L’incitation des médias à la haine : « l’islam radical » existe-t-il vraiment ?
En regardant les informations sur les chaînes câblées américaines ou bien les débats de la primaire présidentielle américaine, on aurait tôt fait de constater que s’il y a deux mots qu’on associe fréquemment et dans un sens politique particulièrement accusateur, ce sont bien les mots « islam » et « radical ».
Au cours du dernier débat de la primaire républicaine, les candidats à la présidence américaine ont évoqué ce qu’ils appellent « l’islam radical » plus de 25 fois. « Écoutez, nous avons un énorme problème avec l’islam radical », a déclaré Donald Trump. Dans une interview précédente, Ted Cruz (élu du Texas) avait déclaré que le refus de Barack Obama de faire référence à « l’islam radical » était indigne des plus hautes fonctions de l’État.
Pourquoi les politiciens de droite, les fondamentalistes chrétiens, les sionistes et les partisans du nouvel athéisme s’acharnent-ils à parler « d’islam radical » ? Ce n’est pas comme si Daech ou al-Qaïda allaient déposer spontanément les armes si nous scandions tous ensemble comme une sorte de mantra bizarre les mots « islam radical ». Ce n’est pas non plus comme si le fait d’omettre ces termes « d’islam radical » nous empêchait d’identifier l’ennemi, puisque j’ai pu moi-même l’identifier dans ma phrase précédente : Daech et al-Qaïda.
Ceux qui insistent pour imposer les mots « islam radical » dans le débat politique le font pour de sinistres raisons. L’usage de la notion « d’islam radical » cherche non seulement à dépouiller les musulmans de toute émotion humaine normale (le désir de revanche, l’humiliation, le désespoir), mais elle sous-entend également que les musulmans sont des bombes à retardement qu’il faut garder à l’œil et traiter avec suspicion.
John McWhorter, linguiste à l’université de Columbia, a déclaré au New York Times que « dans une phrase comme ‘’Notre devoir est d’éradiquer l’islam radical’’, le complément d’objet du verbe ‘‘éradiquer’’ est ‘’l’islam radical’’ d’un point de vue technique seulement, car l’objet principal, le cœur de l’expression ‘‘islam radical’’, c’est ‘’l’islam’’ ». Dans un autre entretien, John McWhorter a expliqué que « cela a un effet sur la manière dont notre cerveau traite ce genre de phrase : l’adjectif peut être interprété comme une sorte d’ornement sans importance. »
Faisons la lumière sur un point : il n’y a pas d’« islam radical », mais certains musulmans radicaux. De même, le « christianisme radical » n’existe pas, et pourtant, il y a des chrétiens radicaux. Lorsque l’homme qui a fusillé le centre de planning familial, un chrétien, a affirmé que son attaque était motivée par son opposition à l’avortement, personne n’a eu recours à l’expression « christianisme radical ».
La notion « d’islam radical » est surtout utilisée par des politiciens de la droite néoconservatrice comme un cache-sexe qui servirait de diversion et éviterait qu’on se penche sur l’influence de la politique étrangère américaine, et surtout de la guerre contre le terrorisme, sur la radicalisation de certains musulmans.
En fait « d’islamisme radical », on pourrait définir plus précisément la menace terroriste visant les États-Unis avec la notion « d’antiaméricanisme radical », mais cela impliquerait de s’intéresser à notre propre rôle dans cette relation de cause à effet et donc de chercher qui sont l’œuf et la poule quand on parle de violences réciproques, ce qui n’est à l’avantage ni des audiences télévisuelles, ni de ceux qui font des bénéfices sur cette guerre sans fin.
Les téléspectateurs américains n’ont pas envie qu’on leur raconte que les actions de leur gouvernement ont provoqué la mort de quatre millions de musulmans dans les guerres menées par les États-Unis depuis 1990. Lorsque les responsables d’actes terroristes à l’encontre des États-Unis font état de leurs principaux griefs (par exemple, les hommes qui ont cherché à commettre un attentat à la bombe à Boston ont évoqué les pertes civiles provoquées par les États-Unis en Irak et en Afghanistan), ces causes ne sont même pas citées, ou bien sont reléguées au titre de simple complément d’information.
Les téléspectateurs américains veulent qu’on les rassure sur le fait que l’Amérique est une « ville qui scintille du haut d’une montagne », et c’est pourquoi les graphistes font en sorte que l’arrière-plan des informations sur la chaîne Fox News brille toujours de mille feux, à l’image des étoiles du drapeau américain. C’est en associant « islam » à « radical » plutôt que « invasion » à « Irak » que les politiciens de droite tentent de garder leur blason toujours aussi étincelant.
La grande chaîne d’informations CBS News est également l’un des rouages de cet « exceptionnalisme » américain qui aide les gens à se sentir bien. La semaine dernière, cette chaîne a diffusé le débat d’un groupe de discussion qui avait pour sujet la perception de la montée de Daech par les musulmans américains, et leur éventuel sentiment de responsabilité, en tant que musulmans, de condamner les attaques de Daech.
Après la diffusion de ce programme, deux des participants, des Américains de confession musulmane, on contacté le magazine en ligne The Intercept pour se plaindre du fait que CBS avait « coupé au montage des pans entiers du débat, au cours desquels ils avaient fait part de leurs inquiétudes personnelles, émettant notamment des critiques sur le militarisme américain, la surveillance et les attitudes pousse-au-crime de leur pays. »
Ils ont également déclaré que l’animateur de cette émission, Frank Luntz, un commentateur et sondeur connu pour ses idées classées à droite, avait « fait taire des membres du groupe de discussion lorsque ces derniers émettaient des critiques contre les pratiques discriminatoires du gouvernement américain ».
Tout ceci souligne à quel point ceux qui insistent pour imposer les termes « d’islam radical » peuvent être animés de motivations sinistres ; car les conclusions tirées notamment par les médias sont très claires : pour que les musulmans puissent être perçus comme « modérés », ils doivent garder pour eux toutes leurs éventuelles critiques vis-à-vis de la politique étrangère des États-Unis et/ou de la guerre contre le terrorisme.
« Pour être classés parmi les musulmans modérés, il leur faut fermer les yeux sur ce qu’ils savent de la Palestine, de l’Irak et de l’Afghanistan, et choisir de se placer en droite ligne avec les lubies de la guerre contre le terrorisme ; on attend qu’ils restreignent l’exercice de leur religion à la sphère privée, mais qu’ils s’expriment publiquement contre l’interprétation que les extrémistes ont de la religion musulmane. Ils sont censés se voir comme des individus libéraux tout en prêtant allégeance à la communauté nationale ; on attend d’eux qu’ils utilisent leur potentiel spirituel au service de la raison plutôt que de se laisser guider par une foi aveugle, sans pour autant se laisser aller à critiquer l’Occident par l’usage de cette même raison ; enfin, ils sont tenus de condamner publiquement l’usage de la violence à des fins politiques, mais pas quand il s’agit de leur propre gouvernement. Il n’est donc pas très étonnant qu’on dise que les musulmans modérés se font rares », écrit Arun Kundnani dans son livre The Muslims Are Coming: Islamophobia, Extremism, and the Domestic War on Terror (Les musulmans arrivent : islamophobie, extrémisme et guerre interne contre le terrorisme).
Par peur d’être identifiés à tort comme partisans de « l’islam radical » par leurs collègues de travail, leurs amis et leurs voisins, beaucoup de musulmans américains se sentent obligés de s’autocensurer au sujet de leurs opinions politiques.
« Nous sommes arabes, nous parlons de politique en permanence. C’est ce que nous faisons de mieux ! Dans chaque café, la télé diffuse soit Al Jazeera, soit un match de foot. Mais cette idée récente selon laquelle il faudrait se méfier de ceux qui parlent de politique… quelque chose ne tourne pas rond », a affirmé Linda Sarsour, une importante activiste arabo-américaine.
En effet, quelque chose ne tourne pas rond, et c’est à dessein. On se sert de la notion « d’islam radical » pour faire taire les opposants de ceux qui tirent le plus grand profit des mille milliards de dollars dépensés pour contrer le terrorisme, des éternelles guerres menées à l’étranger et des occupations militaires. Ceci explique pourquoi les plus prompts à lancer des slogans contre « l’islam radical » sont ceux qui entretiennent des liens étroits avec le complexe militaro-industriel et celui alliant l’industrie à la sécurité intérieure.
« L’islam radical a pour moteur une doctrine religieuse qui réclame la purification de la religion. Il est impossible de satisfaire ou d’apaiser ces gens-là », a déclaré le sénateur américain Lindsey Graham (élu de Caroline du Sud), l’un des candidats à avoir reçu le plus de dons de la part des prestataires et fournisseurs de l’armée. De son côté, John McCain (élu de l’Arizona), qui reçoit plus de dons des partenaires de l’armée qu’aucun responsable installé à la Maison Blanche, a prévenu : « Le monde s’est tourné vers l’islam radical de façon spectaculaire. »
En définitive, c’est l’argent qui domine tous les récits politiques ; et, compte tenu de la somme qui est ici en jeu, l’expression « islam radical » semble partie pour durer, ce qui signifie que les musulmans américains vont faire l’objet d’encore plus de peurs et de suspicions. Ceci implique donc que toute conversation franche au sujet des origines du terrorisme que combattent les États-Unis sera contournée, avec en bout de chaîne de bonnes audiences pour les médias privés. Et c’est ce que tout le monde espère.
- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America (2013), God Hates You. Hate Him Back (2009) et Koran Curious (2011). Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des orateurs s’expriment en public lors d’une manifestation contre le racisme et les récentes remarques du candidat conservateur à l’élection présidentielle Donald Trump au sujet des musulmans, le 10 décembre 2015 à New York (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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