Facebook et Twitter peuvent-ils inspirer un autre Printemps arabe ?
Les événements qui ont conduit aux historiques soulèvements arabes ont été liés en large mesure à l’usage généralisé des réseaux sociaux, ce qui, à un certain point, a convaincu de nombreux activistes des soulèvements, à l’instar de Wael Ghonim, de les qualifier de « Révolutions 2.0 ».
Cinq ans plus tard, les soulèvements ne sont plus qu’un lointain souvenir alors que le contrôle autoritaire a refait surface, les arrestations arbitraires, la torture et la répression parrainée par l’État ayant retrouvé leur niveau d’avant le soulèvement. La capacité des réseaux sociaux à créer une telle euphorie de révolution et de changement de régime semble donc extrêmement mince. Du point de vue des réseaux sociaux, les perspectives sont toutefois plus optimistes dans la mesure où le nombre d’usagers a grimpé en flèche et où le marketing par le biais de ces plateformes se fait plus prometteur que jamais à travers tout le Moyen-Orient.
À la surprise de nombreux observateurs, ce sont dans les royaumes et les émirats, et non pas dans les républiques, que la pénétration des réseaux sociaux bat tous les records. Pour autant, une répétition de ces campagnes historiques inspirées par les réseaux sociaux contre les gouvernements de ces États apparaît plutôt difficile.
Beaucoup pensent que l’ère du cyber-optimisme est révolue – ou qu’elle n’a jamais été. Les cyber-sceptiques accusent les cyber-optimistes de dépendre lourdement du pouvoir de la technologie et de sa supposée invincibilité. Il n’en reste pas moins que la société post-industrielle – la « société de l’information », comme l’appellent les cyber-optimistes – n’a pas changé l’économie politique marquée par l’inégalité, l’injustice et l’autoritarisme.
Si Orkut a peut-être été la première plateforme populaire de réseaux sociaux utilisée par les usagers de langue arabe, il pourrait difficilement prétendre avoir créé le type de contenu politique, culturel et de divertissement diversifié qui est disponible sur Facebook et Twitter. Dès lors, les régimes autoritaires ont peu de raison de craindre des protestations inspirées par Orkut.
En juin 2010, six mois avant l’éruption des manifestations anti-Moubarak, une page Facebook intitulée « Kulluna Khaled Said » (KKS, « nous sommes tous Khaled Said ») a été créée par des administrateurs anonymes. Bien que ce ne fût pas la première du genre, ce fut la première à devenir une source de solidarité populaire contre les actes de torture perpétrés par la police égyptienne contre les jeunes. Les administrateurs de la page KKS n’avait jamais imaginé que celle-ci serait utilisée pour appeler à un changement de régime.
Au début, en juin 2010, leur demande principale était seulement de prendre des mesures contre le personnel de police responsable de la mort de Khaled Said, un Alexandrin de 22 ans. Même après le début des manifestations en Tunisie en décembre 2010, la principale demande de KKS était la démission du ministre de l’Intérieur Habib al-Adly, un prix modeste dont tout dictateur aurait été heureux de s’acquitter s’il avait pu prévoir sa disgrâce imminente.
Peu après la fuite du président tunisien en Arabie saoudite, les administrateurs de KKS ont demandé à leurs followers : « Pourquoi les Égyptiens ne pourraient-ils pas faire de même ? ». Le slogan « al-chaab yurid isqat al-nizam » (« le peuple veut renverser le régime ») s’est répandu comme une traînée de poudre, l’opinion publique s’est enflammée et les administrateurs de KKS ont annoncé une série de manifestations.
Le 11 février 2011, plus d’un million d’Égyptiens étaient rassemblés sur la place Tahrir quand Hosni Moubarak a annoncé sa démission inattendue. Pourtant, seulement 15 000 internautes ont aimé la publication des administrateurs de KKS quand ils se sont exclamés : « Félicitations !! Le criminel [Hosni Moubarak] a quitté le palace ».
Cela peut-il se reproduire ? Théoriquement, si l’on prend comme point de référence de l’activisme politique le volume d’utilisation des réseaux sociaux et de génération de contenus, cela aurait dû se reproduire à de nombreuses reprises. En fait, cela s’est bel et bien produit quand Tamarod a lancé une campagne similaire contre le premier président égyptien élu, Mohamed Morsi, inversant la tendance du changement démocratique et remplaçant tout le récit de la révolution du 25 janvier 2011 par celui du coup d’État militaire du 30 juin 2013.
Une acceptation consensuelle de l’hégémonie, comme l’aurait dit Antonio Gramsci, a désorienté de nombreuses personnes, y compris les intellectuels de gauche les plus révolutionnaires, qui ont commodément choisi de soutenir le coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi.
Arène de lutte
Les réseaux sociaux fournissent un espace qui dépend nécessairement des intérêts commerciaux des fournisseurs d’accès à internet et des intérêts légaux et sécuritaires des États. Qu’il existe une opinion publique anti-Morsi ou pro-Morsi dans une sphère publique indépendante est plutôt normal, mais l’espace des réseaux sociaux peut aider l’une ou l’autre à représenter les choses de manière différente. Les réseaux sociaux sont aussi revendiqués par les États territoriaux dont la souveraineté sur la terre, l’air et la mer est reconnue internationalement.
Toutefois, les géants de l’internet contestent cette revendication et défendent une approche multipartite qui donne un droit égal aux acteurs étatiques, aux forces du marché, aux professionnels et à la société civile.
Au cours de ces dernières années, les sociétés de réseaux sociaux ont rendu cet espace plus favorable aux affaires et aux gouvernements, le remplissant de messages commerciaux et sponsorisés. Il est devenu une zone de lutte pour les parts de marché, la stabilité des régimes et les droits des peuples.
Cette lutte est en train de définir la relation émergente entre les réseaux sociaux et le changement politique, parfois en faveur du peuple mais le plus souvent en faveur des régimes ou des entreprises. Lors de certains événements sensibles sur le plan politique, on ne sait jamais qui est réellement derrière l’interruption des services des réseaux sociaux – Facebook, Vodafone comme dans le cas de l’Égypte, ou le gouvernement. La réponse est peut-être que tous y trouvent un intérêt.
En 2013, Facebook a lancé de nouvelles interfaces commerciales dans lesquelles ont été introduits des « posts sponsorisés », des « likes » payés et d’autres applications de promotion commerciale. À la fin de l’année 2015, Facebook avait accumulé 4,3 milliards de dollars en revenus publicitaires alors que Twitter empochait 513 millions de dollars. Près de 40 millions de petites entreprises et la totalité des grandes entreprises ont rejoint Facebook.
Les gouvernements se mettent aux réseaux sociaux
Les gouvernements sont devenus très actifs non seulement en fustigeant ou en bloquant des contenus sensibles, mais aussi en produisant des contre-narrations contre leurs opposants. Par exemple, le Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui a la plus forte pénétration de TIC et accessibilité aux réseaux sociaux, n’a aucune chance d’être menacé par une protestation de style égyptien.
Les gouvernements des pays du CCG, de l’Iran, de l’Égypte, de la Turquie et de la Russie sont tous actifs dans la création de leurs propres versions des faits, lesquelles remettent en cause la crédibilité de l’opposition et renforcent le soutien en leur faveur. Récemment, le vice-prince héritier saoudien a eu une réunion avec le PDG de Facebook, Marc Zuckerberg, afin de voir comment Facebook pouvait contribuer à l’ambitieuse transformation économique de l’Arabie saoudite.
De même, il y a une forte augmentation du nombre de lois relatives aux réseaux sociaux qui permettent aux autorités d’intenter des actions en justice contre leurs contenus et auteurs.
En 2012, le Conseil de la Choura d’Arabie saoudite a conseillé le roi de poursuivre en justice les personnes qui violent la loi du royaume relative à internet. Un projet de loi sur la cyber-sécurité est discuté actuellement par le Parlement égyptien. Celui-ci soumet les réseaux sociaux à une lourde surveillance gouvernementale et à des sanctions en cas de violations présumées.
Le Conseil suprême du cyberspace iranien a pour sa part introduit de nouvelles régulations qui autoriseront le stockage de données de messagerie électronique, menaçant la liberté des activistes des réseaux sociaux. L’Iran est connu pour ses efficaces softwares filtrants qui ont rendu Facebook et Twitter extrêmement vulnérables à la censure et à la surveillance. La plupart des Iraniens préfèrent utiliser Telegram pour éviter la surveillance et le filtrage, mais de nouvelles règlementations vont également venir affaiblir Telegram.
En ce qui concerne la protection de la vie privée et des données personnelles, les cyber-citoyens arabes ne sont pas aussi bien protégés que leurs homologues européens et américains. En octobre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a invalidé la loi du Safe Harbour au motif qu’elle viole le droit à la protection de la vie privée des citoyens européens. Le verdict a forcé les États-Unis et l’UE à la remplacer par un nouveau cadre règlementaire : le EU-US Privacy Shield (« bouclier vie privée UE-États-Unis ») qui prend en compte les préoccupations exprimées par la Cour de justice de l’UE.
Quid des droits à la protection de la vie privée des utilisateurs de réseaux sociaux dans d’autres pays ? Les gouvernements saoudien ou égyptien peuvent-ils garantir des droits similaires à leurs citoyens ? Les cyber-citoyens arabes sont le mieux placés pour savoir en qui avoir le plus confiance, Facebook ou leurs gouvernements.
Et qu’en est-il de la manipulation de leurs données et de la suppression de contenus ou d’utilisateurs par Facebook et d’autres réseaux sociaux ? Au cours des dernières années, les activistes des réseaux sociaux en Syrie se sont plaints du fait que leurs pages aient été bloquées ou supprimées par Facebook de façon arbitraire, sans leur donner ni avertissement ni opportunité de retirer le contenu incriminé.
Il semble que les utilisateurs de Facebook soient graduellement poussés du côté des perdants à mesure que l’espace des réseaux sociaux se commercialise davantage et se trouve de plus en plus soumis à la pression des régimes autoritaires. La possibilité d’une autre Révolution 2.0 apparaît donc, techniquement et pratiquement, comme une perspective éloignée.
- Omair Anas est un analyste basé à Delhi, titulaire d’un doctorat en études de l’Asie de l’Ouest. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @omairanas
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : logo géant créé à partir de photos d’utilisateurs de Facebook à travers le monde dans le centre de données de la société, le 7 novembre 2013 à Luleå, Suède (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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