Obama ne veut pas reconnaître les véritables cibles des frappes aériennes russes
Les États-Unis ont répondu à la nouvelle campagne militaire syrienne de la Russie à l’appui du régime d’Assad en prônant leur supériorité morale et faisant valoir que les Russes n’ont pas pris pour cible l’État islamique (EI), mais plutôt l’opposition syrienne au régime Assad.
Cette réponse des États-Unis est exacte en apparence, mais délibérément trompeuse. Si les Russes ne se concentrent pas sur des cibles situées dans le territoire contrôlé par le groupe EI, il y a une très bonne raison à cela : ce n’est pas le groupe EI mais les forces alliées à la branche syrienne d’al-Qaïda, Jabhat al-Nosra également appelé Front al-Nosra, qui constituent la menace la plus immédiate pour l’existence même du régime Assad.
Dans une série de communiqués relatifs à la campagne militaire russe, le ministère américain de la Défense a martelé que les Russes ne ciblaient pas le groupe EI comme Moscou l’avait d’abord affirmé – plus tard, la rhétorique russe a glissé vers les « terroristes ». Les communiqués américains laissaient très clairement entendre que ce sont les groupes syriens « modérés » opposés au régime d’Assad et soutenus par les États-Unis qui étaient attaqués.
Les principaux médias ont repris cette même approche dans la couverture de l’offensive russe. Par exemple, dans un article de l’Associated Press en date du 13 octobre, Ken Delanian écrit que la CIA avait équipé les « rebelles qualifiés de ‘’modérés’’ pour s’opposer à Assad » pendant plus de deux ans, avec ses « alliés arabes », et que les responsables américains « ont vu les bombes et les missiles russes cibler ces groupes ces derniers jours ».
Delanian a même cité Jeffrey White du Washington Institute for Near East Policy (WINEP), un think tank défendant les intérêts israéliens, se plaignant de l’abandon par les États-Unis de leurs alliés modérés. « Nous nous sommes alliés à ces gars-là ; nous les avons formés, payés et envoyés au combat et, quand les choses se corsent, nous ne sommes pas là », a déclaré White.
Cependant, cette façon de présenter le problème déforme foncièrement la situation en Syrie en évoquant une puissante force « modérée » soutenue par les États-Unis qui n’existe pas, tout en détournant l’attention de la véritable menace posée par la branche syrienne d’al-Qaïda. Les Russes n’attaquent pas un quelconque ensemble imaginaire de groupes armés syriens « modérés » opposés au régime Assad ; ils se concentrent surtout sur le ciblage du commandement militaire dans lequel le Front al-Nosra, la franchise d’al-Qaïda en Syrie, est la force stratégique centrale.
Les cartes localisant les emplacements des frappes russes depuis le 30 septembre, publiées dans divers journaux et sur le site de l’Institute for Study of War (la source des autres cartes), montrent toutes très clairement que ces frappes sont majoritairement concentrées sur la province d’Idlib, sur la province voisine de Hama et sur des zones de la province de Lattaquié près d’Idlib. Toutefois, ce fait n’apporte rien si on ne rappelle pas que le Front al-Nosra et l’« Armée de la conquête » qui lui est liée ont, de façon inattendue, pris le contrôle de la province d’Idlib dans une grande offensive militaire en mars.
Cette victoire à Idlib a été largement rapporté à l’époque comme étant le plus grand tournant de la guerre syrienne en plus de deux ans et représentant de loin le plus sérieux défi pour le régime d’Assad depuis le début de la guerre. Et même si un certain nombre de petits commandements ont été impliqués dans l’offensive d’Idlib, les 3 000 soldats du Front al-Nosra représentaient la majorité des forces engagées dans la bataille. Selon une source bien informée, al-Nosra et son proche allié djihadiste, Ahrar al-Sham, constituaient 90 % des troupes.
Par ailleurs, nous savons maintenant que la campagne d’Idlib était le résultat direct d’une décision politique prise par l’Arabie saoudite et le Qatar, avec l’approbation des États-Unis, visant à soutenir la création de l’« Armée de la conquête » et à fournir à cette dernière du nouveau matériel militaire, un facteur crucial dans cette campagne : le missile anti-char TOW. Liz Sly du Washington Post a révélé dans un article en date du 11 octobre que les missiles TOW avaient été livrés à des groupes armés syriens dans le cadre d’un programme coordonné entre la CIA et les Saoudiens. En outre, elle note que les missiles TOW fournis par la CIA étaient si importants pour les rebelles qui ont « gagné du terrain au nord-ouest de la Syrie » qu’ils ont appelé le missile le « Assad Tamer » (dompteur d’Assad, « Assad » signifiant « lion » en arabe).
« Ce n’est pas un hasard », a rapporté Sly, « si les premières cibles des frappes aériennes russes en Syrie étaient les endroits où les rebelles armés de missiles TOW ont le plus progressé et où ils menacent le plus directement l’emprise d’Assad sur le pouvoir ». Il s’agit d’une référence évidente aux forces qui ont pris le contrôle de la province d’Idlib en mars. Cependant, Sly ne fait jamais référence à la victoire de l’« Armée de la conquête » à Idlib ni ne reconnaît que le Front al-Nosra était le principal bénéficiaire du programme de la CIA. Son article cite un défenseur du programme, l’ancien ambassadeur américain Robert Ford, qui nous assure que le système empêchait les missiles de « tomber dans les mains d’extrémistes » et que, à sa connaissance, al-Nosra n’a obtenu que deux missiles TOW.
En mars, Sly avait néanmoins raconté une toute autre histoire après la dissolution de Harakat Hazm, le principal « groupe rebelle modéré » soutenu par la CIA restant dans le nord, à la suite de sa défaite face au Front al-Nosra. Victorieux, le Front al-Nosra a annoncé publiquement, selon l’article de Sly, qu’il avait saisi les missiles antichars TOW que la CIA avait fournis à Harakat Hazm lorsqu’il occupait le siège du groupe près d’Alep. En outre, les Saoudiens auraient eu en leur possession des missiles TOW et, comme l’a révélé le vice-président Joe Biden en octobre 2014, ils avaient déjà, avec les Qataris, fait passer des armes au Front al-Nosra.
Il est étonnant que, à ce stade, quelqu’un dans les médias puisse encore suggérer sérieusement que la CIA ait en quelque sorte réussi à transformer les rebelles syriens « modérés » en une puissante force offensive menaçant le régime d’Assad dans le nord. Depuis la victoire d’Idlib, il est généralement admis que la principale menace pour le régime d’Assad provient du Front al-Nosra et des forces qui lui sont alliées, non pas de l’État islamique – et certainement pas des chimériques « rebelles modérés ».
On comprend aisément pourquoi le gouvernement Obama ne souhaite pas parler du rôle d’al-Nosra dans l’actuelle situation politico-militaire en Syrie. Selon la source de Sly, l’opération secrète qui a fourni les missiles TOW à l’Armée de la conquête avait pour objectif de mettre « suffisamment de pression sur les forces d’Assad pour le persuader de faire des compromis, mais pas assez pour que son gouvernement s’effondre et ne laisse une dangereuse vacance du pouvoir ».
La stratégie du gouvernement Obama en Syrie suppose un degré de contrôle tellement irréaliste qu’elle était par nature risquée, voire totalement inconsciente. Voilà pourquoi personne, que ce soit dans le gouvernement ou dans les médias, ne remet en question le fait que l’offensive russe vise la plus grande menace djihadiste pour le régime d’Assad.
- Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur d’un livre, récemment publié : Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un blessé syrien émerge des décombres d’un bâtiment après que des avions militaires russes ont frappé la ville de Hayan dans la province d’Alep (Syrie), le 13 octobre 2015 (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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