Irak et Syrie : quand les humanitaires passent à l’attaque
Dans son rapport en date du 15 juillet, le Centre mondial pour la responsabilité de protéger approuve tacitement les frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis en Irak et en Syrie, qui visent prétendument des cibles de l’État islamique. C’est là le plus récent des nombreux exemples de justifications des bombardements en vertu de la responsabilité de protéger, une politique qui veut que la « communauté internationale » intervienne militairement dans les États qui ne parviennent pas à protéger leur population contre des atrocités de masse. Dans la pratique, la « communauté internationale » renvoie en fait aux États-Unis et à leurs alliés.
Alex Bellamy, directeur du Centre Asie-Pacifique pour la responsabilité de protéger, a lui aussi soutenu la campagne en vertu de la responsabilité de protéger. Gareth Evans, universitaire et ancien ministre des Affaires étrangères australien qui a joué un rôle clé dans le développement du concept de responsabilité de protéger et dans la mobilisation du soutien à cette doctrine, a écrit deux articles dans lesquels il approuve les bombardements : dans le premier, il affiche avec enthousiasme son soutien à la campagne en Irak, et dans le second, il s’exprime en faveur du bombardement de l’Irak et de la Syrie tout en faisant part de certaines réserves.
Un vrai humanitaire aurait exhorté son gouvernement à épuiser les options non militaires. Parmi elles, il y a la possibilité de convaincre la Turquie et les pays du Golfe de mettre fin à leur soutien à l’État islamique, de faire pression sur le gouvernement irakien pour offrir aux sunnites un avenir sûr et basé sur l’égalité, ou encore de faciliter une solution suivant le schéma du « plan de paix imparfait syrien » dont Edward Dark, chroniqueur de Middle East Eye basé à Alep, a tracé les contours : une approche dont le but immédiat « est la stabilisation, le secours humanitaire et un recul de l’influence des seigneurs de guerre et des paramilitaires sur la société syrienne ». Pourtant, Bellamy ne parle pratiquement pas de ces possibilités, et tandis qu’Evans et le Centre mondial pour la responsabilité de protéger discutent de certaines d’entre elles, ils considèrent néanmoins le militarisme américain comme un instrument indispensable de la trousse à outils humanitaire, en dépit des montagnes de preuves indiquant le contraire.
Les humanitaires sincères se soucieraient également des torts causés par le plan d’action qu’ils recommandent. Mais Bellamy ne mentionne même pas les civils tués suite aux frappes dirigées par les États-Unis. Son article a été publié le 20 avril alors qu’Airwars, projet à but non lucratif composé de journalistes expérimentés, rapportait qu’au cours des neuf premiers jours du mois d’avril, entre 42 et 47 civils avaient péri dans des bombardements de la coalition. De même, le Centre mondial pour la responsabilité de protéger n’a rien à dire dans la section « Mesures nécessaires » de son rapport sur les bombardements dirigés par les États-Unis, qui ont causé la mort de civils en Irak. Selon le rapport, la coalition « doit s’assurer que toutes les précautions nécessaires sont prises pour éviter de faire des victimes civiles » en Syrie ; toutefois, ces victimes ne sont bien évidemment pas considérées comme une raison suffisante pour s’opposer aux frappes aériennes.
Selon Airwars, trois jours avant le rapport du Centre mondial pour la responsabilité de protéger, le nombre de civils tués par les bombardements de la coalition se situait entre plusieurs centaines et plus d’un millier de personnes. Evans reconnaît le risque de faire des victimes civiles, mais soutient dans tous les cas les bombardements de la coalition. Ce qui reste tu, c’est le calcul moral utilisé par ces humanitaires pour décider à partir de quel nombre de victimes civiles une mission prétendument altruiste pourrait commencer à être entachée, et sous quelles conditions.
Le soutien de Bellamy et d’Evans à l’application de la responsabilité de protéger en Irak et en Syrie est fondé sur des analyses politiques extrêmement faibles. Bellamy soutient que les « mésaventures » passées des États-Unis en Irak ne constituent pas une raison pour s’opposer à la campagne actuelle et font partie des raisons pour lesquelles les États-Unis sont obligés de vaincre militairement l’État islamique. De même, Evans écrit que « l’intervention militaire occidentale en Irak n’est pas une version revisitée de celle de 2003 » et fait preuve d’une grave naïveté au sujet de la politique étrangère américaine. Il accepte de croire que l’objectif du bombardement de l’Irak « est explicitement humanitaire » et que ce dernier « a une motivation essentiellement humanitaire », estimant en outre que « la motivation immédiate des États-Unis dans la mobilisation de la puissance aérienne est incontestablement de protéger [les Irakiens] ».
Bellamy et Evans reconnaissent donc tous deux que l’invasion de 2003 a porté préjudice aux Irakiens, mais pensent que le militarisme américain sera désormais bénéfique pour les Irakiens et les Syriens, sans expliquer pourquoi ils prévoient cette fois-ci une issue différente. Pendant ce temps, aucun des deux ne prête suffisamment attention à la façon dont les États-Unis et leurs alliés ont exacerbé les souffrances que les Syriens ont endurées dans leur guerre civile.
Il manque aux arguments de Bellamy et d’Evans une analyse des facteurs qui guident la politique américaine. L’objectif de la politique américaine au Moyen-Orient n’est pas tout simplement humanitaire. C’est tout le contraire : la stratégie américaine est orientée vers une domination de la région, et cet objectif est poursuivi par le biais d’une violence extrême. Prenez par exemple les conclusions d’Adam Hanieh, de l’université de Londres. Dans « A Single War », Hanieh décrit comment la politique américaine est « influencée par le thème récurrent de son expérience longue de plusieurs décennies au Moyen-Orient : tenter de refuser au peuple du Moyen-Orient le contrôle direct des ressources de la région ». Hanieh montre que depuis les années 90, les États-Unis ont entrepris des actions militaires en Irak tout en prenant « des mesures pour établir à travers le Moyen-Orient un cadre économique basé sur la libre circulation des capitaux et des marchandises ». Telles sont les principales considérations qui animent la politique américaine dans la région, et rien ne porte à croire que cela a changé.
La prolifération de bases militaires américaines à travers le Moyen-Orient est depuis longtemps un aspect clé de la façon dont ces priorités sont poursuivies. David Vine, de l’American University, souligne que depuis les années 80, « l’armée américaine place petit à petit des garnisons dans le Grand Moyen-Orient » afin de contrôler l’approvisionnement en pétrole. Ces bases, écrit Vine, ont permis aux États-Unis de lancer plus facilement des guerres qui ont « entraîné des catastrophes répétées dans la région ».
Ce processus se poursuit en Irak. En juin, le général Martin Dempsey, chef d’État-major des armées, a déclaré que les États-Unis souhaitent construire au moins quatre bases supplémentaires en Irak. Ces bases, appelées « nénuphars », sont plus petites que la plupart des autres bases, mais peuvent être élargies rapidement. Cette stratégie semble indiquer que la campagne américaine actuelle en Irak et en Syrie donne à la classe dirigeante américaine une occasion d’approfondir sa présence à long terme au Moyen-Orient et d’y disposer de points de lancement pour de futures attaques, dont les conséquences humanitaires seront dévastatrices pour les habitants de la région.
Voilà ce que couvrent Bellamy, Evans et le Centre mondial pour la responsabilité de protéger.
- Gregory Shupak est un auteur militant qui enseigne l’étude des médias à l’université de Guelph, au Canada.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des bâtiments détruits dans le quartier d’al-Kalasa à Alep, au nord de la Syrie, le 19 juillet (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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