Comment l’influence de Poutine a façonné le cessez-le-feu syrien
La réunion de fond entre le président russe Vladimir Poutine et le secrétaire d’État américain John Kerry la semaine dernière constituait un écart extrêmement rare par rapport au protocole. Cependant, celle-ci suivait une certaine logique politique, puisque Poutine et Kerry ont clairement été les principaux instigateurs de la politique de leurs gouvernements respectifs vis-à-vis de la Syrie et leurs négociations ont déjà abouti à un cessez-le-feu syrien étonnamment réussi et à d’éventuelles négociations syriennes sur une solution politique.
Washington et Moscou ont dû coopérer afin d’obtenir ce cessez-le-feu ainsi que la relance des négociations intra-syriennes, lesquelles doivent désormais débuter le mois prochain, selon l’envoyé spécial de l’ONU Staffan de Mistura. Toutefois, la manœuvre diplomatique n’impliquait pas une influence égale sur les politiques de l’autre. La Russie de Poutine a démontré qu’elle dispose d’un effet de levier efficace sur la politique de Kerry et des États-Unis en Syrie alors que la réciproque n’est pas vraie.
Kerry avait semblé être le principal instigateur d’une solution politique l’an dernier, poussé par une stratégie basée sur l’exploitation du succès militaire des forces de l’opposition dirigées par le Front al-Nosra, armées par les États-Unis et leurs alliés, dans le nord-ouest de la Syrie. Kerry a vu ce succès comme un moyen de mettre la pression à la fois sur le régime d’Assad et sur son allié russe pour accepter la démission d’Assad.
Cependant, cette stratégie s’est avérée trop ambitieuse lorsque Poutine a surpris le reste du monde en intervenant en Syrie avec suffisamment de puissance aérienne pour mettre les djihadistes et leurs alliés « modérés » sur la défensive. Poursuivant toujours cette stratégie, nous savons aujourd’hui que Kerry a demandé au président américain Barack Obama de mener des attaques directes contre les forces d’Assad, afin qu’il puisse avoir une certaine « influence » sur les négociations avec les Russes concernant un cessez-le-feu et une quelconque solution. Mais Obama a refusé et les succès de la Russie, en particulier en janvier et février, ont conféré à Poutine un avantage encore plus marqué dans les négociations avec les États-Unis concernant un cessez-le-feu en Syrie.
L’accord américano-russe sur un cessez-le-feu s’est avéré bien plus efficace qu’on ne l’avait imaginé et il est maintenant clair que la raison à cela est que Poutine a réussi à convertir son influence retrouvée en concession diplomatique américaine nécessaire pour toute perspective de mettre fin à la guerre. L’accord entre le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et Kerry était plus important que ce qui a été rendu public. Selon un article de la semaine dernière d’Elie J. Magnier, qui écrit sur la politique régionale et la diplomatie pour Al Rai, le principal quotidien du Koweït, de « hauts responsables présents en Syrie » – Iraniens selon son article – ont déclaré que les États-Unis s’étaient engagés, dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu, à « imposer à leurs alliés régionaux au Moyen-Orient la suspension du flux d’armes » vers la Syrie.
En réponse à une demande par e-mail, Magnier a dit qu’il avait appris de ses sources qu’aucune arme n’avait traversé la frontière vers la Syrie depuis la Turquie ou la Jordanie depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Cet élément crucial de l’accord américano-russe, à propos duquel l’administration Obama a gardé le silence, n’a évidemment pas laissé à la direction du front al-Nosra et ses alliés d’autre choix que d’observer le cessez-le-feu pour une période indéterminée. L’ensemble de l’opposition armée a donc apparemment été démantelée en Syrie sur l’insistance des États-Unis parce que c’était une exigence des Russes pour mettre un terme à l’offensive menée contre eux.
Cette importante concession américaine explique pourquoi Poutine a surpris le monde entier en annonçant le 14 mars qu’il retirait la majeure partie de l’aviation russe participant à l’offensive. Contrairement aux spéculations de nombreux spécialistes concernant ses motivations, Poutine renforce en fait son influence à la fois sur la situation militaire et sur les négociations politiques à venir. Les sources de Magnier lui ont confié que, lorsque Poutine a informé l’Iran de son intention de retirer ses avions, il avait souligné que ceux-ci pouvaient être renvoyés en Syrie dans les 24 heures si nécessaire.
Ces dernières ont également précisé que l’Iran était mécontent du timing des décisions de Poutine concernant le cessez-le-feu. Selon les Iraniens, celui-ci survenait au moins un mois trop tôt, à un moment où les forces iraniennes étaient en mesure de gagner beaucoup plus de terrain. Cependant, l’accord de Poutine au cessez-le-feu et le retrait partiel à condition que les bailleurs de fonds étrangers ne réapprovisionnent pas leurs clients servaient la stratégie russe plus large de mettre en échec l’objectif turc et saoudien de faire tomber le régime d’Assad – un objectif dans lequel les États-Unis s’étaient profondément impliqués, même s’ils ont insisté sur la fait de vouloir préserver la structure de l’appareil de sécurité de l’État syrien.
Intervenant après une démonstration de l’efficacité de l’aviation russe en frustrant l’offensive djihadiste de 2015, l’occasion saisie par Poutine de préciser l’accord avec Washington, puis le retrait de l’essentiel de sa puissance aérienne ont transmis le message aux soutiens étrangers des djihadistes qu’il était dans leur intérêt de ne pas relancer la guerre.
En déplaçant le conflit vers la table des négociations, les décisions de Poutine ont également ajouté à l’influence russe sur le régime d’Assad et on peut s’attendre à ce que les Russes soient actifs, proposant des moyens d’élaborer un accord syrien sur de nouvelles élections et une réforme constitutionnelle. Les Russes ont exclu toute exigence de démission d’Assad, mais les Iraniens craignent que cette assurance ne soit pas à toute épreuve. Des responsables iraniens ont vivement laissé entendre en privé à Vienne qu’ils croyaient que les Russes avaient passé un accord avec les États-Unis sur un point clé de la levée des sanctions aux dépends de l’Iran lors de la phase finale des négociations sur le nucléaire. Ils craignent que quelque chose de similaire ne se produise en Syrie.
L’Iran a longtemps considéré Assad et son régime comme un élément essentiel de l’« axe de la résistance », il considère donc son éviction du pouvoir comme inacceptable quelle que soit la façon. Selon Magnier, ses sources lui ont rapporté que l’Iran pense que Poutine accepterait une solution en vertu de laquelle Assad nommerait quelqu’un d’autre à l’élection présidentielle.
Cependant, une fois que les négociations aboutiront à ce stade, Poutine aura une gamme d’options de compromis qui ne nécessiteraient pas le retrait d’Assad. Avec une nouvelle constitution, par exemple, Assad pourrait assumer le rôle de chef de l’État avec plus de fonctions cérémonielles et un rôle « consultatif », tandis que les pouvoirs d’élaboration des politiques seraient assumés par un Premier ministre. Un tel compromis pourrait être considéré comme la préservation de la légitimité et de la stabilité du régime actuel, même si Kerry pourrait prétendre que l’intérêt principal de l’opposition aurait été atteint.
Bien sûr, malgré l’influence diplomatique remarquable qu’a obtenue Poutine, les négociations pourraient toujours échouer. Cela pourrait se produire parce que les négociateurs de l’opposition ne sont pas disposés à accepter une solution qui semble préserver davantage le régime d’Assad et parce que l’administration Obama ne s’avère pas disposée à contraindre ses alliés à continuer de suspendre la fourniture d’armes. Toutefois, plus les négociations se poursuivent, plus l’enjeu personnel est grand pour John Kerry de les voir parvenir à un accord de compromis et d’éviter ainsi la reprise de la guerre à grande échelle.
- Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur du livre Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (« Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire »), récemment publié.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président russe Vladimir Poutine (à gauche) rencontre le secrétaire d’État américain John Kerry au Kremlin (Moscou), le 24 mars 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].