Zone d’exclusion aérienne en Syrie : le scepticisme est permis
Dans les faits, la Syrie semble offrir un cas idéal pour une intervention humanitaire. Une incroyable moitié des 23 millions de Syriens sont soit des déplacés internes, soit des réfugiés vivant dans des conditions désastreuses, aggravant la crise des réfugiés qui submerge actuellement l’Europe. Peut-être pire encore, depuis mars 2011, les atrocités de masse n’ont pas cessé sous l’autorité du régime de Damas, et au cours de l’année dernière, l’État islamique s’est érigé en force d’opposition principale et s’est rendu coupable d’une barbarie sans précédent.
Les efforts diplomatiques ont pour leur part subi des échecs répétés. L’ONU a nommé plusieurs envoyés spéciaux éminents qui ont démissionné par dégoût, ne pouvant compter sur les garanties de cessez-le-feu formulées par le président Bachar al-Assad, et les deux conférences intergouvernementales de Genève n’ont causé que de la frustration. Pour parachever ce tableau déprimant, les parties engagées dans le conflit semblent embourbées, sans chemin vers la victoire, ni volonté de compromis.
Sans surprise, un tel spectacle de souffrance, avec ses retombées régionales qui déstabilisent le Liban, l’Irak et la Turquie, suscite un nouvel appel à une intervention humanitaire, en particulier sous la forme d’une zone d’exclusion aérienne (ZEA) destinée à protéger les Syriens des ravages provoqués par les célèbres bombes-barils utilisées par Damas pour rendre impossible la gouvernance civile dans les zones du pays contrôlées par les rebelles.
Les partisans de la mise en place d’une ZEA soutiennent qu’une fois établie, cette dernière apaisera les souffrances des civils et pourrait même exercer une pression suffisante sur les dirigeants syriens pour instaurer un climat où un compromis diplomatique serait enfin possible et cette guerre horrible arriverait à son terme, peut-être même avec les encouragements de l’Iran et de la Russie.
À l’occasion des dix ans du principe de R2P (« responsabilité de protéger »), l’ONU a organisé une séance d’autocongratulation lors de laquelle il a été fait état des travaux à réaliser, étant donné qu’il existe toujours des champs de la mort en Syrie, en Irak, au Sud-Soudan, en République centrafricaine et en Corée du Nord. Illustrant parfaitement le tact diplomatique dans sa pire hypocrisie, un des grands absents de la liste a été Gaza, et plus généralement la Palestine occupée, qui est après tout un « État » aux yeux de l’Assemblée générale depuis 2012.
Mis à part cet embarras, une question doit être posée : pourquoi le principe de R2P n’a-t-il pas été appliqué à la Syrie ? La réponse met en lumière ce qui ne va pas avec le cynisme dont l’ordre mondial fait preuve pour opérer dans un cadre post-guerre froide, se montrant plus protecteur à l’égard du commerce et de la finance que des individus.
La « responsabilité de protéger »
L’obstacle superficiel à une opération « R2P » en Syrie est l’impasse géopolitique entre les États qui continuent d’appuyer le régime d’Assad et ceux qui soutiennent l’opposition. Cela signifie que l’approbation d’une ZEA comme une tactique compatible avec la Charte des Nations unies n’est pas une option disponible en raison du veto russe prévu. Ainsi, tout usage de la force, comme l’établissement d’une ZEA, que ce soit dans le nord ou le sud de la Syrie, voire les deux, ne recevrait pas le soutien du Conseil de sécurité des Nations unies, et ne serait pas non plus considéré comme de la légitime défense. Cela signifie qu’une telle entreprise serait contraire à la Charte quant à son principe clé qui est de réguler le recours à la force internationale, outrepasserait l’exigence d’approbation de l’ONU incluse dans le principe de R2P, et compromettrait davantage l’autorité du droit international.
Une explication moins superficielle de ce blocage découle du précédent créé par le principe de R2P en Libye, où la Russie et la Chine ont été persuadées d’accepter une proposition de ZEA humanitaire pour faire avancer la situation du pays, uniquement pour constater que les intentions de l’OTAN étaient dès le départ de procéder à un changement de régime. Ce qui a sonné comme une tromperie manifeste pour les sceptiques du principe de R2P a laissé un goût amer qui a certainement nui à une approche coopérative pour la Syrie, marginalisant le rôle de l’ONU et la coopération entre les principaux gouvernements prenant part au conflit.
Ensuite, il y a le précédent antérieur créé par le Kosovo, dans lequel une intervention humanitaire a été effectuée de manière controversée sous l’autorité de l’OTAN avant la création du principe de R2P et sous le nez de l’opposition russe. Il ne fait aucun doute que l’opération a été un succès, que le régime serbe oppressif a pris fin, que le Kosovo a été sauvé d’un épisode imminent de nettoyage ethnique semblable au massacre de Bosniens à Srebrenica (1995), et que l’ONU est entrée sur la scène post-conflit pour faciliter la transition vers l’indépendance politique. Une évaluation du cas kosovar permettrait de juger l’intervention de l’OTAN comme étant illégale mais légitime, car elle a traité efficacement une menace imminente d’atrocités de masse.
Le Kosovo, un précédent peu satisfaisant
Plusieurs problèmes se posent si l’on s’appuie sur le Kosovo pour justifier l’établissement d’une ZEA en Syrie. Premièrement, la Syrie est un pays beaucoup plus vaste, englué dans une guerre civile qui fait rage depuis plus de quatre ans et qui a tué environ 300 000 personnes, tandis que le gouvernement syrien dispose de capacités anti-aériennes avancées et n’a pas de pétrole.
Deuxièmement, l’Europe était unifiée quant à une intervention antiserbe au Kosovo, à l’exception partielle de la Grèce, alors que le Moyen-Orient est si profondément divisé au sujet de la Syrie qu’il s’engage dans des camps opposés d’une guerre par procuration avec de nettes dimensions sectaires.
Troisièmement, les opposants à l’établissement d’une ZEA, à moins qu’ils ne soient persuadés de changer leur position, sont plus directement concernés, et pourraient prendre des mesures pour minimiser l’impact d’une telle opération.
Quatrièmement, même en supposant qu’une ZEA en Syrie serait efficace, l’élimination de la force aérienne syrienne pourrait en réalité tourner à l’avantage de l’État islamique, qui opère exclusivement au sol. Contrairement au Kosovo, où les États-Unis étaient désireux de démontrer que l’OTAN avait encore un rôle à jouer dans le monde post-guerre froide, la motivation géopolitique en Syrie reste confuse, même incertaine. En outre, les États-Unis ont eu de mauvaises expériences lors de leurs dernières interventions, en particulier en Irak et en Afghanistan, et souhaitent éviter d’intervenir directement.
Enfin, cinquièmement, la scène actuelle en Libye et en Irak montre que manipuler les effets d’une intervention militaire, même réussie, peut donner lieu à un chaos prolongé et à la prise de pouvoir des milices. Ces réalités ne sont pas ressenties par la population comme des améliorations par rapport aux anciens ordres autoritaires maintenus par les régimes brutaux de Kadhafi et de Saddam Hussein.
Dans ce contexte apparaissent également des considérations liées à un ordre mondial centré sur les États dans un cadre postcolonial, qui a laissé au Moyen-Orient les souvenirs douloureux des maux causés par les puissances coloniales dans la région après l’effondrement de l’Empire ottoman. Remplacer la souveraineté d’un État et sa capacité de résistance nationale revient à ignorer l’expérience vécue par le monde depuis 1945, alors que quasiment chaque intervention occidentale a été un échec politique.
Tel est donc le dilemme : rester à ne rien faire alors que les atrocités de masse se poursuivent année après année en Syrie, sans la moindre fin en vue, constitue un échec insupportable en termes de responsabilité morale face à la souffrance humaine de cette population civile innocente. Pourtant, agir pour améliorer la situation est loin d’être une évidence, et le bilan des ZEA dans le type de situation qui secoue la Syrie n’est pas encourageant.
Les partisans de l’intervention
D’une manière beaucoup moins provocante que les partisans de la mise en place d’une ZEA, un rapport récent de l’International Crisis Group propose l’adoption d’une approche américaine plus affirmée, en commençant par ce qui est plus facile sur le plan tactique, c’est-à-dire une série d’initiatives tant visibles que secrètes dans le sud de la Syrie, où les forces modérées opposées au régime ont une plus grande emprise, puis, en fonction du succès de ces initiatives, en organisant une seconde série d’initiatives dans le nord-ouest du pays plus contesté, où la présence plus importante du régime syrien constitue un plus gros obstacle, et où l’État islamique dispose en outre de ses bastions.
Le général Martin Dempsey, chef d’État-major des armées des États-Unis, a récemment mis en garde contre l’établissement d’une ZEA, soulignant que les capacités anti-aériennes de la Syrie sont au moins cinq fois supérieures à celles dont la Libye disposait, et comprennent des systèmes haut de gamme capables d’abattre des avions à haute altitude.
Dans l’ensemble, l’Occident ne peut endurer le nouvel échec d’une intervention au Moyen-Orient, et ne peut non plus laisser sans surveillance une crise humanitaire profonde susceptible de déborder des frontières syriennes. Dans une situation si tragique, il reviendrait aux partisans de l’intervention de démontrer de façon convaincante comment une ZEA pourrait être établie et maintenue face à la résistance intérieure et à l’opposition extérieure attendues. Jusqu’à présent, ce fardeau n’a pas été porté.
De surcroît, il existe une approche diplomatique plus drastique qui aurait dû être testée il y a longtemps, et qui semble encore en valoir la peine : amener l’Iran et la Russie dans un processus de paix dont ils seraient les principaux acteurs, en outrepassant les objections de l’Arabie saoudite et d’Israël. Une telle atmosphère diplomatique pourrait créer enfin des conditions de fin de guerre propices au compromis et à la coopération.
Dans ce cadre modifié, soit l’établissement d’une ZEA pourrait trouver un soutien au sein du Conseil de sécurité, soit sa mise en place ne serait plus nécessaire. Cette initiative diplomatique a certes peu de chances d’aboutir, mais elle reste meilleure que les alternatives, qui consistent à ne rien faire ou à agir en dehors du cadre de l’ONU et du droit international, avec peu de garanties de succès.
- Richard Falk est un spécialiste en droit international et relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant 40 ans. En 2008, il a également été nommé par l’ONU pour un mandat de six ans en tant que Rapporteur spécial sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une équipe syrienne de recherche et de sauvetage cherche des victimes après l’attaque syrienne dans le quartier d’Ariha, à Idleb (Syrie), le 6 septembre 2015. Une autre attaque menée par des hélicoptères de l’armée syrienne dans la ville d’Ariha, au sud d’Idlib, a tué au moins six autres personnes, selon une autre source de la défense civile locale (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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