L’Occident doit faire preuve d’humilité au Moyen-Orient
La Russie, l’Ukraine et la Géorgie font-ils partie de l’« Orient » ou de « l’Occident » ? Qu’en est-il de la Turquie, dont la plus grande ville, Istanbul, qui compte 13 millions d’habitants, est la troisième zone urbaine européenne la plus peuplée ? Et que dire des Balkans, qui portent les « stigmates » de leur rencontre prolongée avec les Ottomans et de leur expérience plus brève du socialisme ? Font-ils partie de l’Orient ou de l’Occident ?
L’Occident est-il une désignation géographique ? Il est clair que non. Si tel avait été le cas, l’Australie et la Nouvelle-Zélande en Asie-Pacifique et Israël au milieu du monde arabe ne seraient pas considérés comme faisant partie du « monde occidental ».
Les frontières de ce que nous appelons aujourd’hui l’Occident tiennent davantage de l’imaginaire que du réel. Loin d’être fixes, elles évoluent constamment selon la politique et les équilibres de pouvoir. Il en va de même en ce qui concerne le centre de contrôle au sein de ce royaume mal défini. Au XVIIIe siècle, le centre de commandement politique se trouvait à Londres et, dans une moindre mesure, à Paris. Puis, avec l’effondrement des anciens empires après la Seconde Guerre mondiale, il a traversé l’Atlantique, jusqu’à Washington.
Ce changement dans l’axe de gravité militaire, économique et politique n’a toutefois pas perturbé la perception que l’Occident a de lui-même et du monde extérieur à ses frontières imaginaires. L’Occident était encore le pivot, le siège du pouvoir, du progrès, de la raison et de la créativité. Il y avait une certaine correspondance entre l’image de soi de l’Occident et sa réalité, entre son sentiment de supériorité morale/culturelle et son statut comme force dominante dans le monde. Il régnait sur un Orient qui était non seulement inférieur sur les plans militaire, économique et technologique, mais qui était aussi rejeté comme moralement et culturellement arriéré, despotique, stagnant et servile.
Des efforts ont été faits pour remettre en question l’image de soi de l’Occident, en particulier avec Friedrich Nietzsche qui a jeté le doute sur les notions de subjectivité, de substance, d’identité absolue, de rationalité et de progrès téléologique. La théorie de la déconstruction, la philosophie post-moderne, les études postcoloniales et les critiques de l’orientalisme avec Edward Saïd ont depuis fait beaucoup pour saper les certitudes du discours de la modernité. Cependant, leur influence est restée largement confinée aux limites étroites des milieux intellectuels, rencontrant une opposition même au sein des universités et des milieux universitaires.
Le discours dominant de l’Occident ne s’est pas vraiment éloigné du sens de supériorité culturelle de celui-ci, en dépit des énormes changements politiques et économiques qui s’opèrent sur la scène mondiale. Cependant, l’Occident d’aujourd’hui n’est pas l’Occident du XIXe ou du XXe siècle. Les centres mondiaux de commande ne se trouvent plus à Londres, Paris ou encore Washington. Ils ne se trouvent plus dans la moitié ouest du globe.
Nous vivons dans ce que certains pourraient qualifier de monde multipolaire, tandis que d’autres préfèrent le voir comme un système non-polaire. Quelle que soit la désignation exacte, ce qui semble certain c’est que, aujourd’hui, aucun pouvoir unique n’est capable de réguler le rythme des événements sur la scène internationale ou de les façonner à sa guise.
L’ordre mondial est multidimensionnel, avec une pluralité de centres dispersés partout dans le monde en Chine, en Russie, en Inde, au Japon ou au Brésil, non seulement au niveau international mais aussi à un niveau régional. Les puissances comme l’Iran, la Turquie, l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Mexique et le Venezuela exercent une influence croissante sur leurs voisins, plus grande que celle de Londres ou Washington. En effet, une grande partie de ce qui se passe au Moyen-Orient, en Syrie, en Égypte, en Irak, en Libye ou au Yémen est un effet de la montée en puissance des acteurs régionaux et locaux, qui ont bénéficié du vide engendré par la défaite de l’Amérique en Irak et en Afghanistan et de la retraite erratique qui s’est ensuivie.
Même les acteurs non étatiques ont exercé une certaine influence souvent plus grande que celle des « grandes puissances ». Ceux-ci comprennent des acteurs civils et militaires actifs dans leurs contextes nationaux comme le Hamas et le Hezbollah, ainsi que les groupes terroristes comme l’EI, al-Qaïda et leurs ramifications qui ont pris de l’importance au cours des deux dernières décennies.
Washington, Paris et Londres ne dictent plus le cours des événements dans la région, des révolutions arabes qui les ont prises par surprise à la tendance contre-révolutionnaire qui cherche à interrompre ce processus de changement. L’Occident a été réduit au rôle de spectateur dans les deux cas, luttant désespérément pour reprendre sa place, souvent sans grand succès.
Prenez l’Égypte, par exemple. Les principaux acteurs de sa révolution du 25 janvier étaient les masses, puis l’armée, qui s’est trouvée contrainte de renverser Moubarak, puis les pays du Golfe, qui ont comploté pour renverser Mohamed Morsi, le président démocratiquement élu du pays, restaurant ainsi une forme plus vicieuse de domination militaire.
En Syrie, les principaux acteurs ont été l’Iran et la Russie d’un côté, et la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar de l’autre. En Irak, ce sont les Iraniens et l’EI. Ils se sont attribués les rôles principaux. L’Occident a été relégué au rôle de figurant marginal.
Même en Tunisie, les accords politiques obtenus ont été organisés, négociés et conclus par les acteurs internes, encourant le déplaisir de certaines des forces internationales historiquement influentes dans ce pays d’Afrique du Nord.
Juste à côté, en Libye, les principaux acteurs depuis la révolution sont les différentes factions armées, les Émirats arabes unis et l’Égypte, la Turquie et le Qatar, plus que les États-Unis ou la France.
En bref, ce que nous avons aujourd’hui est un Occident qui se retire militairement et est en déclin économiquement, mais qui s’exprime encore comme seigneur et maître commandant aux destins des nations et des continents. Ce dont il a besoin est une bonne dose d’humilité pour remettre les pieds sur terre et accorder son discours, son langage et son image de soi grandioses avec son humble réalité.
- Soumaya Ghannoushi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée en politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @SMGhannoushi
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une bannière anti-américaine inspirée par une photographie emblématique de la Seconde Guerre mondiale du photographe américain Joe Rosenthal, « Élévation du drapeau sur Iwo Jima », sur un bâtiment de Téhéran, le 18 janvier 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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