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Maroc : comment le nouveau gouvernement s’est négocié en coulisses

Le nouveau chef du gouvernement Saâdeddine el-Othmani a annoncé samedi la composition de la future majorité parlementaire. Comment a-t-il, en une semaine, dénoué cinq mois de négociations bloquées ? Bienvenue dans la cuisine de la politique marocaine
La nouvelle coalition gouvernementale comprendra six partis, mais pour les islamistes, il sera difficile de parler de « majorité confortable » (AFP)

RABAT – « Est-ce que vous avez compris que dès le départ d’Abdelilah Benkirane [l’ex-chef du gouvernement, limogé par le roi le 15 mars], son parti a accepté la participation de l'Union socialiste des forces populaires [USFP] au prochain gouvernement ? »

C'est en ces termes que le dirigeant de la majorité résume à Middle East Eye la façon dont les négociations pour la formation de la future majorité ont été pliées après cinq mois de blocage.

Samedi 25 mars, soit une semaine à peine après sa nomination, le chef du gouvernement marocain Saâdeddine el-Othmani annonçait la formation de la coalition gouvernementale, composée de six partis politiques, mettant ainsi fin à une impasse politique qui a conduit le roi Mohammed VI à liquider l'ancien chef du gouvernement Abdelilah Benkirane.

Aziz Akhannouch, président du Rassemblement national des indépendants (RNI) voulait que les socialistes de l’USFP entrent dans la majorité, ce que refusait Abdelilah Benkirane (à droite) (capture d'écran/PJD)

Abdelilah Benkirane, secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD), un parti à référentiel islamique arrivé premier lors des élections législatives d'octobre 2016, souhaitait la reconduction de la majorité sortante, une coalition hétéroclite composée, en plus du PJD, du Parti du progrès et du socialisme (PPS, socialiste), du Rassemblement national des indépendants (RNI, libéral) et du Mouvement populaire (MP, conservateur).

Le RNI et le MP souhaitaient quant à eux l'inclusion de l'Union constitutionnelle (UC, libéral) et de l'Union socialiste des forces populaires (USFP, socialiste).

Faute de compromis, les négociations avaient été gelées, et ont connu des reprises épisodiques qui n'ont pas permis de dégager une majorité.

Jeux d’alliances

Pourquoi Saâdeddine el-Othmani a-t-il donc outrepassé la ligne rouge que s'était fixée son prédécesseur – qui a, d'ailleurs, incité le leadership du PJD à soutenir el-Othmani coûte que coûte ?

Tout d’abord, un rappel. Nous sommes au lendemain des élections. Après avoir défendu la reconduction de la majorité sortante, Abdelilah Benkirane, à demi-mot, accepte l'entrée de l'UC au gouvernement, le parti ayant lié son sort à celui du RNI en mettant en place un groupe parlementaire commun.

L'USFP, de son côté, choisit de s'allier à l'Istiqlal, une formation conservatrice, pour négocier ensemble leur entrée au gouvernement.

Abdelilah Benkirane donne alors « un accord de principe », rappelle un membre du secrétariat général du PJD à MEE. « Mais quelques jours plus tard, voilà que l'USFP s'allie au RNI. En d’autres termes, au lieu de négocier directement leur participation au gouvernement, ils ont préféré le faire par le truchement du RNI dans l'espoir d'être mieux lotis », relate notre interlocuteur.

Benkirane prend ombrage de l'obliquité de Driss Lachgar, dirigeant de l'USFP et décide d'écarter ce dernier de l'agenda des négociations.

Aziz Akhannouch sait qu'avec l'USFP, la position du PJD dans le gouvernement sera affaiblie

Proche du roi, ministre apprécié mais craint, Aziz Akhannouch, président du RNI, connu pour souffler le chaud et le froid sur la scène politique, accusé à maintes reprises de bloquer la formation du prochain gouvernement, défendra jusqu’au bout la participation de l'USFP, et convaincra ses partenaires du MP et l'UC à faire de même.

Quitte à s'ériger en faiseur de majorité, et être qualifié par une partie de la presse de « chef du gouvernement bis ».

« Si nous défendons la participation de l'USFP, c'est parce que nous considérons que sans eux, notre position dans le gouvernement va être affaiblie », se justifiait il y a quelques semaines Mohand Laenser, secrétaire général du Mouvement populaire (MP), qui appelait à « la mise sur pied d'une majorité confortable, qui puisse assurer la pérennité du gouvernement ».

Dans le camp du PJD, on retourne le compliment : « C'est nous qui risquons d'être mis en minorité avec la participation de l'USFP. Notre seul véritable allié au sein du gouvernement est le PPS. Le RNI, l'UC, le MP et l'USFP forment un bloc à part », selon un cadre du parti.

Une décision qui passe mal

Pourquoi la participation de l'USFP était-elle si cruciale pour Aziz Akhannouch et ses alliés ? Principal parti d'opposition sous Hassan II, l'USFP a connu une métamorphose identitaire qui l'a amenée à se notabiliser, et à devenir un parti proche du palais.

Dans les couloirs, on se fait l'écho de « promesses venues d'en haut, qui ont garanti la participation de l'USFP au prochain gouvernement ». 

Si le PJD a tardé à annoncer l'inclusion de l'USFP dans le gouvernement, c'est parce qu' « il a fallu faire passer les choses en douce », confie un dirigeant de la majorité à MEE.

« Le PJD a encaissé un double-revers, avec le départ de Benkirane et l'obligation d’intégrer l'USFP. Du coup, les dirigeants du parti devaient faire passer la pilule auprès de leur base », poursuit notre source.

Les posts Facebook de certains dirigeants du parti, appelant à accepter les compromis, n’y ont toutefois rien changé : la décision est tombée comme un couperet. Une partie des militants du PJD l’a d’ailleurs mal accueillie, estimant que « faute d'avoir été discutée et débattue par les instances du parti », cette décision d'inclure l'USFP « marque un pas supplémentaire dans l'autonomisation de la direction par rapport à ses bases ».

En sacrifiant une procédure sanctifiée par le parti – celle du vote des décisions importantes par le Conseil national – le nouveau chef du gouvernement a pris le risque de provoquer, dès le départ, une érosion de sa légitimité (AFP)

« Si elle a toujours su gérer, bon gré mal gré mais le plus souvent de manière habile, choix individuels et engagements collectifs, la direction du PJD a cette fois-ci péché par excès de pragmatisme en ne justifiant pas sa décision auprès de sa base », estime un observateur de la scène politique.

En sacrifiant une procédure sanctifiée par le parti – celle du vote des décisions importantes par le Conseil national, considéré comme le parlement du PJD – le nouveau chef du gouvernement a pris le risque de provoquer, dès le départ, une érosion de sa légitimité. Aux yeux de nombreux membres du PJD, l'alliance avec l'USFP est fille d'un arrangement informel conclu dans leur dos.

Les derniers obstacles levés, à l’instar des prétentions de Driss Lachgar sur les portefeuilles ministériels, que le PJD redoutait et qui finalement n’ont pas été si ambitieuses, la coalition était conclue. 

Une majorité « confortable »

Maintenant que les partis politiques de la coalition gouvernementale sont connus, reste à Saâdeddine el-Othmani de définir avec eux l'organigramme et la structure du gouvernement et d’attribuer les portefeuilles ministériels.

Les ministres sont choisis par le chef du gouvernement, après consultation des formations politiques qui composent la coalition gouvernementale, puis nommés par le roi. Ce dernier garde la main sur le choix des ministres qui composeront l'Exécutif, et peut librement accepter ou refuser les noms qui lui sont proposés. « Il sait de toutes manières très bien de quoi il en retourne », souligne un connaisseur des arcanes du pouvoir. « Car indirectement, il pèse sur les négociations, dresse parfois des politiques les uns contre les autres, adresse des messages via ses ''envoyés'' du cabinet royal ou des personnalités qui lui sont fidèles. »

Pour les ministères stratégiques – Intérieur, Affaires étrangères, Finances, Affaires islamiques notamment–, le roi place souvent des technocrates proches du palais.

Quelques jours à peine après la nomination de Saâdeddineel-Othmani, des rumeurs faisaient état de coups de fils du cabinet royal à des technocrates qui occuperont les ministères stratégiques, leur demandant de ne pas quitter le pays avant l'installation du gouvernement.

Une majorité confortable pour le PJD ? « Rien n'est moins sûr »

-Un parlementaire du PJD

Les six partis politiques qui composent la coalition gouvernementale disposent de la majorité à la Chambre des représentants. Les islamistes modérés du PJD ont 125 sièges, les libéraux du RNI et de l'UC, 57 sièges, les conservateurs du MP, 27 sièges, les socialistes de l'USFP 20 sièges et ceux du PPS 12 sièges. Soit au total, 240 sièges sur les 395 que compte la première chambre.

Une majorité confortable pour le PJD ? « Rien n'est moins sûr. On ne se retrouvera peut-être plus avec une opposition classique mais plutôt avec de l'obstruction au sein et à l'intérieur du gouvernement », pronostique un parlementaire du PJD.

« Nous avons déjà constaté une coordination réelle et effective entre le PAM (adversaire politique du PJD) et le cartel RNI-UC-MP-USFP au parlement, notamment lors de l'élection du président de la Chambre basse. Reste à savoir si cela se reproduira à l'avenir ? », s'inquiète notre interlocuteur.

La crainte du PJD est de se retrouver face à un bloc politique composé du PAM et du cartel dirigé par le RNI. Concrètement, du haut de leurs 206 sièges à la chambre basse, ces formations politiques pourraient se coordonner ponctuellement pour s'opposer aux décisions et aux mesures impulsées par le PJD, si elles venaient à être en désaccord avec lui.

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