Le bombardement secret de la Syrie par le Royaume-Uni : une querelle politique de second plan
Les médias et responsables politiques britanniques ont eu l’occasion de se tordre les mains la semaine dernière lorsqu’il a été découvert que des militaires britanniques ont été impliqués dans des missions contre des cibles de l’État islamique en Syrie. Ce débat très britannique portant sur l’examen parlementaire des opérations militaires à l’étranger était très important, mais dans le contexte syrien, quelque chose manquait.
C’est la première fois depuis de nombreux mois que la Syrie a fait les gros titres en Grande-Bretagne, et ce malgré l’horrible réalité : jusqu’à 5 000 civils ont été tués dans le conflit en mai et en juin, et autant de combattants des troupes gouvernementales et rebelles. Il suffit d’aller sur Internet pour voir les enfants tués par les bombes du gouvernement, ou les civils et soldats exécutés par l’État islamique. Cette horreur d’une ampleur incroyable (l’équivalent de quatre guerres de Gaza en deux mois) n’a même pas été relayée dans la sphère d’informations du Royaume-Uni.
Après quatre ans d’une guerre civile brutale au cours de laquelle un quart de million de personnes ont perdu la vie, quatre millions ont été contraintes de fuir leur patrie (deux fois plus que lors de la guerre en Irak) et neuf millions sont déplacées à l’intérieur du pays, cette guerre terrible n’est pourtant plus digne d’intérêt au Royaume-Uni. Malgré notre fixation sur l’État islamique, ce sont les bombardements du gouvernement syrien qui ont tué de loin le plus grand nombre de civils : environ 7 000 au cours des six premiers mois de 2015, selon le Réseau syrien des droits de l’homme (RSDH), contre 1 500 tués par des groupes militants, dont les deux tiers par l’État islamique. Les bombardements de la coalition ont tué 102 civils, rapporte le RSDH.
Il semble parfois que lorsqu’un récit de conflit et de souffrances d’innocents devient trop horrible à supporter, nous arrêtons tout simplement d’en parler ou d’y penser. Sauf, bien sûr, lorsque cela se rattache à nous en quelque sorte. Dans ce cas, la révélation de vols militaires non autorisés a relancé un débat qui a eu lieu il y a deux ans, ne serait-ce que sous une forme plus pâle.
En septembre 2013, le Parlement britannique a voté contre toute implication dans la guerre en Syrie à la suite d’une attaque chimique dans la Ghouta, près de Damas. En raison de l’extrême impopularité de la débâcle irakienne, l’implication de la Grande-Bretagne dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient provoquait un profond malaise. En outre, en Syrie, des protestations contre la dictature s’étaient transformées en une guerre civile sur plusieurs fronts, opposant les forces du régime aux milices rebelles principalement islamistes, composées de nombreux étrangers et cherchant à créer un État islamique.
Une position d’impuissance
Le gouvernement britannique appelle depuis longtemps le président Bachar al-Assad à démissionner. C’est comme si je demandais à David Cameron de démissionner : c’est impossible à mettre à exécution. La Syrie fait depuis longtemps l’objet de suspicions de la part de l’Occident, en sa qualité d’alliée de l’Iran et pour son soutien à des groupes militants, dont le Hezbollah, qui ont résisté à l’occupation et à l’agression de l’allié de l’Occident qu’est Israël.
Du point de vue du public britannique, ce ne sont pas nos oignons. Contrairement à l’Irak, où la division était clairement définie entre les partisans et les adversaires de la guerre (ceux qui soutenaient la guerre menée par Bush et Blair contre un Saddam Hussein en possession d’armes de destruction massive inexistantes, et ces millions de personnes qui y étaient opposées), la Syrie ne crée pas de sensibilité politique claire dans chaque camp. Les gens regardent la guerre, secouent la tête de désespoir et reprennent leur vie.
La répression d’Assad contre les manifestants en 2011 a été brutale, et le conflit a semblé évoluer rapidement vers une guerre sectaire dans laquelle les forces des deux camps commettent des atrocités. Mais comme dans d’autres conflits régionaux, le dégoût pour les dictatures brutales n’implique pas automatiquement un soutien aux groupes qui s’y opposent, et qui sont principalement composés d’islamistes.
Assad est soutenu par des anti-impérialistes, mais aussi par ceux d’extrême droite qui se sont rapprochés de l’État baasiste au fil des ans en raison de son traitement intransigeant et brutal de l’opposition islamiste, illustré par le massacre de Hama en 1982.
Cependant, en dehors des petits groupes qui prennent parti au conflit syrien et des ONG qui tentent de lever des fonds et d’éveiller les consciences pour venir en aide aux millions de réfugiés innocents, le public a perdu tout intérêt. Nous entendons parler des Syriens uniquement lorsque l’on évoque l’afflux massif de réfugiés fuyant la guerre. À ce stade, cela devient une question d’immigration, certains affirmant que nous devons accueillir plus que la petite poignée de réfugiés que nous avons acceptés jusqu’à présent, tandis que d’autres restent fidèles au discours selon lequel nous affichons « plein » et que les réfugiés devraient rester dans leur région, dans de vastes camps en Turquie, au Liban et en Jordanie.
Tandis que l’Europe a levé le pont-levis, même au nez de ceux qui se noient en essayant de trouver un endroit sûr, les États musulmans voisins ont jusqu’à récemment ouvert leurs portes aux réfugiés.
Pas concernés
Foncièrement, nous ne sommes intéressés par le Moyen-Orient que lorsque nous sommes concernés. Voilà un échec tragique en termes de politique et de compassion. Qu’est-ce qui explique notre incapacité à nous attacher à trouver un moyen de mettre fin à cette terrible guerre ? Est-ce juste le fait que nous souffrons d’une overdose de Syrie, ou que notre imagination ne peut tout simplement pas encaisser ce degré de brutalité et de dévastation ? Ou est-ce le fait que, selon une approche pure et dure de realpolitik, l’impasse sanglante actuelle convient à nos intérêts géopolitiques ?
Il y a ici une acceptation de la nécessité de combattre l’État islamique, en particulier depuis les attentats en Tunisie. Pour cela, il peut y avoir une volonté limitée de s’engager militairement dans le conflit syrien, et nous savons que les pilotes britanniques ont assisté les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes dans le nord de la Syrie dans leur lutte contre l’État islamique.
Aujourd’hui, un vote porterait sur les frappes aériennes contre l’État islamique, par opposition au vote de 2013 sur la proposition très différente concernant des frappes contre le président Assad. Malgré tout, s’il était soumis au parlement demain, le résultat pourrait bien ressembler à celui de 2013. En effet, quelle que soit la nature du combat, les responsables politiques et les électeurs britanniques se méfient de tout engagement militaire au Moyen-Orient, compte tenu des issues très défavorables des épisodes en Irak et en Afghanistan. En Irak, l’État islamique a émergé des ruines, tandis qu’en Afghanistan, les talibans n’ont jamais disparu.
Il est peut-être même vain de penser que nous avons le pouvoir de faire quelque chose de bien dans le conflit en Syrie. Mais la position consistant à prolonger le discours « Assad doit partir » après quatre ans de destruction est dénuée de sens et déjà dépassée par les événements sur le terrain. Assad est toujours à Damas, principalement grâce au soutien de l’Iran et du Hezbollah, tandis que ses hélicoptères et avions fournis par la Russie continuent de bombarder les villes tenues par les rebelles, tuant des centaines de civils chaque mois.
Le soutien à un califat sans État islamique
Pourtant, selon Ahmed Rashid, qui s’est exprimé dans le magazine The Spectator, la dernière manche est proche, alors que les pays du Golfe et la Turquie s’emploient maintenant à « armer et financer fortement al-Qaïda tout en discutant avec le groupe, le considérant comme un pari plus sûr que l’État islamique », et que l’Iran construit un bunker pour Assad à Lattaquié. Si Rashid est dans le vrai, l’Occident et ses alliés traditionnels du Moyen-Orient combattent deux guerres distinctes : l’Occident lutte contre l’État islamique et al-Qaïda, alors que les États sunnites combattent l’Iran et ses alliés.
Ce qui place l’Occident face à un dilemme. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont mené une guerre de quinze ans contre le terrorisme d’al-Qaïda, mais leurs alliés soutiennent aujourd’hui la création d’un califat alternatif sans État islamique en Syrie, appuyés par des groupes tels que le Front al-Nosra et Ahrar al-Cham, ce dernier faisant désormais la promotion de l’appui occidental par une campagne habile de relations publiques.
Si nous pouvons tous convenir que l’État islamique est une abomination qui doit être combattue, il est toutefois entendu que ce groupe a émergé de l’invasion américano-britannique de l’Irak, des politiques sectaires du gouvernement chiite de ce pays après 2003 et du soutien apporté à des groupes militants sunnites par la Turquie et les pays du Golfe qui s’évertuent à renverser Assad. Personne ne sort la tête haute de ce festival de haine sectaire.
Le soutien occidental aux combattants prétendument modérés de l’Armée syrienne libre en Syrie est au point mort. Actuellement, la seule force non islamiste efficace qui combat en Syrie est représentée par les Kurdes : laïcs et en faveur de l’égalité, ils constituent nos alliés naturels. En soutenant les YPG, les États-Unis ont pu repousser l’État islamique au nord, au grand dam de la Turquie. Pendant ce temps, l’État islamique a avancé jusqu’à prendre le contrôle de la moitié du territoire syrien.
La coopération indirecte de l’Occident avec Assad se joue déjà avec des frappes aériennes contre l’État islamique. Bien que personne ne l’affirme, l’Occident semble désormais vouloir maintenir Assad au pouvoir pour empêcher une prise de pouvoir d’al-Qaïda ou de l’État islamique. De même, malgré les demandes des activistes et des secouristes des Casques blancs, les forces occidentales ne fournissent pas de renseignements pour alerter au préalable les zones tenues par les rebelles contre les bombardements aveugles d’Assad. C’est là que les choses se corsent pour les responsables politiques occidentaux : s’ils faisaient quelque chose de décisif pour arrêter le massacre, ils pourraient finir par « posséder » le conflit.
Maintenant que l’accord sur le nucléaire est conclu avec l’Iran, la prochaine priorité doit être d’avancer vers la négociation d’une solution impliquant toutes les forces extérieures à l’État islamique combattant en Syrie ainsi que leurs alliés à l’étranger. Si cela signifie un cantonnement du pays et une certaine forme d’alliance avec les milices sunnites pour vaincre l’État islamique, ainsi soit-il. Ces négociations feront même ressembler l’accord avec l’Iran à un jeu d’enfant, compte tenu de la quantité de sang versé. Mais sans celles-ci, aucun bombardement de quelque ampleur que ce soit ne mettra fin à la guerre, et le poison sectaire de la haine et de la vengeance pourrait dégénérer et donner lieu à un plus grand conflit.
- Joe Gill a vécu et travaillé en tant que journaliste à Oman, à Londres, au Venezuela et aux États-Unis, pour des journaux tels que le Financial Times, Brand Republic, Y Oman et le Morning Star. Il a obtenu un master en politique de l’économie mondiale à la London School of Economics.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Syriens transportent une fillette blessée à l’hôpital après que les forces gouvernementales ont bombardé le quartier d’al-Magair contrôlé par l’opposition, à Alep, le 21 juillet 2015 (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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