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L’histoire secrète de l’islam politique

Certains arguments clés de l’islamisme moderne sont apparus plus tôt que l’on ne l’imagine, lors des dernières années de l’Empire ottoman
Depuis 1908, la trajectoire de ce qu’on appelle islam politique, ou islamisme, peut être retracée dans la sphère sunnite de l’Istanbul ottomane à l’Égypte, en passant par l’Inde et le Pakistan. Photo de la tour de Galata à Istanbul, le 6 décembre 2020 (AFP)

Les médias et le monde universitaire désignent actuellement les Frères musulmans comme origine de l’« islam politique », mais cette focalisation donne une fausse images des racines du mouvement dans le débat acharné sur la laïcité et la religion au dernier jour de l’Empire ottoman.

Considérer la sphère turco-ottomane comme une catégorie à part en matière d’affaires politiques, religieuses et autres au Moyen-Orient, comme si l’arabe était le seul élément authentique et que les mélanges de styles ne comptaient pas, est devenu la règle.

Mais cette approche – qui reflète la perspective mondiale du nationalisme moderne – a éclipsé le processus qui a fait émerger l’islam politique de la tradition islamique prémoderne dans toute sa complexité.

Jusqu’à l’abolition du califat en 1924, le lobby islamiste ottoman a gardé espoir qu’Atatürk pencherait vers la foi et les institutions islamiques pour ancrer l’identité et la légitimité du nouvel État

Le nationalisme laïc européen – en particulier le positivisme antireligion d’Auguste Comte – s’est propagé à travers différentes élites de la société ottomane à la fin du XIXe siècle, surtout l’armée, posant les jalons d’un affrontement avec le clergé et les intellectuels pieux après la révolution des Jeunes-Turcs en 1908.

Le débat a rapidement dégénéré en deux camps aux positions extrêmes. Le lobby religieux – pressentant que ce n’était pas seulement les institutions religieuses mais également la foi elle-même qui étaient attaquées – a décrit ses opposants comme étant essentiellement athées, bien que la plupart se déclaraient toujours croyants.

C’est dans ce contexte qu’en 1913, l’intellectuel nationaliste Ziya Gökalp a forgé les termes « islamisme » (İslamcılık) et « islamiste » (İslamcı) dans un effort pour saper l’assertion de ces religieux traditionnels et de leurs alliés parmi les intellectuels pieux selon laquelle un camp était musulman et l’autre ne l’était pas – introduisant cette terminologie des décennies avant qu’elle ne se banalise dans le discours politique régional.

Bataille perdue

En 1918, la position islamiste a été étoffée dans un livre remarquable de Saïd Halim Pacha, qui, Premier ministre ottoman lors de la Première Guerre mondiale, a mené une bataille perdue contre les idéologues du comité Union et progrès (CUP) au pouvoir sur le rôle de l’islam dans l’éducation.

Cet ouvrage, İslamlaşmak, évoquait en termes les plus explicites alors l’islam comme un tout couvrant l’ensemble des aspects de la vie moderne et la nécessité pour les musulmans modernes d’agir positivement pour établir leur islamicité face à un État qui, selon ses mots, s’était « éloigné de l’islam ».

Ces idées ont été développées dans un livre de 1923 publié en arabe et en turc à Istanbul par le religieux égyptien Abd al-Aziz Jawish, en collaboration avec le poète turc Mehmet Akif Ersoy, ouvrage donnant des prescriptions islamiques pour tout comprendre de la famille à l’alimentation en passant par l’architecture et l’histoire.

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On trouve ici les bases d’idées développées ultérieurement par des personnalités telles que Hassan al-Banna et Sayyid Qutb en Égypte, Abul A’la Mawdudi et Muhammad Iqbal en Inde et au Pakistan, dont l’essence était que la nature des systèmes sociaux, économiques et politiques occidentaux libéraux est telle que la foi des musulmans qui vivent sous leur juridiction est en péril. La réponse, conviennent-ils, doit être politique.

Jusqu’à l’abolition du califat en 1924, le lobby islamiste ottoman a gardé espoir que Mustafa Kemal Atatürk pencherait vers la foi et les institutions islamiques pour ancrer l’identité et la légitimité du nouvel État.

Les principales personnalités ont ensuite fui à l’étranger alors que les tribunaux de la Charia étaient fermés, que l’arabe était interdit et que l’appel à la prière se faisait en turc – ce qui a suscité les louanges de l’Occident.

Ces exilés ont eu un profond impact en Égypte en particulier, où, avec les étudiants turcs qu’ils avaient attirés pour étudier avec eux, ils ont gravité dans les cercles de la nouvelle organisation d’al-Banna : les Frères musulmans, créée en 1928.

Depuis son nouveau foyer au Caire, Mustafa Sabri, grand mufti ottoman de 1919 à 1920, qui est resté le plus fervent détracteur d’Atatürk dans la diaspora, a écrit une critique du constitutionnalisme libéral comme système arbitraire soumis aux caprices politiques intitulée Le Mot définitif.

Réserves

Mais même al-Banna, qui avait payé les coûts de la publication du livre en 1943, a exprimé des réserves quant à l’opinion de Sabri selon laquelle les intellectuels musulmans libéraux qui avaient l’ascendant en Égypte à l’époque avaient en fait quitté l’islam en soutenant l’opinion laïque selon laquelle toute connaissance doit être démontrable sur le plan empirique, au détriment de la métaphysique.

Sayyid Qutb – qui a fréquenté des salons littéraires au Caire avec Sabri avant le décès de ce dernier en 1954 – n’avait pas de tels scrupules. Au début des années 1950, Qutb a embrassé les arguments radicaux et idées similaires développées par Mawdudi et a commencé à les reformuler en attaque globale contre la modernité occidentale et ses facilitateurs locaux dans une série d’ouvrages culminant avec son fameux livre Jalons publié en 1964.

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Donc, depuis 1908, la trajectoire de ce qu’on appelle islam politique, ou islamisme, peut être retracée dans la sphère sunnite de l’Istanbul ottomane à l’Égypte, en passant par l’Inde et le Pakistan. La République turque a stoppé net le premier débat, et la réflexion ultérieure sur l’islam post-ottoman en Turquie a servi à dissimuler son souvenir.

Et ce n’est pas tout : les étudiants turcs au Caire sont rentrés à Istanbul pour propager les travaux d’al-Banna et de Qutb, qui ont été traduits en turc dans les années 1960 et 1970 et ont accordé une petite place au mouvement islamiste turc mené par le défunt Necmettin Erbakan.

En résumé, la notion d’une rupture claire dans la pensée islamique entre l’ère des empires et l’ère de l’État-nation semble avoir été exagérée, dans le sens où certains arguments clés de l’islamisme moderne sont apparus plus tôt que l’on ne l’imagine, lors des dernières années de l’Empire ottoman.

- Andrew Hammond est professeur d’histoire turque à l’Université d’Oxford. Il est l’auteur de Popular Culture in North Africa and the Middle East, The Illusion of Reform in Saudi Arabia, et de nombreux articles universitaires sur la pensée islamique moderne. Il a travaillé au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), pour la BBC Arabic et Reuters en Égypte et en Arabie saoudite.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Andrew Hammond currently teaches Turkish history at Oxford university. He is the author of Popular Culture in North Africa and the Middle East, The Illusion of Reform in Saudi Arabia, and numerous academic articles on modern Islamic thought. He worked previously at the European Council on Foreign Relations, BBC Arabic and Reuters in Egypt and Saudi Arabia.
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