Au Liban, l’explosion de l’Internet clandestin suscite la répression et les appels à la réforme
BEYROUTH – Équipé de l’Internet le plus lent et le plus cher au monde, le Liban est devenu un vivier de fournisseurs d’accès clandestins qui approvisionnent une population en recherche désespérée d’une connexion plus rapide que celle de la compagnie nationale Ogero, le seul fournisseur légal du pays. Selon une étude récente, le débit d’Internet est plus lent au Liban qu’en Égypte ou qu’en Syrie.
L’Internet clandestin est une pratique qui donne la migraine aux autorités, lesquelles craignent depuis longtemps que des informations sensibles de l’État puissent tomber entre les mains d’ennemis potentiels, et notamment d’Israël, ce qui pourrait également provoquer un manque à gagner de plusieurs millions de dollars pour le pays.
Or, suite à la découverte le mois dernier dans tout le Liban d’un important réseau de fournisseurs d’accès clandestins, qui a prouvé que cette pratique s’était développée au-delà des estimations et que le gouvernement lui-même y avait recours, il semble que les autorités en aient eu assez.
« Des institutions gouvernementales officielles ont eu recours à des fournisseurs d’accès clandestins sans en avoir conscience », a annoncé aux journalistes le ministre libanais des Télécommunications Boutros Harb suite à cette révélation.
Ce qui reste encore à déterminer, c’est le nombre d’internautes libanais à s’être servi du réseau clandestin ainsi que leur identité. Un représentant du gouvernement libanais, qui a souhaité conserver l’anonymat en raison d’une interdiction de commenter la situation, a affirmé qu’il n’y avait ni estimations, ni données précises à ce sujet.
« Certains essaient d’émettre des suppositions et pensent que le réseau clandestin qui a été démantelé n’a servi qu’à quelques bureaux d’entreprises et du gouvernement, mais à aucun particulier. Cependant, nous n’en sommes pas sûrs », a-t-il avancé.
Le système clandestin – qui était abreuvé par des appareils et des tours situés dans des endroits isolés – était en mesure de proposer des débits plus hauts avec des tarifs bien plus bas que ceux d’Ogero, la bande passante étant achetée à l’étranger, et en particulier à la Turquie et à Chypre. En réponse, Boutros Harb a appelé ces pays à « cesser de s’en prendre au Liban ».
Boutros Harb, membre de l’Alliance du 14 mars – une coalition connue pour ses positions d’opposition au gouvernement syrien – et Hassan Fadllah, responsable du comité parlementaire des médias et des télécommunications et membre de l’Alliance du 8 mars qui comprend le Hezbollah, affirment tous deux que les fournisseurs d’accès clandestins relèvent d’un « complot d’espionnage » israélien. De plus, ils établissent un lien entre ces fournisseurs et un réseau de fournisseurs d’accès très médiatisé découvert en 2009 et qui aurait fonctionné en liaison satellite avec Israël.
Cependant, selon les usagers, mais aussi d’autres politiciens et même une source issue du ministère libanais des Télécommunications, la sécurité nationale ne serait qu’un prétexte pour maintenir le monopole de l’État, et avec lui les prix élevés qu’il pratique.
Le lien avec le réseau al-Barouk
En 2009, le « réseau al-Barouk » aujourd’hui notoire, qui était composé d’un système complexe d’appareils clandestins soupçonnés d’être en liaison satellitaire avec Israël, fut découvert dans la petite ville d’al-Barouk, dans le district du Chouf, au mont Liban. Au moins cinq personnes en lien avec ce réseau avaient alors été arrêtées, a expliqué à MEE une source issue du ministère des Télécommunications.
Ce réseau, a-t-il ajouté, était « très avancé du point de vue technologique », mais, comme pour le système découvert récemment, il n’avait pas été établi comment les appareils nécessaires à sa mise en place avaient réussi à entrer dans le pays sans attirer l’attention.
Au cours des dernières semaines, Boutros Harb et Hassan Fadllah se sont tous deux exprimés publiquement pour établir un lien entre le réseau al-Barouk et le système découvert récemment, sans pour autant s’étendre sur la nature de ce lien.
D’autres politiciens sont pourtant dubitatifs.
« S’il n’y avait pas de conflits d’intérêt entre les groupes de voleurs, et le ministère des Télécommunication sait qu’il y en a, ce problème ne serait pas apparu », a affirmé en mars le dirigeant du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt lors d’un entretien avec le Daily Star.
« Comment cela a-t-il pu échapper [aux autorités] et comment cela leur est-il revenu aux oreilles ? Et pourquoi est-ce après des années de piratage et de trafic que cette affaire a finalement été révélée ? »
C’est la question que se posent de nombreux internautes libanais. Certains pensent que le gouvernement monte de toutes pièces cette histoire de menace pour la sécurité nationale afin que l’État puisse continuer d’assurer un service réduit et que les poches du gouvernement restent pleines.
« Des câbles d’or »
Ces dernières années, le Liban est arrivé à la 151e place mondiale en termes de débit Internet. Selon une étude récente, la vitesse moyenne de la connexion y est de 1,6 mégaoctet par seconde.
En Europe, des pays comme la Norvège atteignent les 14,1 mégaoctets par seconde. Les réseaux clandestins fournissent une bande passante de 40 Go/s répartie sur l’ensemble de leurs réseaux wifi. C’est environ le tiers de la capacité mise en place par le ministère des Télécommunications, a affirmé Boutros Harb le mois dernier.
Un conseiller en technologies auprès du ministère s’est entretenu avec MEE sous couvert d’anonymat et a fait part de son profond scepticisme au sujet de cette crise.
« Qu’est-ce qui fait que l’Internet fourni officiellement par le Liban est le plus cher du monde en comparaison avec tous les autres abonnements Internet ? Est-ce qu’il passe par des câbles d’or ? Ou peut-être par des câbles en saphir ? », s’est-il interrogé avec sarcasme.
« Non, c’est tout simplement du cuivre. Il n’y a aucune explication à ces prix élevés, sinon qu’ils sont lucratifs pour le gouvernement. »
Lorsque MEE a demandé à ce conseiller pourquoi l’Internet libanais était si lent, il a répondu que « personne n’a de réponse précise. C’est presque comme si le gouvernement lui-même ne savait pas expliquer son refus d’avoir une connexion plus rapide. Certains disent que c’est à cause de problèmes techniques, mais j’en doute. Jusqu’à présent, que ce soit le peuple libanais ou même moi en tant qu’expert, personne n’a reçu de réponse sincère et convaincante au sujet de leur refus de délivrer un débit plus élevé.
« L’espionnage peut aussi se faire en interne. Nous avons un groupe militant libanais [le Hezbollah] qui est capable d’espionner les réseaux qu’ils contrôlent dans des régions où le gouvernement n’exerce presque aucun contrôle. » Et, a-t-il poursuivi, « il y a de l’espionnage, et pas seulement de la part d’Israël, donc si le gouvernement les pointe du doigt, c’est peut-être pour nous embrouiller et éviter qu’on regarde ce qui se passe dans notre dos. »
Le ministre Boutros Harb a ouvertement rompu toutes les connexions avec ce réseau, et il a déclaré que le gouvernement ne lèverait pas sa mainmise sur les accès à Internet.
Cependant, notre conseiller gouvernemental pense que si l’État n’est pas en mesure de fournir une connexion fiable à Internet et d’attirer les bons investisseurs en vue d’améliorer ses installations, il devrait ouvrir le marché à la concurrence.
« Si le gouvernement n’arrive pas à comprendre cette équation, alors il devrait libéraliser le secteur et le laisser se développer au point de devenir un pilier important de notre économie », a-t-il avancé.
Cet avis est partagé par Jonny Habash, activiste local impliqué dans la campagne You Stink qui s’en prend à la corruption et au népotisme répandus dans le pays, et qui reproche aux autorités la crise des déchets ménagers qui s’est intensifiée au point de voir le ramassage des ordures s’arrêter et une grande partie des décharges fermer dans le pays.
« Nous n’en n’avons pas pour notre argent, s’est-il plaint. On paie notre Internet plus cher que la plupart des autres pays de la région, et en échange les prestations sont d’une qualité bien inférieure. »
Un marché en croissance ?
Tant que les frustrations s’intensifient et que les accusations fusent, il semble probable que les fournisseurs d’accès clandestins continueront de ressurgir.
Ayman Hussein, qui a affirmé avoir travaillé avec des fournisseurs clandestins, a déclaré à MEE qu’on pouvait toujours établir une connexion aux réseaux illicites avec une facilité surprenante.
« [Dans] les villages de campagne, les informations se répandent par le bouche-à-oreille, mais à Beyrouth, selon le quartier où l’on habite, il suffit de lancer un simple scan des réseaux Wifi à proximité pour voir s’afficher sur son écran un numéro de téléphone, a-t-il expliqué. Vous appelez ce numéro, et ils viendront vous l’installer. »
Cette pratique, a-t-il reconnu, est « absolument illégale, mais beaucoup continueront à y recourir de toute façon ».
« Le marché clandestin continuera de fonctionner malgré les actions entreprises [par le gouvernement]. Pas seulement dans des zones rurales ou dans des villages où le débit de l’Internet officiel est limité, mais également à Beyrouth, la capitale. »
Le conseiller en technologies du ministère des Télécommunications a affirmé que la demande de connexion au Liban avait bondi depuis l’an 2000 ; à cette époque, le pays comptait 30 000 usagers. « Environ 80 % des 4,4 millions de Libanais utilisent Internet aujourd’hui, et ils réclament tous une connexion plus rapide et des tarifs plus attractifs », a-t-il déclaré.
« L’accès facile au réseau clandestin contraste fortement avec la difficulté d’accès aux services d’Ogero, ce qui ne fait que nourrir la colère de la population », a-t-il ajouté.
« J’habite à Achrafieh, au centre-ville de Beyrouth, mais lorsque je demande un abonnement auprès d’Ogero, il faut attendre 21 jours pour que la nouvelle ligne téléphonique soit raccordée, et deux mois pour que soit connectée l’ADSL [la technologie qui permet de connecter la ligne téléphonique à l’ordinateur ou au routeur] », a-t-il déploré.
« Pourquoi cela met-il si longtemps ? Je ne le sais vraiment pas, et personne ne nous donne de réponse claire. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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