Le bras de fer entre l’Arabie saoudite et l’Iran n’est pas vraiment sectaire
L’optique sectaire fournit un prisme pratique et simple pour comprendre l’actuelle confrontation saoudo-iranienne. Toutefois, elle donne, au mieux, une image incomplète.
Certes, la majorité des Saoudiens pratiquent l’islam sunnite tandis que la majorité des Iraniens sont chiites, mais les tensions historiques profondes entre les deux groupes ne sont pas au cœur de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, ni la cause de la récente escalade.
Au fond, les tensions concernent la concurrence régionale des deux pays qui tentent chacun d’endiguer l’influence de l’autre à travers le Moyen-Orient. Le discours sectaire sert idéalement les intérêts des élites de Téhéran et de Riyad, lesquelles cherchent à détourner l’attention de leurs populations des crises internes de gouvernance.
Les enjeux contemporains sont beaucoup plus pertinents eu égard à l’état actuel de la politique au Moyen-Orient qu’une dispute théologique vieille de plusieurs siècles. La concurrence pour le leadership politique régional a mis l’Arabie saoudite et l’Iran en conflit sur un éventail de questions : de la politique pétrolière à la religion, aux relations avec les États-Unis et au soutien à des groupes régionaux opposés.
Riyad a exercé une pression à la baisse sur les prix du pétrole pour vendre moins cher que les producteurs de schiste américains, alors que Téhéran préférerait des prix plus élevés pour maximiser les revenus de sa production. En tant que « Gardien des deux saintes mosquées », l’Arabie saoudite se présente comme le siège de la direction religieuse, tandis que l’Iran théocratique s’oppose à la monarchie saoudienne qui serait contraire à l’islam. Et contrairement à Téhéran, qui a rompu ses relations avec les États-Unis après la révolution de 1979, Riyad a conservé une relation étroite avec Washington.
Bien que la concurrence saoudo-iranienne date d’avant même la révolution iranienne de 1979, le sectarisme et les alliances régionales sectaires ont décollé après la guerre en Irak en 2003 lorsque les pays du Golfe ont vu l’émancipation des chiites irakiens et l’influence de l’Iran croître au détriment de la population sunnite d’Irak.
Craignant un débordement régional plus large, l’Arabie saoudite a pris la défense des tribus dans le cœur sunnite de la province d’Anbar alors que l’Iran a soutenu les groupes chiites et l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, connu pour sa flagrante partialité au détriment des sunnites. Après le Printemps arabe, le sectarisme a monté en flèche. Des manifestations chiites ont éclaté à Bahreïn et dans la province orientale d’Arabie saoudite et l’Iran a accru son soutien à Bachar al-Assad en Syrie et renforcé ses liens avec le Hezbollah libanais.
Il est facile de voir les deux pays comme des pôles opposés. Cependant, leur relation antagoniste cache le fait qu’ils partagent des défis nationaux remarquablement similaires. Les deux ont du mal à concilier les attentes croissantes de leurs populations jeunes et instruites avec les restrictions de leurs structures politiques et sociales non démocratiques et rigides. Pour les deux pays, souligner le conflit avec leur voisin détourne l’attention des problèmes nationaux et soulage la pression sur les élites en dirigeant la frustration de leurs populations vers un bouc émissaire externe bien commode.
Pour Riyad, le Printemps arabe fut un éveil. Pour une famille qui est à la tête de la politique saoudienne depuis près d’un siècle, le renversement des anciennes dictatures dans la région constituait une évolution alarmante. Le régime a réagi en élargissant sa politique d’achat de la loyauté politique (déboursant en une seule fois 93,2 milliards d’euros sous forme de prestations économiques, sanitaires et éducatives) et en sévissant davantage sur la dissidence – en particulier depuis l’avènement d’un nouveau leadership sous la direction du roi Salmane en janvier 2015.
Cela a été largement couronnée de succès en ce qui concerne le maintien de l’ordre à ce jour, avec des manifestations uniquement dans la province orientale où les chiites saoudiens, qui ont été constamment marginalisés, ont demandé une plus grande intégration politique et économique. La critique de l’establishment religieux et la demande croissante de libéralisation politique associée à la présence d’al-Qaïda et de Daech – deux groupes qui remettent en question la légitimité religieuse de la Maison des Saoud – posent des défis plus sérieux. Le faible prix du pétrole continue d’exercer une pression croissante sur la viabilité du modèle d’assistance sociale à un moment où la sécurité et la stabilité revêtent une importance primordiale.
L’Iran a connu son propre éveil avant le Printemps arabe, dans la foulée des élections présidentielles contestées de 2009. Les manifestations du Mouvement vert ont éclaté spontanément, contestant d’abord la légitimité de l’élection qui a entraîné le retour de Mahmoud Ahmadinejad au pouvoir. Ces manifestations se sont transformées en manifestations publiques mettant en cause la crédibilité du guide suprême Ali Khamenei. Le résultat fut une répression gouvernementale massive non seulement contre les manifestants mais aussi contre tous les détracteurs de l’État, y compris les militants, les journalistes et les politiciens réformistes.
Comme l’Arabie saoudite, la population de l’Iran est frustrée par un taux de chômage qui atteint 40 %, par la répression sociale et politique ainsi qu’un mépris flagrant pour les droits civils et les droits de l’homme. Ses dirigeants et systèmes politiques vieillissants sont tributaires de la religion pour asseoir leur légitimité, mais sa jeune population a peu de souvenirs de la vie d’avant 1979 et la devise idéologique de la révolution approche de la faillite.
L’élection du président Rohani en 2013 a donné un nouvel espoir d’aboutir à un compromis sur le programme nucléaire et à l’allégement des sanctions internationales. Cependant, en raison de l’actuel fossé entre factions – les radicaux (dont le guide suprême) qui restent opposés à l’ouverture à l’Occident ou au rétablissement de liens avec les pays voisins et les modérés tels que Rohani –, il sera difficile de parvenir prochainement à un changement politique, social ou régional significatif.
Dans ce contexte, l’accent mis sur le sectarisme détourne l’attention des problèmes communs aux deux pays. Ni l’Iran ni l’Arabie saoudite ne sont des modèles de démocratie. Les flagrantes violations des droits civils et des droits de l’homme en général, la corruption et la répression politique abondent tandis que les deux États poursuivent des programmes qui répondent à leurs ambitions politiques et protègent la longévité des deux régimes.
Il faut toujours un certain degré de perspective historique pour comprendre la géopolitique contemporaine. Toutefois, nous devrions nous méfier des explications simplistes et connaître les acteurs qui tirent profit de leur propagation. C’est seulement en contestant ces discours et en traitant point par point les sources pratiques de conflit que nous pourrons parvenir à un accord qui pourrait entraîner une diminution des tensions et une amélioration des opportunités offertes à ceux qui vivent dans la région.
- Sanam Vakil est chercheuse associée au programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de Chatham House et professeure au département d’études sur le Moyen-Orient à Johns Hopkins School of Advanced International Studies (SAIS Europe) à Bologne. Avant cela, le Dr Vakil était professeure adjoint au département d’études sur le Moyen-Orient à Johns Hopkins SAIS à Washington DC.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants iraniens avec des photos de l’ex-ministre de la Défense saoudien et ancien prince héritier Sultan ben Abdelaziz al-Saoud réunis devant l’ambassade saoudienne à Téhéran lors d’une manifestation contre l’exécution du haut dignitaire religieux chiite Nimr al-Nimr par les autorités saoudiennes, le 2 janvier 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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