Tunisie : les pêcheurs de Kerkennah peinent à préserver leur patrimoine marin
ARCHIPEL DE KERKENNAH, Tunisie – Port de Kraten, en début d’après-midi, le temps est dégagé et la mer d’un bleu éclatant. Une vingtaine de pêcheurs s’activent, ils sont de retour d’une longue nuit de pêche aux abords de l’archipel et débarrassent leurs bateaux encombrés. Malheureusement pour eux, le travail est dur et la pêche bien maigre.
Avec ses 160 kilomètres de côtes, l’archipel de Kerkennah, au centre-est de la Tunisie, vit essentiellement de la pêche. Mais si la petite île se distingue par la qualité de ses ressources halieutiques, son patrimoine est de plus en plus menacé.
Ahssoun el-Chikh, la soixantaine, parle néanmoins de son métier avec fierté. Pêcheur depuis plus de 40 ans, c’est auprès de son père et de son grand père qu’il a appris le métier. Aujourd’hui, il continue de pêcher dans la stricte tradition. Paré sur son bateau, il fait la démonstration de la pêche traditionnelle de l’île, appelée charfia. La technique consiste à pêcher à l’aide de nasses qui sont plongées au fond de la mer près d’un mur artificiel fait de palmes (nommé drina en arabe) et qui recueillent différents types de poissons.
Propriétaires de la mer
L’île de Kerkennah est d’autant plus singulière que la mer y est la propriété de ses propres habitants. Les pêcheurs possèdent des parcelles de mer, là même où sont disposés les murs de palmier, et ces lopins de terre marine constituent pour eux des pêcheries fixes. Mises à part la charfia et la pêche à la nasse, d’autres techniques traditionnelles font la renommée de la région, notamment la pêche au poulpe à la pierre ou celle des éponges de mer.
« Nous sommes isolés du reste de la Tunisie et la pêche reste notre unique ressource. Si je trouve de quoi manger aujourd’hui, le lendemain, je sais bien que je rentrerai bredouille. Le poisson vient à manquer et les raisons sont claires. Certaines pratiques endommagent la mer », poursuit Ahssoun el-Chikh, le cœur serré, l’esprit inquiet. Pourtant, la pêche représente 40 % de l’activité de l’île.
La pêche illégale en cause
Les pêcheurs tentent de conserver leur mode de vie et de travail, mais la tâche est difficile face à une mer agitée. « Les temps ont bien changé depuis mes débuts en mer. Nous étions habitués à une mer calme même en cas de mauvais temps. Aujourd’hui, la pêche au kiss trouble le fond marin et la mer revêt une couleur rougeâtre », ajoute Ahssoun el-Chikh.
Pratiquée par des chalutiers, la pêche au kiss « écrase tout ce qui est dans le fond marin et abîme la posidonie. Le fond de mer subit un changement aigu et les espèces marines qui ne vivent ainsi plus dans des conditions favorables risquent de disparaître. Leur calibre change également à cause de la surexploitation et de l’absence de repos biologique », explique Mohamed Larbi*, vétérinaire.
Entre pêche traditionnelle et pêche illégale, des méthodes hybrides se sont développées. Les gargoulettes utilisées pour pêcher le poulpe sont désormais construites en béton, tandis que les nasses en plastique remplacent bien souvent les nasses de palmier.
Bien que la pêche au kiss soit strictement illégale, sa pratique est en recrudescence depuis la révolution, selon les dires des pêcheurs. Mohamed Larbi estime qu’entre la côte de Sfax et celle de Kerkennah, 700 à 800 bateaux utilisent cette méthode et de nombreux habitants de l’île en vivent au quotidien.
En plus des dommages causés à l’écosystème marin, la pêche illégale détruit sur son passage le matériel de la pêche traditionnelle implanté en mer. Pour mettre un terme à cette pratique, les autorités locales ont mis en place des récifs artificiels (sorte de barres de fer supposées détruire le filet du bateau), mais la mesure n’est plus efficace dès lors que leurs emplacements sont repérés.
Inertie des autorités
Pour Néji Haidar, 49 ans, « les pêcheurs ne sont pas à l’origine du mal qui touche la mer. C’est l’État tunisien qui est en cause », affirme le pêcheur, très remonté contre les autorités. « Je ne demande pas à l’État de faire respecter la loi par la force car cela causerait davantage de problèmes étant donné que de nombreux Kerkeniens vivent de la pêche illégale, mais il est nécessaire pour les autorités d’établir un programme clair pour la région et pour la mer », estime-t-il.
Néji Haidar s’emporte rapidement à ce sujet. L’inertie des autorités l’agace. Pour lui, les réclamations des pêcheurs sont restées trop longtemps lettre morte. Déjà, à l’été 2010, les pêcheurs de Kerkennah avaient organisé une grande action collective à la portée symbolique en migrant sur leurs embarcations jusqu’à l’île de Lampedusa. Plus de 100 bateaux avaient fait le chemin afin de réclamer une meilleure régulation de la pêche et la protection de leur patrimoine.
Conséquences sociales
« Il faut faire en sorte que chacun se corrige, des ministères aux pêcheurs. Chacun doit faire un effort dans le but de protéger notre environnement », dit-il. Pour ces marins, l’avenir semble très incertain. Et aux problèmes environnementaux, leurs conséquences sociales. « Nous n’avons plus de quoi vivre, ni de quoi payer nos factures, et nombreux sont ceux qui se retrouvent au chômage », regrette Néji Haidar.
« Nous n’arrivons plus à commercialiser les produits de la mer. Cela dure depuis la révolution et la situation n’est pas prête de s’améliorer. Les éponges, par exemple, ont toujours été un produit exclusivement destiné à l’exportation mais plus personne ne nous les achète », enchérit Mounir Kcharen, commerçant et président du syndicat des pêcheurs de Kraten.
Pour donner de l’espoir à la relève, l’association Noisy Projecte souhaite venir en aide aux jeunes pêcheurs en leur prodiguant des formations et du matériel, de quoi démarrer sereinement leur activité. Le projet est motivé par le constat accablant de l’absence de débouchés pour les jeunes de l’île.
À quel avenir peuvent-ils prétendre ? « Avec ce projet, nous voulons sensibiliser les jeunes à deux catastrophes : l’immigration illégale et la délinquance. La pêche au chalut remet en question le futur de l’île », répond Ahmed, coordinateur du projet.
Lui-même est au chômage malgré une maîtrise en informatique appliquée à la gestion obtenue en 2011. Il n’a jamais exercé dans sa branche. « Pour les diplômés chômeurs de l’île, il y a deux solutions : immigrer vers les grandes villes pour décrocher un job précaire ou rester sur l’île sans aucun espoir d’exercer dans son domaine », dit-il d’un ton désabusé. « Nous faisons tous un peu de pêche pour vivre, mais hélas, la rentabilité de l’activité a beaucoup diminué et ne nous permet pas de construire un projet de vie. »
*Le nom de la personne interviewée a été changé pour préserver son anonymat.
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