Exode syrien : le pire est encore à venir
Ces derniers temps, la détresse des réfugiés qui atteignent les côtes européennes, traversant par milliers et à pied ses frontières, a fait la une des journaux. À ce jour, on estime qu’un réfugié sur quatre est de nationalité syrienne, pour un total faramineux de quatre millions de réfugiés et de sept millions de déplacés internes : soit environ la moitié de la population totale de la Syrie.
Des images horribles et choquantes de cadavres d’enfants syriens rejetés par la mer se sont répandues de manière virale dans les médias grand public et sur les réseaux sociaux, suscitant un déluge de compassion et un tollé du public face à l’indifférence vis-à-vis de leur souffrance, ramenant une fois de plus le conflit syrien au centre de l’attention mondiale. Cependant, alors que les politiciens se chamaillent et se disputent sur la façon de gérer la plus grande crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale, le flux constant de Syriens bravant le sort pour trouver refuge se poursuit sans relâche, dans ce qui est en train de devenir le grand exode syrien.
Le pays se vide de ses habitants dans ce qui est probablement la plus grande migration de masse qu’ait connue la Syrie au cours de ses milliers d’années d’histoire ; un exode vers la « Terre promise », la forteresse Europe. En chemin, ils braveront les mers capricieuses et cruelles où se sont noyées des milliers de personnes avant eux, des passeurs sans scrupules et les gangs armés qui les dépouillent au long du périlleux voyage en mer et à pied à travers l’Europe de l’Est et le sud des Balkans.
La plupart d’entre eux n’ont qu’une vague idée de ce qui les attend une fois qu’ils seront arrivés : les mois d’incertitude dans des centres de réfugiés surpeuplés et les défis colossaux qui les attendent afin de pouvoir commencer une nouvelle vie dans un nouveau pays avec une langue, une culture et des traditions différentes, mais ils ne s’en soucient guère. Leur but est simplement d’y arriver – voilà le rêve inaccessible et apparemment impossible, toutes les autres considérations peuvent être remises à plus tard.
Ahmed est un marchand de confiseries ambulant – un symptôme apparent de l’économie de guerre d’Alep – qui a vendu tout ce qu’il pouvait de ses rares possessions. Je l’ai rencontré alors qu’il était en chemin vers le Liban afin d’embarquer à bord d’un avion à destination de la Turquie et de rejoindre la Grèce par la mer. Comme il l’a formulé de manière poignante : « Si nous nous noyons alors notre souffrance prendra fin et si nous arrivons en Europe alors notre souffrance prendra fin. D’une façon ou d’une autre, nous voulons que cela cesse. » Ceci, chers lecteurs, résume à peu près ce qui se passe dans l’esprit de chaque réfugié syrien qui risque sa vie, et celle de sa famille, dans ce périlleux voyage vers l’asile.
Pour comprendre ce qui pousse les gens à abandonner et laisser derrière eux tout ce qu’ils ont toujours connu et à se précipiter vers un sort incertain, vous devez comprendre quel est l’état d’esprit d’une personne qui vit dans une zone de guerre depuis des années. La peur constante, le travail acharné au quotidien, la lutte pour nourrir vos proches et les garder au chaud malgré les pénuries chroniques et les infrastructures en ruine, la perspective de la mort à tout moment – ou pire les mutilations et les blessures, l’incertitude et l’inquiétude par rapport à l’avenir, le vôtre et celui de vos enfants, au milieu de la crise économique et du chaos croissant d’un État qui s’effondre.
Vous ne pouvez pas sous-estimer l’impact psychologique de tout cela, ce qui explique pourquoi beaucoup de ceux qui avaient tenu bon à l’origine et prévu de tenir le coup, ont finalement perdu tout espoir après en être venus à la conclusion que la guerre syrienne ne finira jamais, ou dans le cas contraire, qu’il ne restera rien dans son sillage. Le fait que de nombreuses régions de la Syrie ont sombré dans le chaos et l’extrémisme pendant que l’État périclite et que recule le pouvoir du gouvernement central en a convaincu plus d’un qu’il n’y a pas d’avenir ici. Tandis que les bombes baril du gouvernement dévastent des quartiers entiers, les vidant de leurs habitants, les transformant en des amas de gravats et tuant des civils innocents, les terroristes du groupe État islamique (EI) absorbent encore plus de terres, décapitent les intellectuels et font sauter les trésors historiques de la nation, poussant des milliers de personnes à fuir.
Rien ne laisse croire qu’on puisse sortir de l’impasse militaire et politique, et une solution au conflit semble à peu près impossible.
Alors que la première vague de réfugiés syriens au début du conflit étaient constituée de personnes qui vivaient au cœur des zones de guerre, ou de ceux que l’effondrement soudain d’une grande partie de l’économie avait laissés sans ressources, cette dernière vague est en grande partie constituée de jeunes diplômés, de professionnels, de travailleurs qualifiés et d’entrepreneurs, qui pour beaucoup vivaient dans des parties « relativement » sûres de Syrie. Le fait qu’ils vendent tout ce qu’ils possèdent – maisons, voitures, entreprises, même leurs animaux domestiques et leurs meubles – pour financer leur voyage montre qu’ils ne prévoient pas de revenir un jour, venant rejoindre définitivement la diaspora syrienne dans son exode aux allures bibliques.
Ceci sonne le glas de la nation syrienne, abandonnée par son propre peuple et perdant les personnes les plus capables de la reconstruire et de la reconstituer si la guerre venait à prendre fin. Le gouvernement et les rebelles ont mené des campagnes visant à décourager les gens de partir, à l’aide de slogans tels que « votre pays a besoin de vous » et « à qui laissez-vous votre pays ? », ainsi que de « fatwas » proclamant que partir était un péché. Mais tout cela tombe dans l’oreille d’un sourd. Il est difficile de convaincre quelqu’un fuyant la mort et la guerre. De même, toutes les accusations de part et d’autre concernant une conspiration relative à des tentatives de changement démographique et de division communautaire de la Syrie via l’évacuation de ses peuples autochtones semblent avoir peu de résonance.
Outre les conséquences immédiates et évidentes de la guerre civile, à savoir les bombes, les massacres et la violence, il existe beaucoup d’autres facteurs qui font de la vie un enfer invivable. Les jeunes dans les zones tenues par les rebelles fuient pour éviter d’avoir à rejoindre les milices rebelles et les groupes extrémistes, qui sont devenus l’une des seules sources de revenu là-bas, tandis que ceux qui se trouvent dans les zones gouvernementales veulent échapper à la conscription obligatoire ou à la réserve dans une armée syrienne qui se rétrécit sans cesse.
Alors que le chaos et l’extrémisme religieux règnent en maître dans les zones rebelles, la situation économique s’effondre et la criminalité s’envole dans de nombreuses régions tenues par le gouvernement, outre une grave pénurie des produits de première nécessité et un effondrement des services, accentuant la pression sur une population assiégée. Les subventions gouvernementales, qui servent à financer les salaires, la nourriture, le carburant et les médicaments des citoyens lambda, se sont pratiquement évaporées, laissant un grand nombre de personnes dans une situation désespérée et totalement dépendantes de l’aide humanitaire, qui est au mieux éparse, voire inexistante dans certaines régions assiégées ou au cœur des combats.
La criminalité et le pillage dans les zones sous contrôle gouvernemental sont également de plus en plus effrénés. Les usines de la zone industrielle d’Alep sont pillées au vu de tous et le butin est emporté par les milices loyalistes « Lijan », qui rassemblent principalement des anciens détenus et des recrues qui se battent pour le régime. Ce qui ne peut être transporté, comme les grands transformateurs électriques, sont démantelés afin de récupérer les pièces ou fondus pour le cuivre. Cela a suscité un tollé parmi les responsables de la chambre de l’industrie d’Alep, farouchement loyalistes, ainsi que parmi des journalistes pro-gouvernementaux, en vain.
Il semble que le régime syrien soit incapable d’y mettre un terme ou, à court d’argent, ait délibérément fermé les yeux sur les agissements des milices, tant qu’elles restent de son côté. Les quelques hommes d’affaires qui sont restés dans ce qui était autrefois la capitale industrielle et commerciale de la Syrie partent désormais, ayant abandonné tout espoir de redémarrer leurs usines qui sont sans vergogne pillées et démantelées.
Il y a également eu une vague d’enlèvements contre rançon à des checkpoints pro-gouvernementaux. Récemment, un chanteur connu d’Alep a été enlevé près de Salamieh, à un point de contrôle désormais connu sous le nom de checkpoint du « million », en référence au montant de la rançon qui y est versée habituellement.
Il est important de noter que la majorité des Syriens toujours à l’intérieur du pays vivent dans des zones contrôlées par le gouvernement et que la détérioration de la situation là-bas, ainsi qu’une série de défaites et de revers récents sur le champ de bataille, constituent un facteur majeur dans le flux de réfugiés quittant le pays. Cette tendance va se poursuivre avec l’affaiblissement de l’État, alors qu’un effondrement soudain ou la chute d’un grand centre urbain transformera le flot régulier de réfugiés en torrent et que des millions de personnes supplémentaires deviendront à leur tour des réfugiés du jour au lendemain, tentant d’échapper à l’avancée du chaos et aux effusions de sang.
Aujourd’hui en Syrie, la plupart des discussions et des conversations dans les cafés, entre amis et en famille tournent autour des passeurs, des itinéraires de passage et des pays vers lesquels fuir. Chaque foyer en Syrie connait quelqu’un qui est mort de la guerre ou qui est devenu un réfugié à cause d’elle.
Partir est désormais considéré comme le seul espoir, pour un peuple qui a tout perdu et continue de souffrir des horreurs inimaginables. Tant que de sérieux efforts ne sont pas entrepris pour mettre fin à la guerre, de plus en plus de Syriens franchiront le pas et iront vers l’inconnu, exacerbant ce qui est devenu la plus grande crise de réfugiés depuis des générations. Il semble que pour l’instant, puisque toutes les autres se ferment, ils continueront à frapper aux portes de la forteresse Europe.
- Edward Dark est le journaliste de MEE basé à Alep et écrit sous un pseudonyme.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les réfugiés arrivent à la gare principale de Munich (Allemagne), le 13 septembre 2015. Des centaines de réfugiés, principalement originaires de Syrie et d’Irak, arrivent en Allemagne, après l’ouverture par la Hongrie de ses frontières pour leur permettre de rejoindre ce pays (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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