Égypte : les discussions avec le PKK pourraient n’être que propagande selon les analystes
ISTANBUL, Turquie – Les ouvertures égyptiennes envers le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui est engagé dans un conflit armé avec un gouvernement turc qui le considère comme une organisation terroriste, ne sont peut-être qu’une tentative de secouer Ankara, ont indiqué des analystes à Middle East Eye.
La semaine dernière, le journal turc Hürriyet, citant un rapport des renseignements turcs qui a été divulgué, a révélé que des responsables égyptiens avaient rencontré des représentants du PKK à au moins trois reprises depuis janvier.
L’article indique que les Égyptiens ont rencontré des représentants du PKK, et aussi l’Union des communautés kurdes (KCK), une confédération qui comprend le PKK et le Parti de l’union démocratique (PYD) syro-kurde, lié au PKK.
Selon le rapport, en échange de la collecte de renseignements sur les Frères musulmans (organisation interdite en Égypte) et de la prise pour cible de leurs membres, dont beaucoup vivent aujourd’hui en Turquie, les responsables égyptiens fourniraient des armes et de l’argent au groupe – et l’ont peut-être déjà fait.
Toujours selon le rapport, suite aux réunions, les Égyptiens ont donné leur approbation pour l’ouverture d’un bureau du PYD au Caire.
Hürriyet est le seul média turc qui a directement cité et semble avoir eu accès au rapport des renseignements, conduisant certains analystes à remettre en question son existence et la tenue même de ces réunions.
Cependant, un responsable des renseignements turcs a déclaré à MEE cette semaine que ledit rapport existe et a confirmé tous les renseignements mentionnés dans l’article de Hürriyet. Il a toutefois refusé de révéler de plus amples informations.
MEE a demandé au ministère égyptien des Affaires étrangères de confirmer les réunions et de s’exprimer sur cette affaire, mais n’a pas obtenu de réponse au moment de la publication de cet article.
Stratégie ad-hoc ?
Les réunions entre l’Égypte et les groupes kurdes, d’après certains analystes, ne sont peut-être rien de plus qu’une tentative à l’aveuglette du Caire de provoquer son rival turc.
La Turquie et l’Égypte sont à couteaux tirés depuis l’éviction de l’ancien dirigeant Mohamed Morsi et de son gouvernement par le commandant de l’armée égyptienne de l’époque, Abdel Fattah al-Sissi, en juillet 2013.
Ankara, et le président turc Recep Tayyip Erdoğan en particulier, a vivement condamné le coup d’État et refusé de reconnaître Sissi comme le chef légitime du gouvernement égyptien.
Murat Yeşiltaş, directeur des études de sécurité au think tank pro-gouvernemental SETA, a déclaré à MEE qu’il croyait que ces réunions étaient une décision ad hoc de l’Égypte pour se mettre l’Occident dans la poche et secouer Ankara.
Les États-Unis et la Russie soutiennent le PYD, le groupe politique de gauche dirigé par Salih Muslim, et sa branche armée, les Unités de protection du peuple (YPG), dans leur combat contre le groupe État islamique (EI) en Syrie.
Ce soutien a suscité un désaccord avec la Turquie qui considère le groupe, tout comme le PKK, comme une organisation terroriste.
« Le régime de Sissi veut juste montrer aux Européens qu’il est sur la même longueur d’onde que l’Occident dans la lutte contre Daech et c’est la principale raison de toutes ces réunions avec le PYD », a estimé Yeşiltaş.
« Je ne pense pas que les Américains soient impliqués à ce stade. Le régime de Sissi tente tout simplement d’apparaître en accord avec l’Occident », a-t-il ajouté.
« En même temps, a poursuivi Yeşiltaş, Sissi tente d’envoyer un message à la Turquie : le soutien continu d’Ankara aux Frères musulmans se traduira par le soutien de l’Égypte à des groupes comme le PKK. »
Doutes persistants
D’autres analystes restent sceptiques quant aux détails des réunions rapportées et aux motivations des personnes impliquées.
Fehim Işık, un chroniqueur chevronné qui suit le mouvement politique kurde depuis près de trente ans, a déclaré à MEE que, même si le PKK n’exclurait probablement pas de discuter avec quiconque, il pense que le rapport des renseignements est suspect.
« Le PKK en tant que mouvement politique va discuter avec n’importe qui de n’importe où au monde, mais je doute que l’Égypte soit en haut de la liste de leurs interlocuteurs », a déclaré Işık.
« Mais le PKK est une grande organisation et il se pourrait qu’une association ou un organisme ayant des liens avec le PKK ait discuté avec les Égyptiens. »
Muhammed Zahid Gül, un expert sur les relations de la Turquie avec les pays arabes qui écrit dans diverses publications arabophones, est également sceptique en ce qui concerne l’authenticité du rapport.
Certaines parties de cette histoire n’ont pas de sens, selon lui, et les renseignements partagés publiquement ne sont pas suffisants pour savoir qui a participé aux réunions et à quel niveau elles ont été tenues, a-t-il indiqué.
Bien que l’article de Hürriyet ne mentionne explicitement que le PKK et le KCK, Gül a déclaré que les réunions avaient eu lieu entre les Égyptiens, le chef du PYD Salih Muslim et d’autres membres du PYD.
« Dans le cadre des réunions des Forces démocratiques syriennes en Égypte, il est on ne peut plus normal que [le PYD] y assiste », a affirmé Gül à MEE.
Ils se rassemblent régulièrement, les Russes sont présents également, a-t-il précisé.
Gül s’est également demandé pourquoi le gouvernement égyptien aurait besoin du PKK pour garder un œil sur les Frères musulmans en Turquie, étant donné que ces derniers ne cachent pas leurs activités là-bas, disposant même de leur chaîne de télévision basée à Istanbul.
« Les Égyptiens ont également assez d’infiltrés au sein des Frères musulmans en Turquie », a déclaré Gül. « Ils disposent aussi de beaucoup de gens dans les communautés palestiniennes et syriennes ici. Pourquoi auraient-ils besoin du PKK pour cela ? »
Les divisions entre traditionalistes et réformistes au sein de la confrérie augmentent, a-t-il ajouté. Le gouvernement Sissi pourrait exploiter cette lacune beaucoup plus facilement que d’embrigader le PKK.
Cependant, un haut dirigeant des Frères musulmans basé à Istanbul a dit à MEE que le mouvement prenait ce rapport au sérieux.
« Le PKK a toujours ciblé les groupes islamistes et il n’est pas surprenant que Sissi cherche à les utiliser pour nous attaquer », a déclaré Ashraf Abdul Ghaffar. « Le PKK vise déjà le gouvernement turc et n’hésitera pas à nous attaquer. »
Ghaffar pense que, même si les liens entre la Turquie et l’Égypte étaient restaurés, Ankara n’abandonnerait pas les Frères musulmans et leurs membres en Turquie.
« La Turquie pourrait chercher à rétablir les relations pour des raisons économiques et pratiques. Cela ne signifie pas qu’Ankara cherchera à expulser nos membres ici. Nous pourrions faire face à des restrictions en ce qui concerne certaines activités, mais nous ne serons pas abandonnés », a-t-il affirmé.
Guerres de propagande
Certains observateurs ont déclaré que ces réunions pourraient être une initiative égyptienne pour avoir un moyen de pression au cas où les deux pays tenteraient de se réconcilier.
Cette révélation est survenue alors qu’Ankara a entrepris un processus de réparation de ses liens avec les acteurs régionaux. Il s’est réconcilié avec Israël et s’attache actuellement à rétablir des liens avec Moscou.
« Cela pourrait très bien faire partie de la guerre médiatique et de propagande en cours entre les deux pays », a déclaré Gül.
Compte tenu des bonnes relations de l’Arabie saoudite à la fois avec Ankara et Le Caire, et d’un rapprochement entre la Turquie et les Émirats arabes unis, l’un des principaux soutiens de Sissi, il serait peu probable que le gouvernement égyptien soutienne réellement un groupe qui attaque directement la Turquie, a-t-il estimé.
Yeşiltaş a néanmoins déclaré que, bien qu’il croie qu’Ankara puisse envisager d’améliorer ses relations avec Le Caire, les tentatives égyptiennes de soutenir le PKK en représailles au soutien de la Turquie aux Frères musulmans pourraient avoir des répercussions négatives.
« La Turquie a bel et bien entrepris un processus de restauration de ses relations avec d’autres pays », a-t-il dit. « Mais il faut garder à l’esprit que l’objection d’Ankara concernait l’accaparement illégal du pouvoir par Sissi grâce à un coup d’État militaire. Il ne s’agissait pas de soutien aux Frères musulmans. »
Toute aide égyptienne au PKK en termes de financement et d’armes aurait un impact négligeable et n’augmenterait pas la menace d’attaques du PKK en Turquie, selon Yeşiltaş.
« Je ne sais pas ce qui motive les Égyptiens à courtiser le PKK », a-t-il déclaré, « mais quelles que soient leurs motivations, c’est un geste très dangereux et pas très malin. »
La crise entre l’Égypte et la Turquie est politique et ne s’est jamais étendue jusqu’à soutenir l’opposition armée, a indiqué Gül à MEE.
« Il y a beaucoup de rhétorique, mais aucun des deux camps n’a jamais soutenu des groupes violents dans l’un des deux pays », a-t-il dit, soulignant que si le gouvernement de Sissi entreprenait une telle démarche, cela marquerait un nouveau niveau d’escalade.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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