La Russie et l’Iran en désaccord sur la Syrie
Après presque un mois de frappes aériennes quotidiennes, la Russie commence à révéler ses calculs politiques et ses intentions stratégiques en Syrie.
La main tendue par la Russie à l’Armée syrienne libre (ASL), jugée hypocrite par l’Occident, est en réalité le reflet de l’issue souhaitée par la Russie.
Craignant de s’enliser trop profondément dans le bourbier syrien, la Russie sait très bien qu’elle a besoin de l’aide de Washington (et par extension de celle des États du Golfe) pour orienter le conflit vers un dénouement.
Pendant ce temps, l’Iran, dépourvu de la portée diplomatique de la Russie, se concentre principalement sur le combat sur le terrain, non seulement pour consolider la position du gouvernement syrien assiégé, mais aussi, de façon tout aussi importante, dans le but de protéger des retombées du conflit son allié libanais, le Hezbollah.
Contrairement à la Russie, la République islamique ne peut pas se permettre de voir des éléments de l’opposition armée syrienne gagner une influence même minimale à Damas dans le cadre d’un règlement de paix définitif.
À cette fin, l’Iran n’a pas d’intérêt pressant quant à l’intégrité territoriale de la Syrie. Pour l’Iran, l’important est que l’État syrien maintienne un contrôle total des parties « utiles » de la Syrie, notamment Damas, la province de Quneitra, une grande partie des régions centrales et l’ensemble du littoral méditerranéen.
En tendant la main aux éléments de l’opposition armée, la Russie signale en réalité une forte préférence pour l’intégrité territoriale et le retour au statu quo antérieur, qui ne peut être obtenu qu’au détriment de la cohésion idéologique de l’État syrien et par son éventuelle sortie de l’axe de la « résistance » régional mené par l’Iran.
Modérés contre radicaux
La Russie, en tendant la main aux restes de l’ASL, se rétracte en réalité de son ancienne position consistant à présenter toutes les factions armées comme des terroristes. Fait encore plus dommageable pour l’intégrité de la diplomatie russe, le Kremlin semblerait adhérer partiellement au discours occidental divisant les groupes rebelles syriens entre « modérés » et « radicaux ».
Cette division simpliste a été rejetée d’emblée par la Syrie et l’Iran, dont l’impulsion idéologique et stratégique consiste à rechercher la destruction de tous les groupes armés.
Face à cela, la main tendue de la Russie porte le sceau de la propagande et du double langage russes, et a été immédiatement jugée hypocrite par la majeure partie des factions de l’ASL dans les régions centrales et septentrionales. Cependant, les factions de l’ASL dans le sud ont eu une réaction plus nuancée en exhortant les Russes à mettre fin aux bombardements avant que des pourparlers puissent commencer.
Le degré d’une scission avec l’Iran sera déterminé par le calcul stratégique précis qui sous-tend la main tendue de la Russie. Si les Russes cherchent à diviser les éléments armés non djihadistes en vue d’affaiblir leur position dans le cadre des pourparlers de paix, alors la scission potentielle avec l’Iran sera minime.
Il convient de noter que les Iraniens ont également engagé des discussions avec les rebelles syriens, notamment en août, lorsqu’une délégation iranienne aurait négocié avec Ahrar al-Sham, une faction islamiste proche des djihadistes du Front al-Nosra, afin d’obtenir un cessez-le-feu temporaire dans la ville assiégée de Zabadani en échange d’une cessation des combats autour des villages chiites d’al-Foua et Kefraya, dans le nord-ouest.
Si, toutefois, les Russes tendent la main aux rebelles syriens non pas pour des considérations stratégiques, tactiques ou opérationnelles portant sur les champs de bataille, mais dans le but de tenir compte des intérêts américains, les retombées en Iran seront alors considérables.
La bataille pour Alep
L’offensive lancée par l’Armée arabe syrienne (AAS) au sud d’Alep est un signe manifeste des intentions des Syriens et de leurs alliés iraniens. En attaquant énergiquement les rebelles et les djihadistes dans les fronts les plus au nord, les Syriens et les Iraniens affichent une forte préférence pour la recherche d’une victoire importante en vue de prolonger l’impasse plutôt que pour le renforcement de leur influence sur la suite des pourparlers.
Selon tous les témoignages crédibles, l’Iran a engagé des ressources considérables dans l’offensive d’Alep et potentiellement déployé plusieurs milliers de soldats iraniens. L’intensité de leur engagement peut être assimilée à travers les chiffres troublants des pertes : plus d’une dizaine de personnes ont été tuées au cours des dix derniers jours à Alep et aux alentours, et des pertes sont rapportées quotidiennement par les médias iraniens.
Certains de ces combattants tués étaient des hauts commandants du corps des Gardiens de la révolution islamique (GRI). Parmi les victimes figurent Mostafa Sadrzadeh, le commandant de la brigade Fatemiyoun, et Abdollah Bagheri, membre de la très sensible garnison Ansar des GRI, chargée de la protection rapprochée des responsables iraniens. Bagheri aurait été un garde du corps de l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad.
Le fait intéressant au sujet de la liste de victimes iraniennes d’Alep est le déploiement apparent de l’étendue complète des unités spécialisées des GRI en Syrie. Auparavant, seuls les membres de la force al-Qods (la branche expéditionnaire des GRI) étaient déployés en Syrie à titre consultatif.
Le déploiement en Syrie de membres des différentes branches des GRI en pleine capacité de combat marque le premier grand déploiement militaire iranien à l’étranger depuis l’intervention de l’ancien chah d’Iran lors de la rébellion du Dhofar, à Oman, dans les années 1970.
Au niveau stratégique, l’offensive d’Alep indique un autre point de divergence entre les desseins irano-syriens et russes. Alors que les frappes aériennes russes ont clairement préparé le terrain pour l’offensive et pourraient être un facteur important de son succès éventuel, les alliés supposés ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs.
Les Russes désirent présenter leur campagne aérienne comme une condition préalable à la diplomatie, et montrer ainsi que le Kremlin cherche à créer les conditions nécessaires à des pourparlers de paix.
Pendant ce temps, à en juger par l’intensité remarquable du déploiement iranien à Alep (et les pertes qui se sont ensuivies), les Iraniens cherchent clairement à apaiser les pressions subies par l’AAS sur tous les fronts importants en vue d’assurer le contrôle des parties « utiles » de la Syrie.
Pour les Iraniens, l’issue souhaitée n’est pas un processus de paix maladroit menaçant la suprématie politique des élites syriennes, mais une guerre d’usure prolongée faisant pencher progressivement l’équilibre des pouvoirs en faveur du gouvernement syrien.
- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique iranienne. Il dirige le groupe de recherche Dysart Consulting.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un Syrien passe à vélo devant des bâtiments endommagés à Douma, à l’est de la capitale Damas, le 25 octobre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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