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Printemps arabe : la fin de l’islam politique tel que nous le connaissons

Après la chute de Ben Ali il y a un an, le parti islamiste Ennahdha devenait un élément permanent du gouvernement post-autoritaire tunisien. Mais si à travers la région, « l’idée islamiste » perdurera probablement, ses acteurs politiques sont confrontés à une lutte existentielle
De gauche à droite, Saâdeddine el-Othmani, Premier ministre marocain, Rached Ghannouchi, chef du Parlement tunisien, et Mohammed Badie, guide suprême des Frères musulmans en Égypte (AFP)

En novembre, le président du Parlement tunisien et chef du parti Ennahdha Rached Ghannouchi a été vivement critiqué pour les propos qu’il avait tenus à la suite d’une rencontre avec l’ambassadeur de France.

Dans le sillage d’une récente série d’attaques violentes sur le territoire français, le gouvernement d’Emmanuel Macron venait de prendre des mesures drastiques concernant la communauté musulmane du pays, fermant des organisations caritatives, surveillant les membres de la communauté, y compris des enfants, et les interrogeant sur leurs convictions religieuses et politiques. En parallèle, les autorités françaises se sont mises à exiger des dirigeants de la communauté musulmane française qu’ils adoptent une charte montrant leur engagement en faveur des valeurs françaises et déclarent leur désaveu de « l’islam politique ».

Les mesures sévères du gouvernement français ont suscité des condamnations à travers le monde, notamment des appels au boycott des produits français dans de nombreux pays à majorité musulmane.

C’est dans ce contexte que les commentaires de Rached Ghannouchi ont fait tiquer plus d’uns dans le monde arabo-musulman. Après avoir rencontré le nouvel ambassadeur de France en Tunisie, le leader d’Ennahdha a affirmé que les développements intérieurs en France ne sauraient avoir d’impact sur les relations franco-tunisiennes, déclarant « sans hésitation [la] solidarité [de la Tunisie] avec l’État français et le peuple français frère lors des récents événements terroristes », et affirmant : « Nous combattons tous le même ennemi, qui est le terrorisme, et la Tunisie fait face à ce danger comme le reste du monde ».

La transformation

Ce qui a surpris de nombreux observateurs, ce n’est pas qu’un haut responsable de la région arabe exprime de tels sentiments, mais que ceux-ci proviennent du président fondateur d’un mouvement qui trouve ses racines dans la tendance militante islamique établie par les Frères musulmans.

En tant que mouvements d’opposition, les islamistes ont longtemps mené le chœur dans la dénonciation de la répression étatique à l’égard des musulmans, que ce soit aux mains de leur propre gouvernement ou à l’initiative d’autres États à travers le monde. En tant que mouvement qui a tenté de garder le cap lors de la transition difficile qui l’a vu passer du rôle d’opposition interdite à celui de parti au pouvoir au cours de la dernière décennie, cet incident soulève la question de savoir si être au contact du pouvoir politique a irrévocablement transformé l’idéologie et la pratique d’Ennahdha.

Cet incident soulève la question de savoir si être au contact du pouvoir politique a irrévocablement transformé l’idéologie et la pratique d’Ennahdha

Alors que nous marquons le dixième anniversaire des soulèvements arabes qui ont inauguré une ère d’inclusion sans précédent des partis islamistes dans les cercles du pouvoir d’un certain nombre d’États, il est utile d’examiner l’impact à long terme que ces récents événements ont eu sur la refonte de la nature de l’activisme islamique tel que nous l’avons connu.

Que ce soit avec Ennahdha, qui est devenu un élément permanent du gouvernement post-autoritaire tunisien dès 2011, ou les Frères musulmans égyptiens, qui se sont retrouvés dans la position familière de l’opposition persécutée à la suite du coup d’État et de la vague de répression qui a suivi en 2013, ou encore des divers partis islamistes à travers la région arabe dont la fortune a également oscillé, il est apparu clairement que la mission traditionnelle qui a défini l’activisme islamique pendant une grande partie des 50 dernières années n’est plus.

Celle-ci a été remplacée par une série de choix à enjeux élevés, dictés en partie par l’attrait de l’État-nation et de ses instruments de contrôle. En conséquence, les changements opérés dans les engagements éthiques qui définissent ces mouvements se sont largement inspirés de leur fortune politique.

Des réalités changeantes

L’émergence de l’activisme islamique populaire est un phénomène unique au XXe siècle. Le déclin des institutions religieuses traditionnelles dans une grande partie du monde islamique, dû à des facteurs tels que la modernisation rapide et l’impérialisme, vit l’essor d’intellectuels et d’activistes laïcs qui cherchèrent à revigorer leurs sociétés en leur insufflant les normes éthiques et valeurs traditionnelles de leur foi islamique.

Le déclin des institutions religieuses traditionnelles dans une grande partie du monde islamique […] vit l’essor d’intellectuels et d’activistes laïcs qui cherchèrent à revigorer leurs sociétés en leur insufflant les normes éthiques et valeurs traditionnelles de leur foi islamique

Cependant, conformément aux défis de l’époque, ils admirent également la nécessité d’adapter ces valeurs à l’évolution des normes sociales et aux nouvelles réalités économiques et politiques. Les Frères musulmans furent fondés dans l’Égypte de l’entre-deux-guerres, peu de temps après que le pays eut obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne, tout en restant étroitement contrôlé par des intérêts étrangers.

Le fondateur du mouvement, Hassan al-Banna, proposa qu’en l’absence du leadership fort qui avait traditionnellement soutenu le centre moral de la société, il incombait désormais aux gens ordinaires de promouvoir les principes islamiques au sein de leur société. Ceci devait commencer au niveau des familles et communautés locales, pour ensuite s’étendre au niveau national.

Selon la dawa (appel missionnaire) à laquelle ils souscrivaient, les membres devaient adopter dans leur vie de tous les jours un comportement islamique exemplaire et défendre ces valeurs dans leur écoles, entreprises, lieux de travail et autres institutions de la vie publique.

À partir de ce moment, le mouvement islamique se développa selon deux voies, bien que les deux fussent étroitement liées et souvent indiscernables l’une de l’autre.

L’une était la voie de la dawa, qui se manifestait dans la prédication quotidienne et fut en partie soutenue par le développement d’une solide industrie des médias islamiques (dans le secteur de l’édition et de la télévision par satellite), pour finalement migrer en ligne. Dans la plupart des endroits où les Frères musulmans se développaient, ils créèrent également des associations caritatives, des écoles, des cliniques et d’autres institutions sociales, en particulier dans les régions où les services de protection sociale de l’État faisaient défaut.

Des partisans des Frères musulmans lors d’un rassemblement au Caire début 2014 (AFP)
Des partisans des Frères musulmans lors d’un rassemblement au Caire début 2014 (AFP)

L’autre voie résultait de la reconnaissance par le mouvement islamique du fait que la sensibilisation publique et le renforcement des institutions étaient insuffisants à eux seuls pour promouvoir sa vision de la société. Au contraire, voyant le pouvoir que les États détenaient sur les citoyens, surtout après l’émergence de régimes autoritaires centralisés et hautement bureaucratisés, les militants islamiques adoptèrent de plus en plus des programmes politiques visant leur inclusion dans les institutions du pouvoir étatique.

Malgré leur engagement déclaré en faveur d’un réformisme progressif […], les islamistes étaient le plus souvent exclus du groupe des acteurs politiques acceptables et soumis aux caprices impitoyables des services de sécurité étatiques

Ils participèrent aux élections syndicales et étudiantes et se présentèrent aux scrutins parlementaires lorsque cela était possible. Malgré leur engagement déclaré en faveur d’un réformisme progressif qui semblait accepter les structures et les institutions de l’État-nation, les islamistes étaient le plus souvent exclus du groupe des acteurs politiques acceptables et soumis aux caprices impitoyables des services de sécurité étatiques, à quelques exceptions près.

Les Frères musulmans et leurs diverses ramifications devinrent un élément du paysage politique dans des pays comme la Jordanie, le Koweït et le Maroc, quoi que soumis à de fortes contraintes. Bien que formellement interdite en Égypte, l’organisation fut néanmoins tolérée par le régime de Hosni Moubarak et réussit même à remporter 88 des 444 sièges parlementaires lors des élections de 2005, avant de subir une nouvelle répression.

En Algérie, après une brève ouverture démocratique au début des années 1990, une coalition de partis islamistes était sur le point de remporter les élections lorsque l’armée intervint pour annuler les résultats, ce qui mena, pendant une décennie, à une guerre civile destructrice.

Au Soudan, le mouvement islamique alterna entre deux positions : embrasser l’inclusion démocratique ou profiter du succès de l’armée, comme il le fit en 1989 lorsqu’il soutint le coup d’État qui porta le régime d’Omar el-Béchir au pouvoir.

Pendant ce temps, les régimes autoritaires de pays tels que la Syrie, l’Irak, la Libye et la Tunisie imposèrent une interdiction catégorique des islamistes, laquelle, pendant des décennies, chercha à effacer complètement leur présence dans la société.

Dans tous les cas, alors que le chemin de la dawa restait relativement constant, les priorités et les décisions du mouvement sur le front politique furent largement déterminées par les opportunités à la disposition de ses membres dans leur contexte national respectif.

Les islamistes et les soulèvements

À partir de la fin de 2010, les manifestations de masse historiques visant à renverser les dictatures dans toute la région arabe au nom de la liberté, de la dignité et de la justice sociale présentèrent aux islamistes à la fois des risques et des opportunités.

D’une part, en leur qualité de mouvements sociaux les plus organisés, disposant déjà d’un programme prêt pour attirer des partisans sous la forme de la dawa et de sa vision d’une société plus juste et plus éthique, ces groupes étaient en première position pour revendiquer les rênes du pouvoir étatique dans les transitions vers des régimes plus représentatifs.

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D’un autre côté, les islamistes ne disposaient pas, pour la plupart, de passif révolutionnaire et avaient clairement adapté leurs missions militantes aux réalités des régimes autoritaires encore existants.

Cette réticence se manifesta dans les décisions prises par le nouveau bras politique des Frères musulmans égyptiens, le Parti de la liberté et de la justice (FJP), qui préféra une approche progressive et réformiste de la transition post-Moubarak à une approche révolutionnaire et conflictuelle.

La présidence éphémère du FJP en la personne de Mohamed Morsi fut remarquable non pas par les excès avides de pouvoir dont il fut faussement accusé par les critiques libéraux et de gauche, mais plutôt pour sa détermination à éviter un affrontement direct avec les institutions les plus puissantes de l’État, principalement l’armée.

En effet, lorsque la Constitution rédigée par le FJP fut adoptée à la fin de 2012, elle entérina le statut privilégié de l’armée égyptienne et maintint l’institution militaire au-delà du contrôle civil. Certes, cette posture déférente ne suffit pas pour épargner aux Frères musulmans la colère de l’armée dans le contexte de l’autoritarisme renaissant qui succéda au coup d’État sanglant de 2013.

Mission versus ambition

Avant même leur effondrement épique et leur retour au statut de hors-la-loi, les Frères musulmans durent faire face à une crise en tentant de réconcilier leur mission sociale historique avec leurs ambitions politiques émergentes. Les membres de l’organisation seraient-ils tenus de rejoindre son parti ou pourraient-ils s’exprimer librement dans le paysage politique multipartite qui naissait en Égypte ? Les désaccords internes sur des questions politiques seraient-ils tolérés ou bien considérés comme des violations de l’obligation religieuse « d’entendre et obéir » ?

Saad al-Katatni
Saad al-Katatni (2e en partant de la droite), membre des Frères musulmans et ancien président du Parlement égyptien, lors de son procès, le 2 décembre 2018 (AFP)

L’empressement des Frères musulmans à rafler toutes les élections qu’ils disputèrent pendant la transition aurait-il pour effet de faire passer les intérêts du mouvement avant ceux de la nation en plein moment révolutionnaire périlleux ? Les fissures au sein du mouvement, largement gardées secrètes dans le passé, devinrent plus visibles avec une série de défections très médiatisées et de débats publics sur la nature changeante de l’activisme islamique à l’ère révolutionnaire.

Avant même leur effondrement épique et leur retour au statut de hors-la-loi, les Frères musulmans durent faire face à une crise en tentant de réconcilier leur mission sociale historique avec leurs ambitions politiques émergentes

Le parti Ennahdha en Tunisie fut confronté à des questions similaires, mais il les aborda d’une manière tout à fait différente.

Sous la direction de Rached Ghannouchi, le mouvement avait intériorisé il y a des décennies, à un stade bien plus précoce de son évolution que la plupart des autres groupes islamistes, sa croyance en la démocratie comme base d’un ordre politique sain. Son engagement en faveur du pluralisme démocratique permit à Ennahdha d’éviter les pièges du pouvoir pendant la période instable qui suivit la fin de l’ère autoritaire.

Même après avoir remporté les premières élections libres du pays en 2011, le parti insista pour partager le pouvoir au sein d’un gouvernement de coalition et démissionna complètement à la suite d’une crise nationale fin 2013, craignant peut-être un résultat similaire à ce qui s’était produit en Égypte quelques mois plus tôt.

Cimentant davantage sa posture accommodante, Ennahdha soutint également une loi qui protégeait les anciennes figures du régime de toutes poursuites judiciaires et refusa d’inclure la charia comme source de la législation dans la Constitution tunisienne révisée, abandonnant ainsi un principe islamiste fondamental.

Pour se libérer du déferlement prévisible de critiques internes, les dirigeants d’Ennahdha séparèrent officiellement la dawa des activités politiques de l’organisation lors de la conférence du parti en 2016. Comparant son parti aux chrétiens-démocrates de nombreux pays européens, Ghannouchi déclara : « Nous sommes des démocrates musulmans qui n’ont plus la prétention de représenter l’islam politique. »

Jeu à somme nulle

Il est difficile d’exagérer à quel point la déclaration de Ghannouchi représentait une étape monumentale. Dans sa modeste expérience en tant que parti politique mainstream ayant coupé les liens avec sa base sociale traditionnelle et ses racines idéologiques islamistes, Ennahdha proposait un modèle pour les partis islamistes à la recherche du succès politique sur la scène nationale.

Le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, dépose son bulletin de vote dans un bureau de la capitale Tunis, le 6 octobre 2019 (AFP)
Le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, dépose son bulletin de vote dans un bureau de la capitale Tunis, le 6 octobre 2019 (AFP)

Le Parti de la justice et du développement (PJD) du Maroc voisin suivit une voie similaire, se distanciant du mouvement religieux plus large dont il tirait une grande partie de son soutien lorsqu’il forma un gouvernement après son succès électoral en 2011 et à nouveau en 2016. Le gouvernement du PJD détourna l’attention de ses racines islamistes en s’engageant à gouverner dans le cadre du système politique existant, malgré ses contraintes structurelles et son hostilité aux réformes.

L’ironie, semble-t-il, est que plus les islamistes rencontrent le succès sur le plan politique, plus ils risquent de perdre les vestiges de leur idéologie fondamentale.

Certes, les débats politiques autour de « l’inclusion islamiste » comme stratégie visant à tempérer les engagements idéologiques et les ambitions politiques de ces mouvements ne sont pas nouveaux.

Cependant, un bilan des processus internes par lesquels ces mouvements accèdent aux pressions du jeu politique révèle que l’essentialisme culturel auquel les islamistes sont souvent soumis par des critiques externes est grossièrement trompeur.

À l’autre extrémité du spectre, les Frères musulmans égyptiens continuent de vivre une période critique de leur histoire bien chargée.

Le massacre de la place Rabia en 2013, au cours duquel près de 1 000 Égyptiens furent tués par les forces de sécurité lors d’un sit-in non violent, est un symbole du statut renouvelé de victime attribué au mouvement et de la politique de la terre brûlée du régime militaire visant à éradiquer l’islamisme en tant que force dans la société, un vœu central lors de l’accession au pouvoir du président Abdel Fattah al-Sissi.

Alors que ses institutions ont été fermées et que ses dirigeants ont été emprisonnés ou contraints à l’exil, les Frères musulmans sont arrivés à un moment particulier de leur développement, donnant lieu à un certain nombre de réactions concurrentes.

Se réconcilier avec les régimes en place ?

Malgré les défaites cataclysmiques que son organisation a subies, la direction conservatrice des Frères musulmans estime que le cap suivi actuellement par le régime de Sissi est insoutenable, dans la mesure où sa dépendance à la coercition violente continue de déstabiliser le pays et d’affaiblir son économie.

Les dirigeants des Frères musulmans doivent également faire face à des dissensions généralisées dans les rangs du mouvement, notamment une faction de jeunes qui n’hésitent pas à se faire entendre pour rejeter toute réconciliation avec le régime, préconisant à la place une voie révolutionnaire

La voie préférée par les dirigeants du groupe est celle de la réconciliation avec le régime dans l’espoir de parvenir à une coexistence réticente, semblable à celle qui définissait la relation du mouvement avec le régime de l’ancien président Hosni Moubarak. Des fuites médiatiques stratégiquement orchestrées selon lesquelles une telle décision serait à l’horizon sont apparues avec une régularité frappante. Jusqu’à présent, rien n’indique toutefois que Sissi, qui n’a toléré aucune dissidence même au sein de l’establishment au pouvoir en Égypte, ne souhaite réintégrer l’opposition islamiste.

Les dirigeants survivants des Frères musulmans doivent également faire face à des dissensions généralisées dans les rangs du mouvement, notamment une faction de jeunes qui n’hésitent pas à se faire entendre pour rejeter toute réconciliation avec le régime, préconisant à la place une voie révolutionnaire qui corrigerait les erreurs de la transition post-Moubarak.

Dans les publications sur les réseaux sociaux et les forums en ligne, les partisans de ce point de vue soutiennent que l’organisation doit abandonner sa vision traditionnelle du changement politique, laquelle a conduit à son approche conservatrice dans le passé.

Au lieu de cela, estiment-ils, elle devrait embrasser l’esprit révolutionnaire autour duquel des millions d’Égyptiens se sont unis au plus fort du soulèvement. La nécessité de libérer la mission sociale et politique plus large des Frères musulmans de la structure organisationnelle hiérarchique fermée et rigide du mouvement est pour eux essentielle.

Des partisans du Parti de la justice et du développement au Maroc célèbrent leur victoire électorale le 8 octobre 2016 (AFP)
Des partisans du Parti de la justice et du développement au Maroc célèbrent leur victoire électorale le 8 octobre 2016 (AFP)

Mais contrairement à la logique ayant poussé Ennahdha à séparer la dawa de la politique, les partisans de ce point de vue estiment qu’une telle décision est impérative pour le développement d’un mouvement de masse capable de renverser la structure du pouvoir en place, et non pas de chercher à s’en attirer les faveurs.

À cela s’ajoute une troisième faction, composée en grande partie de membres désillusionnés en marge du mouvement, qui estiment qu’un projet islamiste traditionnel intrinsèquement lié au sort de l’État-nation moderne est voué à l’échec. Compte tenu de la situation précaire de la plupart des États de la région et de leur incapacité à remédier aux défis critiques auxquels sont confrontés leurs citoyens, ce groupe soutient que chercher à créer un ordre politique basé sur l’islam au sein des structures de pouvoir existantes est une entreprise vaine.

L’ironie, semble-t-il, est que plus les islamistes rencontrent le succès sur le plan politique, plus ils risquent de perdre les vestiges de leur idéologie fondamentale

Bien que peu nombreuse et représentant principalement une tendance intellectuelle plutôt qu’un mouvement à large assise, cette faction soutient que la chute dramatique des Frères musulmans présente une occasion unique d’explorer de nouvelles idées audacieuses abordant les problèmes fondamentaux qui affligent non seulement les Égyptiens, mais aussi les sociétés à travers tout le Sud : la violence ethno-nationaliste et sectaire, l’impérialisme, l’exploitation économique néolibérale et l’inégalité des richesses, l’insécurité alimentaire, la dégradation de l’environnement, etc.

La distraction de la participation à la lutte pour le pouvoir politique étant absente au sein de la structure actuelle, les partisans de cette voie pensent que les Frères musulmans, ou ce qu’il en reste, devraient reconstruire leur mission en partant de zéro, sans être encombrés par leur tradition idéologique ou les exigences en constante évolution de la politique partisane.

Bien qu’il soit peu probable que ces premières conversations aient un impact sur les événements dans un avenir proche, le dynamisme qui y est exprimé est susceptible de façonner la trajectoire à long terme de la pensée intellectuelle islamiste – ou, peut-être plus exactement, post-islamiste.

Aller de l’avant

À court terme, cependant, il semble que d’une manière ou d’une autre, le sort des islamistes nécessite leur abandon de croyances et de pratiques anciennes. Dans le meilleur des cas, une intégration réussie dans les limites étroites autorisées par certains États a démontré qu’il sera nécessaire, à tout le moins, de reconstituer la mission islamiste traditionnelle en tant que parti politique du XXIe siècle semblable à n’importe quel autre parti.

Cela donne peu de raisons d’être optimiste, car les structures de pouvoir au sein desquelles ces partis opèrent les détachent souvent de leur base de soutien dans la société, les rendent enclins à la corruption et les contraignent à compromettre les fondements éthiques autour desquels ils se sont formés.

Le récent soutien du chef du parti Ennahdha aux mesures répressives prises par la France vis-à-vis de sa communauté musulmane a suscité l’indignation dans le monde islamique, mais ce n’était que le dernier d’une série d’incidents qui ont également suscité la colère chez de nombreux membres de la base du parti, entraînant plusieurs démissions très publiques.

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Parmi les personnalités ayant claqué la porte ces derniers mois, plusieurs ont exprimé de profonds doutes quant à certaines des actions et décisions politiques de la direction d’Ennahdha, en particulier la distance prise vis-à-vis des valeurs fondamentales du mouvement.

Ailleurs, le succès des forces contre-révolutionnaires dans leur entreprise d’endiguement de la marée de changement culturel a mis les forces islamistes sur la touche. Le projet régional avancé dans une large mesure par les gouvernements d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, avec leurs clients locaux, a quasiment érodé l’espace de la coexistence précaire – mais relativement stable – qui avait caractérisé l’expérience islamiste sous les régimes autoritaires pendant environ un demi-siècle.

Alors que la résurgence de la dictature en Égypte et les guerres civiles destructrices en Syrie, en Libye et au Yémen visent à consolider un nouvel ordre autoritaire, peu d’espace demeure pour les mouvements sociaux populaires aux aspirations politiques, qu’ils soient islamistes ou non.

S’il est probable que « l’idée islamiste », pour ainsi dire, perdurera en tant que force dotée d’un large attrait social, les acteurs politiques qui se sont montrés ses défenseurs les plus virulents font face à une lutte existentielle pour survivre aux assauts de ces dernières années, beaucoup ayant été tués, emprisonnés ou contraints à l’exil.

Si les circonstances autour desquelles cela s’est produit ont pu différer radicalement les unes des autres, l’effet est partout le même : la mission fondamentale du mouvement islamiste a été séparée de force de son activisme politique. Reste à voir si cela représente la dernière étape en date de l’évolution de l’islamisme en tant qu’alternative politique viable ou si cela annonce sa disparition.

- Abdullah al-Arian, professeur adjoint d’histoire à la School of Foreign Service de l’Université de Georgetown au Qatar, est l’auteur d’Answering the Call: Popular Islamic Activism in Sadat’s Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @anhistorian

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Abdullah Al-Arian is Associate Professor of History at Georgetown University in Qatar. He is the author of Answering the Call: Popular Islamic Activism in Sadat’s Egypt and the editor of Football in the Middle East: State, Society, and the Beautiful Game. He is also coeditor of the Critical Currents in Islam page on the Jadaliyya e-zine.
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