Israël qui assure également leur protection sur le plan politique. A la seconde où un gouvernement israélien est considéré comme faisant défaut aux juifs, il est destitué pour être remplacé, en règle générale, par un gouvernement plus intransigeant, ce qui n'a d'ailleurs pas échappé à Benjamin Netanyahou.
Les musulmans, quant à eux, ne peuvent s'offrir ce luxe. En Europe, leurs groupes de pression sont inexistants ou impuissants et, dans le monde arabo-musulman, leurs gouvernements sont pour la plupart des marionnettes mises en place par les occidentaux et dont les principales préoccupations sont la répression et leur maintien au pouvoir.
On pourrait considérer que c'est de leur faute : le fait que les musulmans n'aient pas de gouvernement pour les protéger ne leur donne pas le droit de tuer ni de faire exploser des gens.
C'est vrai. Cependant, nous devons nous poser la question suivante : pourquoi ne disposent-ils pas de gouvernements représentatifs qui veillent sur leurs intérêts ? Et pourquoi n'ont-ils pas de groupes de pression puissants pour protéger leurs intérêts dans les pays où ils représentent une minorité importante ? La réponse à ces questions se trouve dans les couloirs de Washington, Londres et Paris.
Lorsque les Algériens ont voté pour un gouvernement représentatif au début des années 1990, un coup d'Etat militaire orchestré par la France a eu lieu. Des milliers de civils ont été tués ou emprisonnés au seul motif d'avoir voté pour un parti que la France et ses alliés locaux ne cautionnaient pas. Ceci a eu pour conséquence la répression de l'islam politique dans cette région, forçant bon nombre d'individus à perdre toute foi en la démocratie et à choisir de prendre les armes.
En Egypte, après que des millions de citoyens ont participé à cinq scrutins consécutifs, tous considérés comme libres et équitables par la « communauté internationale », l'armée égyptienne, soutenue et financée par les Etats-Unis, a décidé de dissoudre le Parlement, de renverser le premier président élu démocratiquement et de suspendre la constitution. Et lorsque les citoyens ont décidé de protester pacifiquement en demandant la réintégration du président, l'armée a massacré et brûlé vif plus d'un millier d'entre eux en plein jour.
Aucune marche solidaire n'a été organisée par les dirigeants occidentaux suite à cet événement. Les présidents et Premier ministres n'ont pas afflué au Caire pour afficher leur soutien aux principes de liberté et de démocratie. Au lieu de cela, la « communauté internationale », y compris la France, a salué le coup d'Etat, légitimant ainsi les actes du meurtrier de masse Abdel Fattah al-Sissi.
Le véritable choc idéologique existe au sein de l'islam, entre une écrasante majorité qui croit en la démocratie et une minorité faible et obscure qui n'y croit pas. Ce premier groupe a démontré qu'il était majoritaire tout au long de l'Histoire, et plus récemment en Algérie, en Egypte et en Tunisie. Mais il a constamment été humilié par les pays occidentaux qui ont soit soutenu indirectement la minorité (al-Qaïda ou l'Etat islamique, entre autres) — en lui fournissant des moyens de recrutement inestimables grâce à leurs guerres illégales, leur soutien aveugle aux massacres d'Israël ou des épisodes tels qu’Abou Ghraib — soit appuyé directement des régimes qui ont veillé à ce que la démocratie ne voie jamais le jour (en Arabie saoudite, en Egypte, en Jordanie, etc.).
Il est important de se référer ici au discours tenu par le président égyptien déchu, Mohammed Morsi, à l'ONU en 2012. Comme de nombreux musulmans ont coutume de le faire, il a commencé son discours avec des paroles de paix et en rendant grâce au prophète Mohammed. Il a ensuite ajouté : « nous (les Egyptiens/musulmans) aimons tous ceux qui l'aiment, nous respectons tous ceux qui le respectent et nous nous opposons à ceux qui le ridiculisent ou l'insultent ». Il n'a pas dit que nous devions tuer ceux qui le ridiculisent, ni que nous devions envahir ou bombarder ceux qui lui manquent de respect. Malgré ses fautes, ses défauts et sa grande naïveté politique, il est cohérent de supposer que disposer d'une telle personne au pouvoir était bénéfique, puisqu'il a montré aux musulmans qu'il était possible d'essayer de changer la société par l'engagement politique et non par la violence. Si l'on s'intéresse à la manière dont il a géré le conflit entre Israël et la bande de Gaza en 2012, et à sa capacité à négocier un cessez-le-feu si rapidement, tout laisse à penser que l'existence d'un tel dirigeant permettrait de renforcer et de consolider profondément les fondations de la démocratie en tant que moyen de résoudre les désaccords.
Les politiques étrangères occidentales ne sont pas les seules à être problématiques. Les politiques nationales ont été, et continuent d'être, tout aussi néfastes, qualifiant les groupes musulmans de terroristes ou lançant à leur encontre, qu'ils soient pacifiques ou non, des campagnes dignes de celles de McCarthy.
Par conséquent, si les dirigeants mondiaux veulent s'assurer que les terribles événements de janvier à Paris ne se répètent pas, ils devraient peut-être revoir leurs politiques. En commençant par accorder aux musulmans le droit de s'organiser politiquement. Car la question ne porte pas sur les mérites de l'islam politique ni sur le fait que l'on accepte ses idéaux ou non. Le problème est bien plus vaste. Il s'agit ici de la liberté et de la liberté d'expression, et de garantir l'existence de structures et de mécanismes permettant aux individus de s'exprimer de manière pacifique — sans être pulvérisés, lorsqu’ils le font, par des tanks financés par les Américains. A ceux qui considéreraient ce texte comme un instrument de propagande en faveur de l'islam politique, je réponds que j'avancerais les mêmes arguments si des partis nationalistes étaient exclus ou opprimés, car ceci pousserait certaines personnes à choisir de rejoindre des groupes fascistes violents.
Mais il semble que les hommes politiques ne sont pas prêts à avoir cette discussion honnête. Si c'était le cas, Benjamin Netanyahou, qui est responsable du meurtre de plus de 500 enfants et de plusieurs journalistes, n'aurait pas été le bienvenu lors de la marche solidaire à Paris. Ceci vaut également pour le ministre égyptien des Affaires étrangères, dont le gouvernement emprisonne plus de 70 journalistes, sans parler des huit journalistes assassinés par l'armée du président al-Sissi. Si la France désirait réellement combattre l'extrémisme et protéger la liberté d'expression, nous aurions vu des musulmanes voilées portant le niqab lors de la marche solidaire... Mais suis-je bête ! Il est bien plus facile de blâmer l'islam et les musulmans.
- Jonathan Porter est un écrivain spécialiste du Moyen-Orient.
L'opinion exprimée dans cet article est celle de l'auteur et ne reflète pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : inscription sur un trottoir de la place de la République à Paris, 18 janvier 2015 (AFP).
Traduction de l'anglais (original).
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