Est-ce que l’Allemagne utilise le vote sur le génocide arménien pour faire chanter la Turquie ?
Une question demeure sur la décision du Parlement allemand d’approuver une résolution symbolique qualifiant les événements controversés de 1915 en Turquie de génocide : pourquoi maintenant ?
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a affirmé à plusieurs reprises qu’Ankara est prêt à déclassifier plus d’un million de documents couvrant ces événements et a encouragé les Arméniens à faire de même. Il a promis que si un « groupe indépendant d’historiens » conclut que ce fut un génocide, alors la Turquie sera prête à être tenue pour responsable.
De plus, cela fait un siècle que ces atrocités supposées ont été commises au cours de la Première Guerre mondiale. Alors pourquoi le Parlement allemand n’a-t-il pas voté en faveur d’une telle résolution pendant tout ce temps ? Ou même pendant le centenaire des événements l’année dernière ?
Le fait que Berlin ait choisi de prendre position maintenant suggère un chantage politique visant à compliquer l’adhésion de la Turquie à l’UE ou peut-être les négociations en cours sur les déplacements sans visa dans l’espace Schengen.
Pourquoi maintenant ?
Cette résolution, qui stipule clairement que ce qui est arrivé était un « génocide » en raison de l’expulsion délibérée, la déportation et l’anéantissement, a été initialement proposée par la coalition au pouvoir.
Elle a été adoptée avec une majorité écrasante par tous les partis le 2 juin, y compris le parti de la chancelière Angela Merkel. Toutefois, Merkel elle-même n’a pas assisté à la session dans le but de mettre une certaine distance entre son gouvernement et la décision du Parlement.
Légalement, une telle résolution controversée doit être examinée de près en raison du fait que les lois rétrospectives sont universellement considérées comme incompatibles avec la primauté du droit. En d’autres termes, le Parlement allemand peut-il, d’un point de vue juridique, déterminer rétrospectivement que ce qui s’est produit en 1915 était un génocide ? Le concept juridique de génocide n’existait pas jusqu’à ce que la notion de génocide n’entre en vigueur en 1951.
Il est intéressant de rappeler que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a déclaré que l’Holocauste est une réalité historique établie, documentée dans les tribunaux du monde. Cependant, les événements de 1915 n’entrent pas dans cette catégorie.
Elle a également énoncé que la conception de « génocide » est une perception juridique délimitée avec précision. Pour qu’un crime soit désigné comme génocide, des atrocités doivent avoir été planifiées à l’avance et commises à des fins d’expulsion et d’extermination délibérées d’un groupe ethnique particulier. Ainsi, un génocide est une notion juridique très minutieuse dont, par ailleurs, la validation ou la justification est problématique.
Malgré l’avertissement d’Erdoğan à la veille de l’adoption de la résolution, Merkel n’a fait aucun effort tangible pour empêcher une résolution aussi imprudente. Selon les propos attribués à Erdoğan : « Dans le cas où une telle résolution est approuvée, Merkel doit se souvenir que nous sommes tous les deux membres de l’OTAN et que cela va gravement nuire à nos relations bilatérales, diplomatiques, économiques et militaires. »
Les répercussions de cette résolution n’iront probablement pas aussi loin que la rupture des liens diplomatiques. En effet, vingt autres pays, dont l’Autriche, la France et le Vatican ont qualifié les mêmes atrocités de « génocide » et tout cela a sans aucun doute conduit à une discorde diplomatique avec la Turquie, mais n’a pas donné lieu à une détérioration permanente.
Atrocités occidentales
Les détracteurs de la position d’Ankara affirment que la Turquie est exagérément susceptible face à ces critiques, soulignant que le gouvernement allemand ne se sent pas offensé quand les historiens rendent leur jugement sur les nazis, les accusant d’avoir commis un génocide contre les juifs. Personne ne prétend que l’actuel gouvernement allemand est responsable des fautes de ses prédécesseurs.
Cependant, les crimes du nazisme sont incontestables. Beaucoup d’historiens, tout en admettant les morts des événements de 1915, affirment que ce qui est arrivé ne correspond pas à un génocide, principalement parce qu’il n’existe aucune preuve.
Il est tout simplement trivial pour un pays indépendant et souverain d’accepter la logique consistant à accuser ses prédécesseurs d’avoir perpétrer des massacres qui équivalent à un génocide, en particulier lorsque celui qui critique a des zones sombres sans équivoque dans son passé.
Les États-Unis seraient-ils heureux qu’un autre pays qualifie ce qui est arrivé aux Amérindiens de génocide ou peut-être la traite transatlantique des esclaves entre le XVe et le XIXe siècles de crime contre l’humanité ?
Commentant la résolution, Erdoğan s’est moqué : « l’Allemagne devrait être le dernier pays à faire de telles accusations. »
Il a ajouté que l’Allemagne devrait reconsidérer les massacres de Namibiens indigènes dans son empire il y a un siècle, au cours desquels on estime que 10 000 membres de la tribu Nama et 24 000 – 100 000 Hereros furent exterminés. On peut se demander pourquoi Berlin n’a pas officiellement appelé cela un génocide, alors qu’il assume l’entière responsabilité de l’Holocauste.
Le 23 avril 2015, le Parlement flamand de Belgique a adopté à l’unanimité une résolution visant à reconnaître pleinement le génocide arménien, oubliant le règne de la terreur instauré par leur roi Léopold II entre 1885 et 1908. On estime que sous son règne de terreur, 8 à 10 millions de Congolais ont perdu la vie ; cela équivaut à plus de la moitié de la population.
Il y a aussi les colons blancs et les forces britanniques qui ont écrasé la rébellion Mau Mau au Kenya dans les années 1950. Puis, 320 000 Kenyans ont été conduits jusqu’à des camps de concentration et plus d’un million de personnes ont été confinées dans des villages clôturés. Ce serait perçu comme un crime mineur par rapport à leurs massacres brutaux et barbares contre les Indiens. Mike Davis rapporte dans son livre Late Victorian Holocausts que les politiques de l’État britannique ont tué entre 12 et 29 millions d’Indiens.
La liste des atrocités impitoyables des Britanniques se poursuit : le génocide de Tasmanie, le recours à des punitions collectives en Malaisie, le bombardement de villages à Oman, la guerre sale au Yémen du Nord, l’évacuation de Diego Garcia. Le Royaume-Uni ne reconnaît pas sa responsabilité là-dedans et, surtout, il ne reconnaît pas sa responsabilité pour la Nakba palestinienne qui a créé plus de 750 000 réfugiés palestiniens menacés d’éviction et d’expulsions imminentes.
En 2006, le Parlement français a adopté un projet de loi qui non seulement reconnaît les événements de 1915 comme un génocide, mais qui prévoit une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans et une amende pour quiconque nie le génocide arménien. Et ce, malgré les horribles massacres perpétrés par l’armée française pendant la colonisation de l’Algérie. Selon les estimations, en 1964, les près de huit années de révolution contre l’occupation française avaient causé 1,5 million de décès liés à la guerre.
Tous ces massacres récents qui mettent en évidence les doubles standards et l’hypocrisie des Européens ne sont pas reconnus ; ni pardon ni rédemption n’ont été demandés aux victimes. Si l’objet est vraiment éthique et si l’Europe est motivée par la morale lorsqu’elle demande à la Turquie d’accepter son histoire, alors ces pays ont surtout besoin de se réconcilier avec leurs propres périodes sombres.
Tout État est naturellement bouleversé lorsqu’un autre pays lui dicte son histoire. Les tribunaux qui se sont réunis en 1915 ont condamné un grand nombre de soldats pour manquement au devoir en commettant diverses infractions et des massacres contre les civils. La Turquie reconnaît son histoire en ajoutant que de nombreux Turcs ont également souffert dans le conflit, mais il ne classe pas cela dans la catégorie génocide.
Il semble tout à fait particulier que l’Allemagne s’arroge le privilège d’être l’arbitre moral du monde ; cela ne peut qu’être perçu comme une forme d’expiation pour ses propres péchés historiques et pour dévier l’attention des chapitres sombres de son histoire à l’époque des nazis.
Kurde vs « islamiste » ?
Bizarrement, certains commentateurs sur les réseaux sociaux comparent les opérations de lutte contre le terrorisme de la Turquie contre les militants séparatistes kurdes aux atrocités arméniennes.
D’autres commentateurs s’aventurent plus loin dans la folie en blâmant les « islamistes » pour la mort des Arméniens. Paradoxalement, même des sources pro-arméniennes reconnaissent, d’une part, que les attaques organisées par l’État ont été menées principalement par la mobilisation et le déploiement de combattants kurdes, et d’autre part, que les orchestrateurs des atrocités étaient des Turcs laïcs pro-occidentaux qui haïssaient les Ottomans. L’histoire de cette tragédie est beaucoup plus compliquée que ces déformations simplistes.
Profiter des tragédies
Cela ne signifie pas que cela n’était pas une terrible tragédie ; toute personne ayant un cœur se sentirait mal par rapport à ce qui est arrivé aux Arméniens ottomans. Toutefois, il faut se poser la question : est-ce que l’Allemagne – comme d’autres États avant elle – tire profit de la tragédie des Arméniens pour des raisons politiques ?
L’hypocrisie de l’Allemagne, entre autres, se manifeste dans le fait qu’elle tente tant bien que mal de déterrer les dossiers du siècle dernier, tout en affichant rien que de l’apathie et un silence assourdissant par rapport aux génocides du XXIe siècle qui se déroulent contre les civils en Syrie et en Irak, et en Palestine avant cela.
- Ahmed al-Burai est conférencier à l’Université Aydin d’Istanbul. Il a travaillé avec la BBC World Service Trust et le LA Times à Gaza. Il est actuellement basé à Istanbul et s’intéresse principalement aux questions du Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter @ahmedalburai1.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les drapeaux nationaux allemand et turc flottent devant la Chancellerie à Berlin, le 12 janvier 2015 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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