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L’État islamique, un défi pour l’ordre mondial étatiste

L’existence de l’État islamique interroge la légitimité politique des États imposés par les puissances coloniales et acceptés par les mouvements nationalistes autochtones

Une des contributions apparemment permanentes de l’Europe à l’organisation de la société internationale a été de créer un fort consensus en faveur de l’idée que seul un État souverain au territoire délimité avait droit à la pleine jouissance des privilèges conférés par l’adhésion à celle-ci.

L’Organisation des Nations unies, incarnation institutionnelle de la société internationale, reconnaît ce principe en limitant l’adhésion à l’organisation aux « États ».

Bien sûr, on observe une énorme variation en termes de taille, de population, de capacités militaires, de dotations en ressources et d’autonomie de facto entre les différents États. À un extrême, nous trouvons des États tels que la Chine et l’Inde, dont la population dépasse le milliard d’habitants, tandis qu’à l’autre extrême se trouvent des pays aussi petits que le Liechtenstein ou le Vanuatu ; tous les quatre ont pourtant la même voix quand il est question d’agir à l’Assemblée générale des Nations unies ou de voter lors des conférences mondiales sur les changements climatiques.

Du point de vue du droit international et de la théorie organisationnelle, nous continuons à l’aube du XXIe siècle de vivre dans un ordre mondial « étatocentrique ».

Cela est relativement surprenant, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne, où les « États » ont souvent été imposés arbitrairement il y a un siècle voire plus pour satisfaire des ambitions coloniales, sans tenir compte des souhaits et des identités des personnes vivant dans un espace géographique particulier.

Pourtant, sans exception, les mouvements nationalistes et leurs dirigeants à travers le monde, bien que conscients du fait que les délimitations coloniales des frontières n’étaient pas enracinées dans l’expérience ethnique, religieuse et historique, se sont néanmoins abstenus de contester l’idée qu’un État politiquement indépendant devait être délimité par les mêmes frontières que l’État colonial antérieur.

Cette acceptation du statu quo territorial semble refléter deux considérations différentes. Remettre en question les frontières coloniales ouvrirait une boîte de Pandore dangereuse remplie de conflits indésirables et de revendications contradictoires. Au-delà de cela, la prise de contrôle d’un État territorial existant a été considérée par le droit international comme l’accomplissement adéquat du droit d’un peuple à l’autodétermination nationale. Une telle issue a été acceptée comme étant l’objectif des mouvements nationalistes à travers les pays du Sud, indépendamment du fait que l’esprit idéologique du mouvement penchait à gauche ou à droite.

Il y avait bien entendu quelques aspérités çà et là, mais étonnamment peu. La Malaisie Britannique s’est scindée entre la Malaisie et Singapour, et de façon plus significative, le Pakistan s’est détaché de l’Inde, puis le Bangladesh s’est séparé plus tard du Pakistan lors d’une lutte sanglante. Pourtant, dans tous ces cas, le résultat de la fragmentation politique a été la création d’un État souverain territorial cohérent. Aucun autre concept de communauté politique souveraine ne semblait être à l’étude.

Encore une fois, il y a quelques exceptions sans conséquences. Le Vatican, qui est pourtant une communauté essentiellement religieuse, est reconnu à certaines fins comme un État, bien qu’on lui refuse la pleine adhésion à l’ONU.

Plus récemment, la Palestine s’est vu accorder par l’Assemblée générale des Nations unies le statut d’État observateur non membre, mais n’a pas obtenu le droit de vote, ni celui de participer aux débats au sein de l’Assemblée générale ou du Conseil de sécurité en tant qu’État membre. Sorte d’« État fantôme », la Palestine est acceptée comme membre de l’UNESCO et comme État partie à la Cour pénale internationale.

Le défi le plus important pour un ordre mondial purement étatiste est peut-être né de l’émergence de l’Union européenne. L’UE représente en effet les intérêts de ses 28 États membres à des fins multiples, y compris lors de certaines conférences internationales. Et pourtant, l’UE n’est pas membre de l’ONU et ne jouit pas d’un vote indépendant.

De même, l’effort visant à conférer un statut international à la société civile n’a pas gagné de terrain sur le plan politique, malgré un large soutien pour un « parlement du peuple mondial » basé sur le modèle du parlement européen.

C’est face à ce contexte étatiste que certaines pratiques islamiques récentes à l’égard de la communauté politique et de l’ordre mondial représentent des défis novateurs. En expliquant le processus révolutionnaire en Iran qui s’est déroulé entre 1978 et 1979, l’ayatollah Khomeini a insisté sur le fait que ce qui se passait en Iran devait être traité comme une « révolution islamique » plutôt que comme une « révolution iranienne ».

Ce qui était affirmé, c’était que la communauté pertinente était l’Oumma musulmane, qui, si elle ne s’est pas matérialisée ces derniers temps, mérite toutefois la loyauté et l’adhésion des croyants, quelle que soit leur localisation dans l’espace national. Ce point de vue a été articulé de manière plus agressive dans les déclarations d’Oussama ben Laden, dont la vision du monde était islamique ; ce dernier transcendait les réalités laïques de l’État et du nationalisme et exprimait ce qu’on pourrait qualifier de vision du monde cosmopolite islamique.

Le défi le plus concerté qui a été opposé à l’« étatocentrisme » a été lancé par l’État islamique, en particulier avec l’annonce de la création d’un nouveau califat au Moyen-Orient, dont les contours ont été basés sur des schémas de gouvernance en Syrie et en Irak plutôt que sur les limites des États souverains existants.

Les dirigeants de l’État islamique ont également proclamé « la fin de Sykes-Picot », l’accord franco-anglais signé dans le secret en 1916 qui a abouti à la formation du Moyen-Orient étatiste moderne dans les territoires anciennement administrés par l’Empire ottoman. Jusqu’ici, l’État islamique n’a pas failli à ses prétentions à gouverner la zone qu’il contrôle par l’application stricte de la charia, défiant ainsi l’autorité territoriale souveraine de la Syrie et de l’Irak.

Au moins trois éléments de ce modèle de contrôle non étatique méritent notre attention. Premièrement, l’État islamique semble ne pas chercher à se faire accepter en tant qu’État ou à être traité comme un moteur d’autodétermination pour les Syriens et les Irakiens vivant sous son autorité. L’État islamique fait reposer son autorité pour gouverner exclusivement sur une revendication sectaire d’application de l’islam.

Deuxièmement, en discréditant ces États qui ont été imposés à la région à l’issue de la Première Guerre mondiale, l’État islamique revendique une légitimité politique supérieure à celle qui est conférée par les procédures diplomatiques internationales ou par l’adhésion à l’ONU.

Troisièmement, des portions importantes de la population sunnite dont la présence est majoritaire dans le califat ont réservé un accueil favorable à l’État islamique, au moins au premier abord, voyant le groupe comme une force libératrice capable d’affranchir la population de l’oppression et des discriminations imposées par les chiites et de proposer plus efficacement des services sociaux au niveau de la base populaire.

En réalité, l’État islamique est parvenu à interroger la légitimité politique des États imposés par l’autorité coloniale et acceptés par les mouvements nationalistes autochtones. Cette remise en question de l’étatisme dans le Moyen-Orient pourrait être plus durable que l’État islamique lui-même. D’un point de vue ethnique, les mouvements kurdes en Irak, en Turquie et en Syrie, qui n’ont jamais été satisfaits des frontières établies par Sykes-Picot, constituent désormais de nouvelles communautés politiques ethniquement délimitées. Comme pour l’État islamique, ces nouvelles entités sont qualifiées de quasi-États ou d’États dans des États. En d’autres termes, nous sommes tellement enfermés dans un langage étatiste que nous sommes poussés à relier à tort ces réalités politiques novatrices au cadre étatiste.

De ce point de vue, il est intéressant de se pencher sur la double proposition de John Bolton, ancien ambassadeur néoconservateur américain à l’ONU, qui souhaite voir l’Occident foncer tête baissée pour détruire le califat de l’État islamique, mais qui associe à cela l’affirmation plutôt surprenante selon laquelle l’Irak et la Syrie ont perdu leur droit de récupérer ces territoires. À la place, « Washington doit reconnaître la nouvelle géopolitique. La meilleure alternative à l’État islamique dans le nord-est de l’Irak et dans l’ouest de la Syrie est un nouvel État sunnite indépendant », a-t-il écrit dans un article pour le New York Times.

Comme on pouvait s’y attendre, la logique de Bolton est totalement néocoloniale dans sa conception et sa mise en œuvre, conçue pour garder Moscou à l’écart, restaurer l’influence américaine dans la région et soutenir indirectement les objectifs anti-chiites des monarchies du Golfe.

Il est vrai que l’État sunnite de Bolton est une construction politique imposée de l’extérieur qui est appelée à devenir un État traditionnel dont l’autorité serait limitée à ses frontières internationales. Cela contraste avec le califat de l’État islamique, qui revendique une autorité fondée sur son interprétation salafiste de l’islam, et qui, tout en maintenant le concept de frontières, n’a toutefois pas de base géographique pour sa communauté d’adhérents et n’applique pas de notions de citoyenneté et de nationalité.

Le fait que même Bolton s’oppose à tout « effort pour recréer la carte de l’après-Première Guerre mondiale » est évocateur. L’intérêt de la proposition de Bolton réside uniquement dans l’idée qu’elle confirme indirectement le défi imposé par l’État islamique à la légitimité de la façon dont l’Europe a construit le Moyen-Orient post-ottoman dans l’atmosphère colonialiste qui a prévalu après la Première Guerre mondiale.

Richard Falk est un spécialiste en droit international et relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant 40 ans. En 2008, il a été nommé par l’ONU pour un mandat de six ans en tant que Rapporteur spécial sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les représentants du Conseil de sécurité des Nations unies au cours d’un vote, le 10 décembre 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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