Maroc : le roi et les islamistes, l'histoire d'une lente mise à mort
RABAT - C'est minoritaire que le Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes) arrivé premier lors des dernières législatives au Maroc, entre dans le nouveau gouvernement annoncé mercredi soir.
Écarté des ministères stratégiques, cantonné dans des départements ministériels pour la plupart secondaires (droits de l'homme, famille et solidarité, relations avec le parlement notamment), le PJD a décroché onze portefeuilles ministériels sur les 39 que compte le gouvernement.
L'Intérieur, la Défense, les Affaires islamiques et les Affaires étrangères restent dans le giron royal
Le Rassemblement national des indépendants (RNI), un parti libéral dirigé par Aziz Akhannouch, hommes d'affaires et milliardaire proche du Palais, a obtenu sept départements ministériels, dont certains des plus importants (finances, agriculture, justice notamment).
Ses alliés du Mouvement populaire (MP, conservateurs), de l'Union constitutionnelle (UC, libéral) et de l'Union socialiste des forces populaires (USFP, socialiste), ont décroché plusieurs autres départements, dont l'Éducation, qui sera dirigé par l'ancien ministre de l'Intérieur Mohamed Hassad, un technocrate aux couleurs du MP pour l'occasion.
Les ministères de l'Intérieur, de la Défense, des Affaires islamiques et des Affaires étrangères restent dans le giron royal.
Le souverain a ainsi nommé à la tête du département de l'Intérieur l'ex-wali de la région de Rabat-Salé-Kénitra Abdelouafi Laftit, connu pour son inimitié à l’égard du PJD, et a promu l'ancien ministre délégué aux Affaires étrangères Nasser Bourita – véritable éminence grise de la diplomatie marocaine depuis quelques années – à la tête des Affaires étrangères. Ahmed Toufiq, ministre des Affaires islamiques et Abdellatif Loudiyi, ministre chargé de l'Administration de la défense ont, eux, été reconduits.
Rapportée aux scores électoraux, la répartition des ministères semble avoir été soumise à une autre logique que celle des urnes. Le PJD a obtenu 125 sièges durant les dernières élections législatives, contre... 37 pour le RNI.
La main du Palais
La nomination de ministres issus du RNI et de technocrates sans affiliation partisane dans les ministères les plus stratégiques réaffirme la prééminence de la monarchie dans le jeu politique. Plus que jamais, celle-ci semble déterminée à reprendre la main sur les affaires.
Le PJD, arrivé au pouvoir en 2012 à la faveur des révoltes arabes, semble avoir échoué à construire une nouvelle configuration de pouvoir. Insérés dans le jeu politique dans les années 1990 par le Palais, les islamistes marocains, au lieu de puiser leur légitimité de leurs scores électoraux, ont plutôt cherché à se légitimer à tout prix par rapport au Palais.
Quitte à accepter, durant tout le mandat de l'ancien chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, qu'une partie des prérogatives de l'institution gouvernementale soient rognée et annexée par la monarchie.
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Après la victoire de son parti aux législatives d'octobre 2016, Benkirane a été reconduit... puis remercié par le roi le 15 mars, en raison de son incapacité à former un gouvernement. Saâdeddine el-Othmani, numéro 2 du PJD, lui a succédé à la tête du gouvernement deux jours plus tard.
Le secrétaire général du PJD souhaitait la reconduction de la majorité sortante, une coalition hétéroclite composée, en plus du PJD, du Parti du progrès et du socialisme (PPS, socialiste), du RNI et du MP.
Le RNI et le MP souhaitaient quant à eux l'inclusion de l'Union constitutionnelle (UC, libéral) et de l'Union socialiste des forces populaires (USFP, socialiste), ce que les dirigeants du PJD considéraient comme une tentative d'affaiblissement visant à les mettre en minorité au sein du gouvernement. Et si Benkirane a fini par accepter, bon gré mal gré, la participation de l'UC, il opposera un véto à l'entrée de l'USFP au gouvernement.
Pour Driss Lachgar, premier secrétaire de l'USFP, la participation de son parti au gouvernement relève, avant tout, d'une stratégie de survie personnelle.
« Il y a eu une grande opacité concernant la manière dont l'entrée du parti au gouvernement a été gérée, et cela a causé la colère, très légitime, d'un certain nombre de cadres du parti », confie à Middle East Eye un membre du bureau politique de l'USFP, qui se demande si « la participation de l'USFP au gouvernement lui permettra de consolider sa présence dans le champ politique marocain ou d'affirmer son identité politique. Cette participation profitera-t-elle, en somme, au parti ? Ces questions cruciales n'intéressent visiblement pas Driss Lachgar ».
Pour de nombreux cadres du PJD, el-Othmani a manqué d’ascendant politique pour négocier les portefeuilles clés
L'intégration de l'USFP dans le gouvernement et la faible présence du PJD, ont élargi le hiatus entre le chef du gouvernement et son parti.
Pour de nombreux cadres du PJD, el-Othmani a manqué d’ascendant politique pour négocier les portefeuilles clés, et a perdu la main sur les secteurs stratégiques. Et aujourd'hui, plus que jamais, des membres du parti estiment nécessaire « de placer une distance entre le gouvernement et les instances de décision, afin de limiter les dégâts », souligne à MEE Abdessamad Sekkal, président de la région de Rabat-Salé-Kénitra, élu sous les couleurs du PJD.
Pour Sekkal, « le débat qui se pose avec acuité au sein du parti actuellement porte sur la configuration et le mode de fonctionnement que nous devrions adopter dans l'avenir, ainsi que sur la nature du rapport entre le secrétariat général et le chef du gouvernement ».
En filigrane, il s'agit d'inscrire le parti dans une posture critique vis-à-vis du gouvernement et de ses choix, si ceux-ci s'avéraient contraires à la ligne politique du PJD.
Si les membres du parti craignent que le déclassement du PJD au sein du gouvernement se traduise par un affaiblissement politique du parti, cela n’est à imputer à Saâdeddine el-Othmani.
En réalité, le cloisonnement des instances et le confinement de la décision dans certaines sphères existent depuis longtemps au sein du PJD.
La « paix sociale » dans le parti n'était maintenue que parce qu’existait une sorte de principe du consensus qui maintenait unis les différents groupes en présence tant qu'ils étaient liés par la conscience – et la volonté – d'accomplir une œuvre commune. Cela assurait la direction du parti du soutien du leadership intermédiaire.
Responsabilité partagée?
La situation actuelle est donc le fruit d’un ensemble de décisions prises avant l’arrivée d’el-Othmani à la tête du gouvernement.
Durant la première phase des négociations pour la formation de l'Éxecutif, Abdelilah Benkirane semble avoir confondu tactique et stratégie.
Benkirane ? « Brillant mais doté d'une faible conscience du temps politique », selon ses proches
Payante sur le temps court mais infructueuse sur le moyen et long termes – les négociations représentant une phase transitoire destinée à engranger des gains à pérenniser – l'ancien chef du gouvernement a pris pied dans les négociations avec l'illusion d'être indéracinable. La contrepartie de cette illusion de durabilité est qu'il n'a pas su préparer sa succession, ce qui a créé des difficultés particulières pour son successeur Saâdeddine el-Othmani.
« Brillant mais doté d'une faible conscience du temps politique » selon ses proches, Abdelilah Benkirane s'est vite laissé encercler par le cartel de négociation composé du RNI, du MP, de l'UC et de l'USFP, et a manqué plusieurs opportunités de faire aboutir les négociations.
Durant les dernières semaines, celui qui avait « perdu jusqu'à l'envie de parler », comme il se plaisait à le répéter à qui voulait l'entendre, a fait preuve d'une asthénie étonnante, a perdu tout ascendant politique et a arrimé l'agenda des négociations à celui d’Aziz Akhannouch, président du RNI.
Le départ d’Abdelilah Benkirane a finalement créé une situation paradoxale où, enlisé dans une situation dont il n'est que l’héritier, Saâdeddine el-Othmani paie, selon des militants du parti, le prix des errements et des mauvais calculs de son prédécesseur tout en étant le principal accusé. Durant la deuxième séquence des négociations, qui a débuté avec la nomination d'el-Othmani, le PJD, incapable de se projeter dans l'avenir, s'est enlisé dans l'urgence du présent, qui a entraîné la perte du projet et une dévalorisation de l'avenir.
Y a-t-il aussi eu une part de lassitude, ainsi qu'une conscience de l'impossibilité de surmonter le statut d'associé minoritaire auquel il a été confiné ?
La question se pose. Toujours est-il que Saâdeddine el-Othmani a accepté plusieurs concessions et sacrifices – avec la bénédiction d’Abdelilah Benkirane – qui ont abouti à la formation du gouvernement. Un gouvernement dirigé par le PJD, mais où celui-ci pourrait avoir des difficultés à faire entendre sa voix.
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